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serve la communauté. Vous qui avez vu à l'œuvre l'homme de France, qui l'avez regardé vivre et mourir, vous savez ce que vaut la communauté française, et qu'elle mérite l'admiration, le respect et un dévouement absolu.

Par exemple encore, il importe que les curiosités du Français de demain, dépassant les horizons limités, embrassent toute la terre. Les parties de la terre se sont singulièrement rapprochées; vous avez vu, assemblées dans la grande bataille, toutes les couleurs de la peau humaine. Il nous faut connaître la répartition de l'humanité en nations, le caractère de chacune d'elles, ses mœurs, ses intérêts, ses passions, et puis le jeu des relations internationales, ce qu'on en peut espérer, ce qu'on en doit craindre pour l'humanité, pour la France car la France restera le principal objet d'études; et nous la connaitrons mieux, et nous nous pénétrerons de toutes les raisons de l'aimer quand nous l'aurons placée dans l'ensemble humain et défini sa fonction, manifestement si haute.

Sur ces exemples, pris entre beaucoup, je ne puis parler longuement; mais nous sommes gens qui nous reverrons. Je dirai seulement aujourd'hui que, quelle que soit votre spécialité, scientifique ou littéraire, vous n'avez pas le droit de vous y enfermer. Ce n'est pas une éducation spéciale que vous ont donnée les années tragiques, n'est-ce pas ? Quoi, vous ne seriez que professeur de philosophie, ou de mathématique, ou de lettres, ou d'histoire? Vous n'en avez pas le droit. Vous êtes plus que des philosophes, des mathématiciens, et cætera. En vous l'éminente qualité n'est pas d'être agrégés de tel ou tel ordre, c'est d'être les anciens combattants de la grande guerre, ceux qui, en Flandre, en Picardie, en Lorraine, en Champagne, dans les Balkans, en Asie, ont ressenti les grandes émotions et réfléchi sur les grands devoirs. Veuillez méditer ce mot de Michelet: «L'enseignement est la communication de l'intime. » Votre intime est très riche, mes amis; vous le prodiguerez autour de vous.

Ce sera pour vous un autre devoir professionnel que de participer au travail scientifique de notre pays. Bon nombre d'entre vous, j'espère, se destinent à l'enseignement des universités où ils choisiront leur champ dans les domaines immenses des sciences physiques et des sciences morales. En ce moment, l'avenir de ces universités s'annonce superbe. Savez-vous qu'à côté des étudiants revenus de nos armées, 2 500 étudiants envoyés par l'armée américaine sont assis sur nos bancs universitaires? Savez-vous que, des pays alliés ou amis, sont annoncées des colo

nies d'étudiants? Et ces mêmes pays nous demandent des maîtres pour leurs collèges et leurs universités. Quel hommage à l'esprit de la France! Mais sommes-nous en état de répondre à ces appels et d'accueillir de nouveaux hôtes? Notre bonne volonté, à nous universitaires, n'y suffit pas; l'aide de l'État est nécessaire. Il faut d'abord que notre profession nourrisse son homme, si l'on ne veut pas qu'elle soit désertée. Il faut que nous soyons abondamment pourvus d'instruments de travail. Tout cela, le concours de l'État peut seul nous le donner. Or, ce concours est bien long à venir. Mais il viendra certainement. Tout le monde comprendra qu'il s'agit d'assurer l'influence intellectuelle et morale de la France dans le monde.

On peut prévoir, en effet, une reprise énergique de la vie scientifique ralentie et troublée par la guerre. Le cauchemar affreux se dissipera. Nos laboratoires ne seront plus occupés à inventer des instruments de destruction et de mort, ni la philosophie, l'histoire et la philologie à trouver des arguments de discorde et de haine. Parmi les savants, les uns continueront l'inépuisable enquête sur la nature et l'effort pour assujettir les puissances physiques au service de l'homme; les autres l'inépuisable enquête sur l'humanité et leur effort pour l'élever à une conception toujours plus haute de la vie. Et ce sera entre les nations libres et pensantes une émulation, une rivalité par l'ambition de bien faire, de mieux faire, afin de mériter la particulière estime de la communauté humaine. Chaque nation apportera au travail les qualités de son génie propre. Nous pouvons tout espérer du génie de la France, parce qu'il est généreux, parce qu'il est clair, parce qu'il est clarifiant. Ce génie, mes jeunes et chers camarades, vous animera dans la grande lutte engagée. Vous serez des combattants encore, et vous servirez avec honneur dans l'armée intellectuelle française dont le centre est à Paris et l'avant-garde à Strasbourg.

