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SECONDE PARTIE.

POUR mieux fe juftifier auprès du public de tant de détails, et pour rendre, autant qu'on le peut, les chofes perfonnelles d'une utilité générale, on fera ici une remarque littéraire qu'on foumet au jugement de tous ceux qui lifent ou qui écrivent l'hiftoire. La Beaumelle, en jeune homme inconfidéré, me reproche de n'avoir pas femé affez de portraits dans mon ouvrage. J'ai toujours penfé que c'est une espèce de charlatanerie de peindre, autrement que par les faits, les hommes publics, avec lesquels on n'a pu avoir de liaison. J'ai peint le fiècle et non la perfonne de Louis XIV, ni celle de Guillaume III, ni le grand Condé, ni Marlborough. Il n'appartient qu'au père Maimbourg de faire des portraits recherchés et fleuris des héros que l'on n'a pas vus de près. Le cardinal de Retz a fait une espèce de galerie de portraits dans fes mémoires: cette liberté lui était très-permise. Il avait connu tous ceux dont il parlait, dans toutes les fituations de leur âme, dans leur vie particulière et publique, dans leurs amitiés et dans leurs haines, dans leur bonne et mauvaise fortune. Il ferait feulement à fouhaiter, peut-être, que fon pinceau eût été

quelquefois moins conduit par la paffion. De tous ces caractères, tracés par des contemporains, qu'il y en a peu d'entièrement fidelles! N'entend-on pas tous les jours porter des jugemens différens d'un homme en place par la même perfonne, felon qu'elle eft plus ou moins contente? J'eus une preuve bien forte de ce que j'avance, lorsqu'un jour à Blenheim je fuppliai madame la duchesse de Marlborough de me montrer fes mémoires. Elle me répondit: Attendez quelque temps ; je fuis occupée actuellement à réformer le caractère de la reine Anne; je me fuis remise à l'aimer depuis que ces gens-ci gouvernent.

Recherche qui voudra ces portraits de la figure, de l'efprit, du cœur de ceux qui ont joué les premiers rôles fur le théâtre du monde. Je fais que ces peintures vraies ou fauffes amufent notre imagination. Le bon fens eft souvent en garde contre elles.

Je me foucie fort peu que Colbert ait eu les fourcils épais et joints, la phyfionomie rude et baffe, l'abord glaçant; qu'il ait joint de petites vanités au foin de faire de grandes chofes j'ai porté la vue fur ce qu'il a fait de mémorable, fur la reconnaiffance que les fiècles à venir lui doivent, non fur la manière dont il mettait fon rabat, et fur l'air bourgeois que le roi difait qu'il avait confervé à la cour.

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Un la Beaumelle peut dire à son gré dans la vie de madame de Maintenon, que madame de la Vallière avait des yeux bleus, point atteints du défir de plaire ; que madame de Montefpan avait le nez de France le mieux tiré, l'autour du cou environné de mille petits amours. Il peut dire mademoiselle de Fontange était une grande fille bien faite, que madame de Montespan lui découvrait la gorge devant le roi, et qu'elle difait: Voyez, Sire, que cela est beau ! qu'en ditesvous? admirez donc. Il peut même ajouter que Louis XIV l'aima comme Pigmalion : c'est-là le ftyle dont il croit qu'il faut écrire l'histoire, et que fa modeftie veut me donner pour modèle. C'est à lui de peindre en détail toutes les dames de la cour de Louis XIV, il les a connues à Genève; et moi, comme il le dit très-bien, je n'ai confulté pendant vingt ans que des gens qui ont mal vu.

A l'égard des écrivains qui devinent, d'après leurs propres idées, celles des personnages du temps paffé, et qui de quelques événemens peu connus prennent droit de démêler les plus fecrets replis des cœurs, bien moins connus encore ; ceux-là donnent à l'hiftoire les couleurs du roman. La curiofité infatiable des lecteurs voudrait voir les ames des grands perfonnages de l'hiftoire, fur le papier, comme on voit leurs visages fur la Mélanges hift. Tome I.

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toile; mais il n'en va pas de même. L'ame n'eft qu'une fuite continuelle d'idées et de fentimens qui fe fuccèdent et fe détruifent; les mouvemens, qui reviennent le plus souvent, forment ce qu'on appelle le caractère; et ce caractère même reçoit mille changemens par l'âge, par les maladies, par la fortune. Il refte quelques idées, quelques paffions dominantes, enfans de la nature, de l'éducation de l'habitude, qui, fous différentes formes, nous accompagnent jufqu'au tombeau. Ces traits principaux de l'ame s'altèrent encore tous les jours, felon qu'on a mal dormi ou mal digéré. Le caractère de chaque homme est un chaos, et l'écrivain qui veut débrouiller, après des fiècles, ce chaos, en fait un autre. Pour l'hiftorien qui ne veut peindre que de fantaifie, qui ne veut que montrer de l'efprit, il n'est pas digne du nom d'hiftorien. Un fait vrai vaut mieux que cent antithèses.

Il en eft à peu près de même des harangues. Si les héros qu'on fait parler ne les ont pas prononcées, l'hiftoire alors eft romanesque en ce point. Il n'y a que deux difcours directs dans toute l'histoire du Siècle de Louis XIV. Ils furent tous deux prononcés en effet, l'un par le maréchal de Vauban au fiége de Valenciennes, l'autre par le duc d'Orléans avant la bataille de Turin. On n'examine point ici les

raifons qu'ont eu quelques anciens de prendre une plus grande liberté; mais on croit que dans un fiècle auffi philofophe que le nôtre, et au milieu de tant de nations éclairées, l'on doit au public ce refpect de ne dire que l'exacte vérité, de faire toujours difparaître l'auteur pour ne laiffer voir que le héros, et de ne mettre jamais fon imagination à la place des réalités. Le goût du fiècle préfent eft de montrer de l'efprit, à quelque prix que ce puiffe être. On préfère une épigramme à tout ; et c'eft en partie ce qui a fait tout dégénérer.

Après cette digreffion, on eft malheureusement obligé de revenir àun objet bien dégoûtant pour le public, à la Beaumelle. On fait bien qu'il ne peut s'agir avec lui ni de difcuffion littéraire, ni d'éclairciffemens hiftoriques. C'eft un homme qui dit en deux mots, au bas des pages, ou des abfurdités, ou des menfonges, ou des injures.

Que ne s'en eft-il tenu à outrager l'auteur du Siècle? Mais la même fureur infenfée qui lui a dicté fon libelle du Qu'en dira-t-on, l'a porté encore dans ses remarques fur le fiècle paffé, à ofer attaquer les puissances du fiècle où nous fommes. Enhardi qu'il eft par une impunité qui ne doit pas durer, mais qui l'aveugle, il infulte le roi de Pruffe, toute la maifon d'Orléans, et le roi de France.

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