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SCÈNE VI.

CATHOS, MADELON.

CATHOS.

Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière! que son intelligence est épaisse, et qu'il fait sombre dans son âme!

MADELON.

Que veux-tu, ma chère? j'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure un jour me viendra développer une naissance plus illustre.

CATHOS.

Je le croirais bien; oui, il y a toutes les apparences du monde; et pour moi, quand je me regarde aussi...

SCÈNE VII.

CATHOS, MADELON, MAROTTE.

MAROTTE.

Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.

MADELON.

Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites: Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d'être visibles.

MAROTTE.

Dame! je n'entends point le latin, et je n'ai pas appris, comme vous, la filophie dans le grand Cyre.

MADELON.

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DEUXIÈME PORTEUR.

Est-ce ainsi qu'on paye les pauvres gens? et votre

L'impertinente! Le moyen de souffrir cela! Et qui qualité nous donne-t-elle à dîner? est-il, le maître de ce laquais?

MAROTTE.

Il me l'a nommé le marquis de Mascarille.

MADELON.

Ah! ma chère, un marquis! un marquis! Oui, allez dire qu'on nous peut voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous.

CATHOS.

Assurément, ma chère.

MADELON.

Il faut le recevoir dans cette salle basse plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.

MAROTTE.

Par ma foi! je ne sais point quelle bête c'est là; il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.

1 Parler chrétien, c'est parler un langage intelligible. Cette expression est venue des Vénitiens, qui disent que, comme il

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Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici deux yeux qui ont la mine d'être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More'.

Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir Comment, diable! d'abord qu'on les approche, ils tout à l'heure.

MASCARILLE.

se mettent sur leurs gardes meurtrières. Ah! par ma foi, je m'en défie! et je m'en vais gagner au pied, ou

Qu'elles ne se pressent point, je suis ici posté com- je veux caution bourgeoise, qu'ils ne me feront point modément pour attendre. de mal.

Les voici.

MAROTTE.

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'Hélas! qu'en pourrions-nous dire? Il faudrait être l'antipode de la raison, pour ne pas confesser que du bon goût, du bel esprit, et de la galanterie. Paris est le grand bureau des merveilles, le centre

MASCARILLE.

Pour moi, je tiens que hors de Paris il n'y a point de salut pour les honnêtes gens.

Ce proverbe, traiter de Turc à More, qui signifie traiter avec la dernière rigueur, est sans doute fondé sur ce que les Turcs et les Mores, dans leurs anciennes guerres, ne se faisaient point de quartier. ( A. )

Caution bourgeoise signifie caution solvable, caution valable. Molière a employé une seconde fois cette expression dans la Critique de l'École des femmes : « La caution n'est pas bourgeoise.» (A.)

3 Personnage du roman de Clélie, à qui l'auteur a voulu donner un caractère enjoué et plaisant. (B.) Dans le langage des précieuses, on disait : étre un Amilcar, pour étre enjoué. (Voy. le Grand Dictionnaire des Précieuses, ou la clef de la langue des ruelles. Paris, 1660, pag. 21.)

CATHOS. C'est une vérité incontestable.

MASCARILLE.

cule, qu'une personne se pique d'esprit, et ne sache pas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour; et pour moi, j'aurais toutes les hontes du

Il y fait un peu crotté; mais nous avons la chaise. monde, s'il fallait qu'on vînt à me demander si j'aurais vu quelque chose de nouveau que je n'aurais pas vu.

MADELON.

Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais

temps.

MASCARILLE.

MASCARILLE.

Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en

Vous recevez beaucoup de visites? Quel bel es- peine je veux établir chez vous une académie de prit est des vôtres ?

MADELON.

Hélas! nous ne sommes pas encore connues; mais nous sommes en passe de l'être; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d'amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.

beaux esprits, et je vous promets qu'il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime un peu quand je veux; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de Et certains autres qu'on nous a nommés aussi pour madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille

CATHOS.

être les arbitres souverains des belles choses.