M. Paul Dupuy, secrétaire de l'École normale, a donné alors lecture de la liste des anciens élèves et des élèves mobilisés de l'École morts ou disparus pendant la guerre, liste, hélas! trop longue comme les chiffres ci-après permettent d'en faire la douloureuse constatation.

La liste des anciens élèves répartis entre les promotions qui vont de 4868 à 1909, comprend 87 noms. Le premier est celui de M. Ch. Bayet, directeur honoraire de l'ensei

gnement supérieur, engagé volontaire de 1870 et de 1914. La liste des élèves répartis entre les promotions de 1908 à 1917 comprend 143 noms. Quelques élèves des promotions 1908 et 1909, presque tous ceux de la promotion 1910 accomplissaient leur service militaire après leur sortie de l'École, quand ils sont partis pour le front en août 1914; sur 79 qu'ils étaient, 39 sont morts, 3 ont été blessés. Ceux des promotions 1911, 1912 et 1913 ont quitté l'École pour le front à la même date; 161 sont partis, 81 sont morts ou disparus, 64 ont été blessés. Les morts se répartissent de la façon suivante: lettres 1911, 9 morts sur 19 mobilisés en août 1914; sciences 1911, 7 morts sur 13 mobilisés; lettres 1912, 11 morts sur 29 mobilisés; sciences 1912, 10 morts sur 16 mobilisés; lettres 1913, 28 morts sur 47 mobilisés; sciences 1913, 16 morts sur 37 mobilisés.

La promotion de 1914, mobilisée aussitôt après son admission à l'École, est allée au front à partir de janvier 1915. Sur 80 partis, 20 sont morts, 18 ont été blessés.

Les promotions de 1916 et 1917, très réduites, ont eu 26 élèves mobilisés dans l'active; elles ont eu 3 morts.

M. le Président de la République a pris ensuite la parole:

DISCOURS DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Messieurs,

Voici que cette vieille maison, qui a été, pendant de longs mois. l'asile du dévouement et de la charité, est rendue à la science et va reprendre son aspect d'autrefois. Dans le cours d'une histoire glorieuse et tourmentée, l'École normale n'a jamais été plus cruellement éprouvée ni entourée d'un plus vif éclat que dans les quatre années qui viennent de lui arracher ses élèves et de les disperser dans les armées. Tous, anciens et nouveaux, professeurs déja renommés ou jeunes hôtes de la rue d'Ulm, ils sont partis avec la même flamme au cœur; tous, ils se sont battus avec la même bravoure; mais à mesurer les vides que la mort a faits dans leurs rangs, comment nous défendre d'une tristesse infinie? Un jour, pendant la guerre, votre illustre directeur, notre maître à

tous, M. Ernest Lavisse, se représentait, par anticipation, la France victorieuse et il songeait à ceux qui ne seraient plus là; et il disait que, dans la joie du triomphe, on sentirait doublement leur absence. Comme il avait raison! Oui, nous voudrions aujourd'hui que la victoire eût le privilège de ressusciter ceux qui sont restés sur les champs de bataille; nous sommes presque étonnés qu'elle n'accomplisse pas ce miracle; nous sommes affligés de penser qu'ils n'ont pas vu leurs espérances réalisées et que nous célébrons sans eux l'œuvre de leur sang.

