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l'avons déjà dit, la raison qui est la source de la morale, ce n'est ni la raison individuelle même la raison impersonnelle qui se révèle dans l'universalité des intelligences au sein des nations les plus éclairées, c'est la raison divine. Déclamer contre la morale philosophique, parce qu'entre ses formes nombreuses il en est de très-imparfaites, ce qui prouve tout au plus que des moralistes se sont trompés, est aussi insensé que de déclamer contre la morale chrétienne, par la raison qu'elle a souvent été altérée profondément. M. Manzoni le sait bien, puisqu'en dépit de cette sortie de pur entraînement, il en appelle lui-même à la philosophie morale, et à cet idéal, ce type du beau éthique qui est l'œuvre de la raison.

En général il est d'autant plus facile d'être injuste pour la morale philosophique, que sa conception idéale n'étant pas encore réalisée, la diversité de ses formes et de ses systèmes est plus grande. Elle a cela de commun avec la morale religieuse comme avec la morale populaire.

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Malgré toute la puissance de la morale religieuse et l'autorité de la morale philosophique, ce qui semble dominer dans le sein des nations. les plus éclairées, ce n'est ni l'une ni l'autre :

c'est un éclectisme qui fait son profit des deux, et qui, plus voisin de la première que de la seconde, a tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, plus de pouvoir et plus de partisans que toutes les deux : c'est la morale mixte, la morale populaire.

Et c'est là un fait qui paraît même providentiellement voulu: car c'est la Providence ellemême qui veut que la religion arrive à tout le monde et que nul être moral ne demeure étranger à ce jeu de la raison qui crée naturellement la philosophie morale. Chacun a du sens et de l'intelligence; à chacun le spectacle de la création et les leçons de la vie enseignent la science des mœurs. Par les décrets de la Providence, la morale philosophique, qui n'est pas faite pour les seuls philosophes, et la morale religieuse, qui n'est pas faite pour les seuls prêtres, franchissent toujours, comme des fleuves trop abondants, les bords qui les encadrent. Et non-seulement elles se répandent sur toutes les classes de la société humaine, elles s'y confondent sans cesse et mêlent si bien leurs idées dans le commerce de la vie qu'elles y constituent ensemble une morale courante, faite pour tout le monde, la morale publique, la morale populaire. Eclectisme légitime, fusion spontanée qu'il ne faut pas qualifier de confusion, cette morale, fille de toutes les puissances spirituelles, les lois et la politique des nations comprises, n'est ni un mélange ar

tificiel, ni une création politique. Née spontanément, produit légitime s'appuyant sur toutes les autres autorités, divines ou humaines, elle en devient elle-même une des plus grandes, si bien qu'il n'y a d'empire et de pouvoir que par elle. Aussi n'est-il guère d'écrit moral qui n'en reconnaisse l'ascendant et ne veuille lui plaire. Nul écrit de morale, soit philosophique, soit religieuse, malgré le titre exclusif qu'il prend, n'est au fond de l'une ou de l'autre catégorie d'une manière absolue. Tel ouvrage de morale chrétienne est plein de philosophie, et on en citerait qui exposent toute une psychologie; tel autre qui se croit de philosophie pure, est tout plein de christianisme, et les plus ambitieux de ceux qui veulent plaire au plus grand nombre, si variées que soient les nuances qu'ils offrent, appartiennent tous à la classe de la morale mixte, née, je l'ai dit, aussi naturellement et aussi légitimement que les deux autres. En effet, fondée, moins sur une théologie savante que sur la simple foi des fidèles, et moins sur la raison spéculative que sur la raison pratique, elle est le fruit d'une combinaison spontanée, inévitable. Et cependant, si peu systématique qu'elle soit, elle gouverne le monde scientifique autant que le monde élégant et le peuple. En tout pays les ouvrages de morale les plus recherchés appartiennent à cette catégorie. Et

comme ceux qui exposent la morale philosophique ou la morale religieuse offrent moins d'attraits, ils sont aussi moins influents. Les traités spéculatifs de Platon et d'Aristote, et les écrits systématiques de Mélanchthon, de Spinoza et de Kant, ont, malgré leur supériorité, exercé bien peu d'action auprès des écrits plus populaires de Marc-Aurèle, de Plutarque, de saint Augustin, de Thomas à Kempis, de Montaigne et de Fénelon.

Bien plus, une catégorie d'ouvrages qui ne sèment des sentences et des maximes de morale que par hasard et sous les formes les plus frivoles, exerce sur la moralité publique plus d'influence encore que les traités de morale populaire: ce sont les chefs-d'œuvre d'éloquence ou de poésie des nations polies. Ceux d'Homère et de Virgile, de Dante et de Pétrarque, de Corneille et de Racine, de Voltaire et de Rousseau, de Châteaubriand et de Béranger, de Goethe et de Schiller, de Milton et de Shakespeare, de Walter-Scott et de Cooper, sur les idées morales des nations une

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action beaucoup plus profonde que ceux de Cébès ou de Xénophon, d'Epictète ou de Sénèque, de Montaigne ou de la Bruyère, de la Rochefoucauld ou de Shaftesbury. C'est que la moralité publique dépend avant tout des émotions et des idées qui agitent sans cesse le sein d'un peuple. Les poëtes dramatiques ou lyriques, les

chansonniers populaires ou classiques, les romanciers de toutes les catégories, les journalistes de toutes les couleurs, ont partout plus de prise sur les mœurs que les moralistes de profession. Ils ont plus facilement accès près du grand nombre. Les théories systématiquement émises par les plus illustres interprètes de la science et les enseignements officiellement professés par les plus purs organes de la religion, ne sauraient rivaliser avec ces feuilles volantes, toutes empreintes de mille séductions, offertes à chaque instant et toujours reçues avec avidité. Nul ne doit ignorer l'influence des journaux, de la littérature, du théâtre, du roman, de la chanson, du chant sous toutes les formes, en morale comme en religion et en politique. Si la chanson politique est un pouvoir en France, le chant religieux en est un ailleurs. Et ce chant qui n'est ni religieux, ni politique, ni toujours moral, le chant populaire, est un pouvoir partout. Prenez celle des nations modernes qui possède sous ce rapport les richesses les plus grandes et les plus pures, l'Allemagne; prenez la substance de ses trésors publiés sous le titre de Recueil de chants pour le peuple allemand (Taschenliederbuch für das deutsche Volk), et vous vous assurerez que son action doit être immense. En effet cela vient du cœur et va au cœur. Car ce volume contient ce que le peuple aime à chanter dans toutes les oc

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