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NÉCROLOGIE

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CAMILLE SÉE

La Revue Internationale de l'Enseignement ne saurait mieux faire pour rendre un suprême hommage à M. Camille Sée, Conseiller d'État honoraire, membre de la Société de l'Enseignement supérieur, que de publier le Discours prononcé à ses obsèques par M. Lucien Poincaré, Vice-Recteur de l'Académie de Paris.

L'Université manquerait à un devoir sacré si, en ce jour de deuil, elle ne joignait son témoignage de reconnaissance à l'hommage éloquent et ému qu'une voix autorisée vient de rendre au sagace Conseiller d'État, à l'ami sûr et charmant, au parfait galant homme que fut M. Camille Sée.

Nous voulons nous incliner pieusement devant la tombe de celui qui a créé l'enseignement secondaire des jeunes filles, de celui dont l'initiative généreuse et persévérante a valu à l'Université l'honneur d'être appelée à rendre au pays de nouveaux et éclatants services quand on lui a confié la haute et délicate mission d'assurer l'éducation intellectuelle et morale des jeunes filles de France.

Personne n'ignore que la loi du 21 décembre 1880 est due à M. Camille Sée, mais bientôt quarante années auront passé et peut-être ne connaît-on plus, comme il conviendrait, combien fâcheux était, avant la création de nos lycées, l'état de l'instruction de la jeunesse féminine, et aussi quels patients et habiles efforts a dù dépenser l'auteur de la loi pour la faire définitivement aboutir.

Il serait gravement injuste de méconnaître tant de tentatives intéressantes qu'avait vu commencer le passé, dès avant la Révolution, et qui s'étaient poursuivies au cours du XIXe siècle, et l'esprit droit et modeste de M. Sée aurait protesté si un panégyriste excessif avait cherché à démontrer qu'il n'a pas eu de très illustres prédécesseurs préoccupés, comme il le fut lui-même, de donner aux femmes le moyen de remplir leurs devoirs propres qui sont un des fondements de la vie humaine. Mais ni les conseils anciens d'un Fénelon, ni les

essais plus modernes d'un Carnot ou d'un Duruy, n'étaient parvenus à édifier une organisation complète et cohérente. La guerre de 1870 souligna la lacune et la République avait grand besoin que l'on préparat des femmes dignes d'être les mères des futurs citoyens; ce sera l'éternel honneur de Camille Sée d'avoir compris ce besoin et d'avoir, par une admirable ténacité, par une persuasive éloquence, obtenu le vote du Parlement qui hésitait et soulevait de spécieuses objections. Le nom de Camille Sée est inséparable de celui du grand homme d'Etat, du Vosgien persévérant, de notre Jules Ferry qui donna à l'enseignement laïque son statut libéral, respectueux de toutes les convictions, mais ferme dans sa neutralité. En même temps, le jeune et brillant député de St-Denis faisait voter une autre loi portant création d'une École Normale, destinée à préparer des professeurs-femmes pour les Écoles secondaires de jeunes filles. Cette École était la chère École de Sèvres d'où sont sorties tant de jeunes femmes qui, dans toute la France, ont conquis l'affection et le respect de leurs élèves et des familles qui les leur avaient heureusement confiées.

Mais les textes de lois restent lettre morte si l'esprit ne vient les vivifier; ces lycées, d'abord objet de faciles plaisanteries, cette École de Sèvres qu'un sénateur qualifiait de monstre dans une séance de la Haute Assemblée seraient demeurés longtemps inertes et inutiles si, dès le début, des amis dévoués n'avaient créé autour d'eux une atmosphère de sympathie. Camille Sée comprit qu'il rendrait un service éminent à la cause de l'éducation publique s'il s'attachait à surveiller son œuvre, à la développer et à la fortifier. Quittant le Parlement, il entrait vers cette époque dans cette grande maison du Conseil d'État, et cette situation indépendante lui donnait la possibilité de consacrer une partie de ses efforts à soutenir et à encourager les dévoués missionnaires qui, dans les établissements nouveaux ouverts par toute la France, rencontraient trop souvent de décourageantes hostilités. Non seulement il créa cette belle Revue de l'Enseignement secondaire des jeunes filles qui donnait aux professeurs de précieuses directions pédagogiques et des renseignements nombreux et précis sur les méthodes et les événements scolaires, mais personnellement il devint un conseiller affectueux et écouté; père de la loi, il fut en quelque sorte le père de celles qui étaient chargées de la faire entrer dans les mours; cet homme d'une politesse exquise, d'une haute courtoisie si française, exerçait par la sûreté et le charme des relations une sorte de magistrature morale qui fut féconde et glorieuse. Lorsque le 17 mai 1907 le Gouvernement décida de fêter le 25 anniversaire de la fondation de l'École de Sèvres, on vit des groupes de jeunes femmes venir présenter leurs hommages spontanés à celui auquel elles disaient : « Nous sommes toutes vos filles, Monsieur », et cette effusion filiale fut la douce récompense de l'homme qui avait modestement accompli l'une des plus grandes œuvres de la République.