Si quelque chose pourtant nous peut consoler de leur départ, c'est la certitude que, même tombés en pleine jeunesse, ils ont rempli leur tâche humaine. Ils ont versé dans une vie courte et sublime une force capable d'animer une longue existence; ils ont condensé, en une brève série d'actions fécondes, l'essence de leur âme; ils ont été, au feu des combats, tout ce que, s'ils avaient vécu, ils auraient été dans la noble carrière où ils s'étaient engagés des éducateurs, des porteurs de flambeaux, des modèles pour les générations prochaines; et ils n'ont pas disparu tout entiers, puisqu'ils ont laissé derrière eux le meilleur d'eux-mêmes dans de magnifiques exemples et dans des leçons immortelles,

Comment leur souvenir périrait-il jamais? Il sera fidèlement conservé par les parents et les amis qui leur survivent; il sera honoré par la France entière; il fera l'objet d'un culte particulier dans cette famille normalienne qui garde toujours avec tant de piété la mémoire de ses morts, et qui, plus vaste que la famille naturelle, moins large que la famille nationale, participe cependant de l'une et de l'autre, et offre aux membres qui la composen comme un foyer supplémentaire d'affection et d'intimité.

L'École restera fière de ceux qu'elle a perdus; elle restera fière de ceux qu'elle retrouve. En des heures tragiques, elle s'est montrée, une fois de plus, digne de son passé et dé sa destinée. Depuis près d'un siècle et quart, elle a été mêlée à tous les grands événements de notre histoire. Elle a maintenu, à travers les révolutions, les traditions essentielles de la culture française. Elle a souffert avec la liberté; elle a prospéré avec elle. Pouvait-elle demeurer indifférente à une guerre qui menaçait de détruire, en même temps que la liberté, tout ce que représente dans les lettres, les sciences et les arts, le long effort de notre pays?

Déjà, dans l'Année terrible, les normaliens, quoique dispensés alors de tout service militaire, avaient spontanément couru sous les drapeaux, et les quatre promotions de 1867, 1868, 1869, 1870, avaient fo rni aux armées de vaillantes recrues. Pendant le siège

de Paris, la maison de la rue d'Ulm avait été, comme hier, affectée à une ambulance, et les canons ennemis l'avaient prise pour objectif. Durant quinze ou seize mois, les études avaient été interrompues, et ce n'est que le 27 décembre 1871 que Jules Simon, prédécesseur de M. Lafferre, était venu assister à la séance de rentrée et passer la revue d'honneur des volontaires normaliens.

Fustel de Coulanges, qui avait fondé, à l'université de Strasbourg, le laboratoire historique de la Faculté des Lettres, et qui était maintenant maître de conférences à l'École, venait de publier ses fameuses lettres à Mommsen, de démontrer lumineusement l'inanité des prétentions germaniques sur l'Alsace, d'opposer, dans un parallèle saisissant, les méthodes françaises aux méthodes d'outre-Rhin, de proclamer que la vieille politique d'envahissement avait reparu dans le monde par la Prusse, que les idées de guerre et de conquête trônaient, depuis plusieurs années, dans les chaires des universités allemandes, qu'aux anciennes manières de combattre, loyales et chevaleresques, la maison de Hohenzollern avait substitué un art nouveau, fait de haine et de barbarie. Tableau vigoureux où Fustel avait peint, en couleurs inaltérables, l'horreur du forfait consommé par l'ennemi, et où il avait exprimé, avec une douleur émouvante, l'humiliation imposée au patriotisme de vos anciens. Ceux d'entre eux qui avaient survécu à la défaite, et qui n'ont pas vu la victoire, n'ont jamais pu se défaire entièrement du poids dont leur âme était chargée. Ils ont porté toute leur vie le deuil de leurs espérances. Votre sort, messieurs, est plus enviable que le leur. L'École de 1914 a vengé l'École de 1870.

Mieux encore, s'il est possible, que les autres Français, vous avez compris les origines, la signification et l'importance déci sive de la nouvelle guerre que les empires du centre ont déchaînée sur le monde.

Accoutumés à vivre, par la pensée, avec tout ce qui fait la grandeur du pays, familiarisés avec son passé, instruits de sa littérature, vous avez aisément vu quelles étaient, proches et lointaines, les causes du conflit et quel en était l'enjeu.

Aussi bien, nulle part l'appel à l'union sacrée n'a-t-il trouvé plus d'écho que chez vous. Très diverses étaient vos opinions philosophiques, religieuses, politiques et sociales. Dans les universités, dans les lycées, dans cette École même, vous étiez passionnément attachés à la liberté intellectuelle, et il arrivait à vos convictions contraires de s'opposer les unes aux autres avec une ·

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