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En France pareillement, les Yougo-Slaves laissaient de vifs souvenirs militaires, notamment ceux des régiments croates de la grande armée.

Le séjour des Français dans les provinces illyriennes et en Serbie eut bientôt une répercussion. Karageorge, le pâtre et chef suprême des insurgés dont Lamartine dans son voyage en Orient traçait un si curieux portrait, se tourna au début de la révolution serbe vers la France qui avait vaincu l'Autriche en 1809. « Sire, écrivait-il à Napoléon, vous êtes le libérateur et le législateur des nations. La nation serbe sera heureuse de recevoir de la France son salut. » Allié de l'Empire ottoman, Napoléon hésita, comme il le fit aussi devant les revendications nationales des Polonais. Le mouvement romantique entraîna la France à soutenir les opprimés contre les Turcs: il aboutit à ce grand fait que la France s'entremit en 1856, au Congrès de Paris, pour donner à la Serbie la protection de toutes les grandes puissances.

Ce fut surtout grâce à l'intervention de la diplomatie française à Constantinople que la Serbie fut libérée enfin, en 1867, des garnisons turques qui se trouvaient encore dans ses forteresses.

Après la guerre de 1870, Gambetta signalait toute l'importance qu'avait l'amitié franco serbe pour la cause de la civilisation et de l'indépendance des peuples. Il avait compris, au cours de ses conversations avec Ristic, le rôle politique et économique des Serbes dont la mission séculaire au sud-est de l'Europe lui apparaissait semblable à celle de la France sur les marches de l'Est. Il disait, le 11 septembre 1874, dans une lettre à Me Juliette Adam:

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Je savais que c'était à Ristic, à sa persévérance diplomatique que la Serbie devait l'intégralité de son sol, l'élimination des garnisons turques, la constitution d'un grand parti national serbe, l'organisation d'une administration intérieure et l'établissement d'un régime militaire admirable qui fait que tout Serbe est soldat, sans exception aucune, depuis dix-sept ans jusqu'à cinquante-huit ans. J'étais heureux de me trouver en face d'un homme qui avait pu discipliner tout un peuple, lui donuer un but unique à poursuivre, à atteindre, et, quand j'entendis de sa bouche l'énumération des ressources et des forces que le petit peuple, sur un sol enfermé entre trois grandes puissances hostiles ou avides, avait pu amasser et préparer, je me demandai avec impatience quand notre France songerait à agir à son tour, avec les admirables ressources que la nature, son histoire, son génie, lui ont préparées sur le plus magnifique territoire qu'ait encore occupé l'homme. Je pressentais en cet homme, un secret et fier allié pour le jour où il faudra prendre et étreindre le monstre germanique entre les Latins à l'ouest et les Slaves à l'est et l'étouffer dans cette double

REVUE DE L'ENSEIGNEMENT.

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étreinte. C'est de ce côté qu'il faut jeter les yeux; c'est sur ces confins, entre l'Europe et l'Asie, qu'il faut aller chercher des compagnons de guerre et de délivrance.

Ces races jeunes, fières et amoureuses de la France qui leur a appris à balbutier les premiers mots de justice et de liberté, nous cherchent à travers l'Europe et sont toutes surprises de ne pas nous retrouver, nous entendre. Elles ne comprennent rien à cette éclipse de la nationsoleil. Elles envoient leurs guides en reconnaissance s'enquérir de ce qui est arrivé à la grande nation et si cette absence de la France durera encore bien longtemps. Rien de plus touchant, de plus encourageant que ces sympathiques missions. Elles nous doivent indiquer la route à suivre. Sans doute, il faudra aller lentement, sagement, ne rien livrer au hasard, mais il faut savoir résolument où on veut aller. Eh bien, je le déclare, c'est en mettant notre main dans la main des Slaves du Bas-Danube que nous préparerons la victoire sur la Babel germanique.

Les événements témoignent que le tribun avait raison, quand il prévoyait que les deux peuples auraient, en fin de compte, le même adversaire et devraient s'entendre pour faire triompher le droit contre la force et l'ennemi commun.