La grande crise que notre pays vient de traverser avait causé à notre ami les plus vives émotions patriotiques; Alsacien d'origine, ce bon Français n'avait jamais désespéré de la France; il était resté ferme et confiant; il attendait la victoire, il attendait que sa bien-aimée ville de Colmar fût rendue à la mère patrie. Il a vu avec une joie profonde la réalisation de ses espérances, de ses certitudes, mais il se préoccupait

des conditions nouvelles que la guerre imposait aux lycées qu'il avait créés,il sentait que les événements militaires entraineraient des réformes sociales, des modifications nécessaires dans la condition des femmes. Il fallait étudier le problème ainsi posé et il accepta avec dévouement de collaborer aux travaux d'une Commission instituée par le Ministre de l'Instruction publique pour préparer les réformes indispensables. Il apporta à cette Commission le précieux concours de son expérience unique; il y rappelait les principes, il montrait comment sa pensée première mieux appliquée aurait pu s'adapter aisément aux nécessités nouvelles; ses avis étaient respectueusement écoutés. Samedi dernier, eut lieu la séance de clôture; toujours fidèle, M. Camille Sée était présent; et en prononçant une éloquente allocution pour résumer les résolutions auxquelles on s'était arrêté, l'éminent Président de la Commission, M. Charles Dupuy, ne manquait pas de remercier particulièrement l'auteur de la loi initiale de 1880 et de rendre hommage à son œuvre. Ainsi l'un des derniers actes de notre ami a été de continuer sa précieuse collaboration à l'Université et l'une des dernières paroles qu'il a entendues a été un témoignage de la reconnaissance que lui ont vouée les Universitaires.

Cet homme, si droit physiquement et moralement, nous est subitement enlevé avant que la vieillesse ait touché sa noble et belle figure, ou amoindri les hautes capacités de son intelligence; il est mort, mais son œuvre survit, la loi qui porte son nom demeure. Sa famille trouvera, nous l'espérons, quelque consolation dans la pensée qu'ainsi son souvenir est attaché à un monument plus durable que le marbre ou le bronze.

BIBLIOGRAPHIE ET COMPTES RENDUS

Alfredo Colmo: Bases de la organizacion universitaria en los paises americanos, in-8°, 120 pp., Buenos-Aires, 1917. Extrait de La Revista de Filosofia.

Quoique sans prétentions et d'apparence modeste, ce mince volume ne passera point inaperçu, et il mérite d'ailleurs pleinement de retenir l'attention. Il contient, en effet, outre les exposés lus devant le Congrès américain des Sciences Sociales de Tucuman, par M. Colmo, la plupart de ses idées philosophiques.

Pour résumer brièvement la doctrine de M. Colmo, disons tout de suite qu'il a en vue la rénovation de l'enseignement universitaire par Jes méthodes anglo-saxonnes, et cela dans tous les ordres d'études, et pas seulement à la Faculté de Droit, dont il est un des maîtres les plus éminents.

Le principal grief articulé par l'auteur à l'endroit des plans de réformes universitaires de son pays, c'est une prédilection toute latine, apparente dans les moindres détails, pour les théories abstraites et les constructions a priori. bref ce qu'il appelle d'un mot heureux, le « fétichisme de la réglementation ». Par l'effet d'un véritable<< strabisme mental, l'on croit avoir réalisé un 'progrès en redistribuant les cours d'après un plan différent, en modifiant la procédure des examens, tous changements purement extérieurs, qui ne sauraient suppléer aux réformes intrinsèques, les seules durables suivant lui.

