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CHAPITRE X X.

Des tribulations de ces pauvres gens de lettres.

QUAND

je

UAND mon oncle m'eut ainfi attendri, pris la liberté de lui dire : Vous avez couru une carrière bien épineuse; je fens qu'il vaut mieux être receveur des finances, ou fermiergénéral, ou évêque, qu'homme de lettres; car enfin, quand vous eûtes appris le premier aux Français que les Anglais et les Turcs. donnaient la petite vérole à leurs enfans pour les en préferver, vous favez que tout le monde fe moqua de vous. Les uns vous prirent pour un hérétique, les autres pour un musulman. Ce fut bien pis, lorsque vous vous mêlâtes d'expliquer les découvertes de Newton dont les écoles welches n'avaient pas encore entendu parler; on vous fit paffer pour un ennemi de la France. Vous hafardâtes de faire quelques tragédies: Zaïre, Orefte, Sémiramis, Mahomet tombèrent à la première représentation. Vous fouvenez-vous, mon cher oncle, comme votre Adelaïde du Guefclin fut fifflée d'un bout à l'autre ? quel plaifir c'était ! Je me trouvai à la chute de Tancrède; on difait en pleurant et en fanglotant, ce pauvre homme n'a jamais rien fait de fi mauyais.

Vous fûtes affailli en divers temps d'environ fept cents cinquante brochures, dans lesquelles les uns difaient, pour prouver que Mérope Alzire font des tragédies déteftables, que monfieur votre père, qui fut mon grand-père, était un paysan, et d'autres qu'il était revêtu de la dignité de guichetier porte-clefs du parlement de Paris, charge importante dans l'Etat, mais de laquelle je n'ai jamais entendu parler, et qui n'aurait d'ailleurs que peu de rapport avec Alzire et Mérope, ni avec le refte de l'univers, que tout fefeur de brochure doit, comme vous l'avez dit, avoir toujours devant les yeux.

On vous attribuait l'excellent livre intitulé Les hommes (je ne fais ce que c'eft que ce livre, ni vous non plus) et plufieurs poëmes immortels, comme la Chandelle d'Arras, et la Poule à ma tante, et le second tome de Candide, et le Compère Matthieu. Combien de lettres anonymes avez-vous reçues? combien de fois vous a-t-on écrit, donnez-moi de l'argent, ou je ferai contre vous une brochure? Ceux même à qui vous avez fait l'aumône n'ont-ils pas quelquefois témoigné leur reconnaiffance par quelque fatire bien mordante?

Ayant ainfi paffé par toutes les épreuves, dites-moi, je vous prie, mon cher oncle, quels font les ennemis les plus implacables, les

plus bas, les plus lâches dans la littérature, et les plus capables de nuire?

Le bon abbé Bazin me répondit en foupirant: Mon neveu, après les théologiens, les chiens les plus acharnés à fuivre leur proie font les folliculaires; et après les folliculaires marchent les fefeurs de cabale au théâtre. Les critiques en hiftoire et en physique ne font pas grand bruit. Gardez-vous furtout, mon neveu, du métier de Sophocle et d'Euripide, à moins que vous ne faffiez vos tragédies en latin, comme Grotius, qui nous a laiffé ces belles pièces entièrement ignorées, d'Adam chaffé, de Jéfus patient, et de Jofeph fous le nom de Sofonfoné qu'il croit un mot égyptien.

Hé pourquoi, mon oncle, ne voulez-vous pas que je faffe des tragédies fi j'en ai le talent? Tout homme peut apprendre le latin et le grec, ou la géométrie, ou l'anatomie; tout homme peut écrire l'hiftoire; mais il est trèsrare, comme vous favez, de trouver un bon poëte. Ne ferait-ce pas un vrai plaifir de faire de grands vers bourfoufflés dans lesquels des héros déplorables rimeraient avec des exemples mémorables, et les forfaits et les crimes avec les caurs magnanimes, et les juftes dieux avec les exploits glorieux? Une fière actrice ferait ronfler ce galimatias, elle ferait applaudie par deux cents jeunes courtauds de boutique, et elle

me dirait après la pièce : Sans moi vous auriez été fifflé, vous me devez votre gloire. J'avoue qu'un pareil fuccès tourne la tête quand on a une noble ambition.

O mon neveu, me répliqua l'abbé Bazin, je conviens que rien n'eft plus beau ; mais fouvenez-vous comment l'auteur de Cinna, qui avait appris à la nation à penser et à s'exprimer, fut traité par Claveret, par Chapelain, par Scuderi gouverneur de Notre-Dame de la Garde, et par l'abbé d'Aubignac prédicateur du roi.

Songez que le prédicateur, auteur de la plus mauvaise tragédie de ce temps, et qui pis eft, d'une tragédie en profe, appelle Corneille Mafcarille; il n'eft fait, felon le prédicateur, que pour vivre avec les portiers de comédie : Corneille piaille toujours, ricane toujours, et ne dit jamais rien qui vaille.

Ce font-là les honneurs qu'on rendait à celui qui avait tiré la France de la barbarie : il était réduit pour vivre à recevoir une penfion du cardinal de Richelieu qu'il nomme fon maître. Il était forcé de rechercher la protection de Montauron, de lui dédier Cinna, de comparer dans fon épître dédicatoire Montauron à Augufte; et Montauron avait la préférence.

Jean Racine égal à Virgile pour l'harmonie et la beauté du langage, fupérieur à Euripide

et à Sophocle, Racine le poëte du cœur, et d'autant plus fublime qu'il ne l'eft que quand il faut l'être, Racine le feul poëte tragique de fon temps dont le génie ait été conduit par le goût, Racine le premier homme du fiècle de Louis XIV dans les beaux arts, et la gloire éternelle de la France, a-t-il efsuyé moins de dégoût et d'opprobre? tous fes chefs-d'œuvres ne furent-ils pas parodiés à la farce dite italienne?

Vifé, l'auteur du Mercure galant, ne se déchaîna-t-il pas toujours contre lui? Subligni ne prétendit-il pas le tourner en ridicule? vingt cabales ne s'élevèrent-elles pas contre tous ses ouvrages? n'eut-il pas toujours des ennemis, jufqu'à ce qu'enfin le jéfuite la Chaise le rendit fufpect de janfénisme auprès du roi, et le fit mourir de chagrin? Mon neveu, la mode n'eft plus d'accufer de janfénifme; mais fi vous avez le malheur de travailler pour le théâtre, et de réuffir, on vous accufera d'être athée.

Ces paroles de mon bon oncle se gravèrent dans mon cœur. J'avais déjà commencé une tragédie; je l'ai jetée au feu, et je conseille à tous ceux qui ont la manie de travailler en ce genre d'en faire autant.

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