En résumé, les Serbes qui ont connu au cours de dix siècles toutes les vicissitudes de la puissance et de l'infortune et qui furent pendant ces derniers siècles le rempart de l'Europe civilisée contre l'invasion turque, en menant la lutte suprême pour l'indépendance nationale, conservant intacts, sous le joug étranger, le caractère, le génie de leur race, leur langue, entretinrent, malgré la distance et par cette affinité qui semble rapprocher la famille slave et la famille latine, des relations constantes avec la France.

Le seul rapprochement de ces quelques faits historiques nous permet de comprendre pourquoi l'amitié franco-serbe n'a pu que se resserrer au cours des siècles.

La France, au cours de toute son histoire, a donné au monde de grands exemples; elle a lutté pour son unité, son indépendance, pour supprimer la tyrannie, pour libérer les nationalités asservies; elle a consacré à cette œuvre son génie, son sang, jusqu'à sa propre sécurité. Quelle nation plus que la Serbie ne souffrait de la tyrannie et n'était menacée d'être asservie? Aussi, tout naturellement, elle portait ses regards vers notre pays, qui, par son aide matérielle et morale, pouvait contribuer à faire triompher ses grandes revendications.

Comme la France, elle avait souffert dans ses provinces, dans ses populations, dans ses espérances. L'amputation de la Bosnie et de l'Herzégovine a des analogies avec celle que nous avons

nous-mêmes subie en 1871. Les visées de l'Autriche et les annexions qu'elle opéra sont trop récentes pour qu'il soit besoin de les rappeler.

Entre les Serbes et nous, communauté de souffrances et d'idéal devait amener la sympathie.

Cette guerre a montré la valeur du soldat serbe. A notre honneur, disons que, quoique foncièrement slave et entraînée dans le sillage russe, la Serbie a confié ses soldats à des instructeurs militaires français et que toute la première organisation militaire serbe était française.

Après le traité de Paris, la Serbie fit appel à la France pour obtenir un officier chargé de réorganiser l'armée serbe.

Le roi Pierre qui, en décembre 1914, galvanisa les soldats serbes au point que nos alliés rentrèrent dans Belgrade et firent aux Autrichiens 64000 prisonniers, est un ancien Saint-Cyrien qui se battit avec nous en 1870; alors prince Karageorgewitch, il s'enrola comme simple soldat, dans l'armée de la Loire; fait prisonnier par les Prussiens, il traversa la Loire à la nage, s'évada et fut décoré de la Légion d'honneur à la bataille de Villersexel.

Le premier ministre de la guerre serbe, le colonel du génie Mondain, qui travailla pendant plusieurs années à Belgrade, était Français.

Durant les trois guerres qu'elle a soutenues, la Serbie avait pour arme principale nos canons et, si les deux petits royaumes de Serbie et de Monténégro avec leurs cinq millions d'âmes ont. tenu tête une année au double Empire d'Autriche-Hongrie avec ses 50 millions de sujets et remporté des succès retentissants en décembre 1914, c'est, certes, par leur héroïsme, mais aussi parce qu'ils étaient armés par les usines françaises; toutes les commandes d'artillerie pour l'armée serbe ont été faites en France, avec d'abord le canon de Bange en 1886, puis le canon à tir rapide du Creusot.

Bien que sous le régime monarchique, les Serbes bénéficient des mêmes droits et libertés que nous tous sont égaux devant la loi; les titres de noblesse n'existent pas; la liberté individuelle est garantie; la liberté de conscience absolue; l'enseignement primaire obligatoire et gratuit; l'enseignement et la presse sont libres; les Serbes ont le droit de s'associer et de se réunir, etc. D'ailleurs, leur vie est démocratique par excellence.

Avant la guerre, leur plus grand parti politique était un parti démocratique dont le programme s'inspirait du programme de la démocratie française de 1848.

Lors de sa dernière visite à Paris en 1911, le roi Pierre ne disait-il pas : « Les sympathies qui lient les Français et les Serbes sont réciproques; leurs raisons sont profondes et il faudra chercher l'origine de nos sympathies dans cet amour de la liberté, de l'égalité et de la justice qui est commun aux deux nations. >>

Si la difficulté des transports et la question douanière n'avaient pas permis à l'ensemble du commerce des deux pays de prendre son développement, il n'en était pas de même pour les matières auxquelles leur nature permettait d'échapper plus facilement à ces contingences, livres, modes, etc.