De quoi s'agit-il, en effet? De mettre fin au malaise dont souffre l'enseignement supérieur en Argentine, et même, selon M. Colmo, dans presque tous les pays latins d'Amérique. A cette fin, la seule méthode efficace consiste premièrement à faire porter l'effort principal de la réforme sur l'esprit universitaire en général, et deuxièmement, à l'orienter vers l'imitation des modèles nord-américains.

Afin que l'Université soit à même de remplir son double rôle éminemment social (culture désintéressée de la science et apprentissage professionnel), il faut créer dans le pays tout entier un courant d'idées approprié à ce but. C'est le milieu social qu'il faut réformer, et non pas les règlements universitaires. « Qu'importent, en effet, lisons-nous, p. 7, les plans de réformes qui ne dépassent pas l'expression législative, si le dynamisme psychologique ne vient pas coopérer à la formation d'un milieu éducationnel favorable à l'instruction? »>

C'est donc par en bas qu'il faut commencer la rénovation. Pourtant, Tarde ne donne-t-il pas comme une loi sociologique que l'imitation se transmet du supérieur à l'inférieur? « ...J'en conviens, répond M. Colmo, p. 15, lorsqu'il s'agit de choses de simple imitation: alors le principe a de nombreuses applications (modes, pratiques courantes, coutumes...) Mais il ne faut point aller au delà. Lorsque entrent en jeu des éléments qui ne sont pas de la pure imitation extérieure, qui touchent au plus profond des nécessités et des sentiments populaires, comme sont les questions de culture intellectuelle, c'est le contraire qui est vrai: le dynamisme propage ses ondes imitatives de bas en haut, du peuple aux dirigeants, etc.

« C'est ce qui s'est produit avec le latin vulgaire, qui s'imposa aux lettrés et se généralisa. C'est le cas de la langue espagnole telle qu'elle est parlée dans nos pays: malgré l'exemple de l'Espagne et tous les efforts de nos écrivains, sa « contamination » est fatale, et les déformations nées du particularisme local s'imposent petit à petit à tous les milieux. »

Au demeurant, la loi sociologique dont ce phénomène est une application se trouve formulée ainsi dans Comte et dans Spencer, que M. Colmo invoque également avec complaisance: « La contrainte morale assez obscure en vertu de laquelle se généralisent les phénomènes sociaux dans un milieu donné, dépend du consensus général de ses divers éléments, et non point de l'influence prépondérante de tel ou tel groupe partiel. » Voilà pourquoi tant de lois et de réformes ne parviennent pas à s'imposer à la nation ni à entrer dans ses mœurs: c'est qu'elles étaient contraires à son «< idiosyncrasie », ce qui revient à dire (c'est M. Colmo qui parle) que « le dynamisme social ne s'opère pas forcément par imitation simple, ni par une imitation de haut en bas, comme Tarde paraît le croire ». Le contraire, d'ailleurs, n'est pas davantage certain, et l'on ne saurait dire que l'imitation vienne toujours d'en bas. « La conclusion qui s'impose est donc la suivante: le dynamisme social est dû à la totalité des tendances collectives et à l'influence de la population dans son ensemble; et l'on peut dire qu'en principe (mais non toujours), sa source la plus importante, la plus commune et la plus décisive, au point de vue humain, se trouve dans les couches inférieures de ce qu'on appelle le peuple ou la masse des habitants » (p. 16).

Il faut donc fomenter à tous les niveaux de l'échelle sociale le goût des lumières et le respect de la culture. Alors les Universités accuseront bientôt une vitalité incomparable, parce qu'elles seront «<le fruit spontané du milieu social », au lieu d'être comme aujourd'hui, selon M. Colmo, « l'œuvre artificielle de théoriciens politiques hypnotisés par l'humanisme raffiné des vieux pays d'Europe ».

Quant à l'orientation la plus désirable à donner à l'esprit de l'Université elle-même, et c'est ici la seconde partie de sa thèse, M. Colmo préconise l'idéal nord-américain qui consiste à demander à l'enseignement supérieur la formation du cœur et de la volonté au moins autant que celle de l'intelligence, et, en ce qui concerne cette dernière, à fortifier le jugement et la réflexion personnelle plutôt qu'à multiplier les connaissances.

En effet, s'il faut en croire M. Colmo, le système actuellement en

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