Notamment, au point de vue financier, la Serbie s'est toujours alimentée dans nos banques. Peu de temps avant la guerre encore, en janvier 1914, elle faisait un emprunt de 250 millions à la Bourse de Paris. La Samouprava écrivait le 14 janvier 1914 : « L'amical empressement du Gouvernement et du peuple français en pareilles conjectures est pour nous une preuve irréfragable de la sympathie de la grande France pour le peuple serbe, de ses dispositions amicales et de sa confiance dans la politique saine et dans l'avenir de la Serbie. Elle n'oubliera jamais le véritable service d'ami qui lui a été rendu en un temps où un tel service lui était d'immense avantage. »

Disons qu'il serait à propos d'organiser en ce moment l'échange du papier monnaie serbe que reçoivent notamment les blessés et les malades soignés en France.

De telles affinités devaient favoriser, bien avant la guerre, dans la vie et dans les organisations serbes une pénétration intellectuelle française.

La Serbie, quoique foncièrement slave, possède une élite qui aima de tout temps la culture latine et qui se nourrit dans nos universités françaises.

Dans le domaine littéraire, il y eut, dès le moyen âge, plus d'un emprunt, entre le geste de Serbie et nos chansons de gestes de France.

Au temps de la domination ottomane, alors que les livres ne pouvaient pas être imprimés dans les pays des anciens rois, c'est dans les provinces restées libres que les Serbes ont eu leur renaissance littéraire, à Dubrovnik (Raguse) notamment, république autonome, riche et libre, et dans les autres villes de Dalmatie. Éclose au xve siècle, sous l'influence de la renaissance italienne, cette littérature n'a pas laissé cependant de subir l'influence française dans les familles, on trouve encore des éditions de saint François de Sales traduit au vvne siè le, du Cid

et de toutes les comédies de Molière traduites au XVIIIe siècle.

Depuis lors, tout en conservant son caractère national, la littérature serbe a suivi les grands courants et les grands exemples des littératures occidentales avec prédominance de la nôtre.

Tous les écrivains des deux premiers tiers du XIXe siècle sont imprégnés de notre romantisme et c'est seulement dans la seconde moitié du siècle, avec les écoles réalistes, que se concurrencèrent les influences russe et française.

L'influence française, déclare M. Zujovic, président de l'Académie royale de Serbie, au cours d'une conférence faite à Lyon le 23 mai 1917, l'influence française dans notre littérature contemporaine se fait sentir de plus en plus : elle est très féconde. C'est surtout grâce à la critique littéraire, genre très cultivé chez nous et qui répond parfaitement à notre tempérament. Une génération entière s'est élevée dans les idées littéraires de Sainte-Beuve, de Taine et de Lemaître. Les affinités de tempérament français et serbe, une sympathie unanime pour la noble nation française, pour son esprit y ont largement contribué.

Dans les arts, et notamment dans la sculpture, les initiateurs et les maîtres qui ont obtenu grand succès, même à l'étranger, se sont inspirés de la sculpture française moderne.

Dans les sciences, les savants français ont eu en Serbie de fervents disciples qui cultivent les mathématiques, la zoologie, Ja pétrographie, la géologie, la paléontologie, l'histoire politique et littéraire, le droit économique, politique et financier. Quelquesunes de ces sciences ont été inaugurées par les disciples de maîtres français.

Dans les écoles, nous verrons plus loin comment cette influence s'est exercée; comment, en Serbie, l'organisation scolaire actuelle, d'origine récente, a subi l'empreinte de nos propres institutions; comment ses programmes ont réservé une place à l'enseignement du français; comment des écoles françaises s'étaient fondées là-bas; comment des professeurs français étaient allés en Serbie porter nos méthodes et notre pensée; comment, parallèlement, des Serbes étaient venus, dès avant la guerre, se former en France dans nos universités, etc.

Sur ces bases, fournies par le passé, solides dans tous les domaines, il s'agit d'organiser des relations intellectuelles développées, durables et fécondes.

LOUIS MARIN,

Député de Meurthe-et-Moselle.

(A suivre.)

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