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Eh! mon Dieu! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié; car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces messieurs-là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris; et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n'y aurait rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu'il faut savoir de nécessité, et qui sont de l'essence du bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet; une telle a fait des paroles sur un tel air : celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance; celui-là a composé des

stances sur une infidélité : monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures; un tel auteur a fait un tel dessein; celui-là en est à la troisième partie de son roman; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C'est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies, et si l'on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l'esprit qu'on peut avoir.

CATHOS.

En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridi

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Cela exerce l'esprit, et j'en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.

MADELON.

Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.

MASCARILLE.

C'est mon talent particulier; et je travaille à mettre en madrigaux toute l'histoire romaine.

MADELON.

Ah! certes, cela sera du dernier beau; j'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.

MASCARILLE.

Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.

MADELON.

Je m'imagine que le plaisir est grand de se voir imprimer.

MASCARILLE.

Sans doute. Mais, à propos, il faut que je vous die

1 On donnait le nom de ruelles aux assemblées de ce tempslà. L'alcôve servait de salon, et la société s'y réunissait autour du lit de la précieuse, qui se couchait pour recevoir ses visites. La ruelle était parée avec beaucoup d'élégance et de goût, et les hommes qui en faisaient les honneurs prenaient le nom bizarre d'alcovistes.

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Mais n'admirez-vous pas aussi je n'y prenais pas garde? Je n'y prenais pas garde, je ne m'apercevais pas de cela; façon de parler naturelle, je n'y prenais pas garde. Tandis que, sans songer à mal, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, Je vous regarde, c'est-à-dire, je m'amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple; votre œil en tapinois... Que vous semble de ce mot tapinois? n'est-il pas bien choisi?

Tout à fait bien..

CATHOS.

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MASCARILle.

A quoi donc passez-vous le temps, mes dames?

A rien du tout.

CATHOS.

MADELON.

est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête, et ne vous avertit par là qu'il faut faire le brouhaha?

CATHOS.

En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d'un ouvrage; et les choses ne va

Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable lent que ce qu'on les fait valoir. de divertissements.

MASCARILLE.

Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez; aussi bien, on en doit jouer une nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble.

MADELON.

Cela n'est pas de refus.

MASCARILLE.

Mais je vous demande d'applaudir comme il faut, quand nous serons là; car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l'auteur m'en est venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici qu'à nous autres gens de condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles,

et leur donner de la réputation : et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous contredire ! Pour moi, j'y suis fort exact; et quand j'ai promis à quelque poëte, je crie toujours: Voilà qui est beau ! devant que les chandelles soient allumées.

MADELON.

Ne m'en parlez point : c'est un admirable lieu que Paris; il s'y passe cent choses tous les jours, qu'on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être.

CATHOS.

C'est assez: puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu'on dira.

MASCARILLE.

Je ne sais si je me trompe; mais vous avez toute la mine d'avoir fait quelque comédie.

MADELON.

Hé ! il pourrait être quelque chose de ce que vous dites.

MASCARILLE.

Ah! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en a composé une que je veux faire repré

senter.

CATHOS.

Et à quels comédiens la donnerez-vous ?

MASCARILLE.

Belle demande! Aux grands comédiens; il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses; les autres sont des ignorants qui récitent comme l'on parle; ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s'arrêter au bel endroit : eh! le moyen de connaître ou

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1 La petite oie se disait alors des rubans, des plumes et des différentes garnitures qui ornaient l'habit, le chapeau, le noud de l'épée, les gants, les bas et les souliers. (B.)

2 C'est Perdrigeon tout pur. -Perdrigeon était le marchand en vogue qui fournissait les gens du bel air. Il ne faut pas confondre ce mot avec le nom de la belle couleur violette, qui est emprunté d'une prune nommée perdrigon.

3 Les canons étaient un cercle d'étoffe large, et souvent orné de dentelles, qu'on attachait au-dessous du genou, et qui couvrait la moitié de la jambe. Les importants se rendaient ridicules par l'ampleur démesurée de leurs canons. Voilà pourquoi ceux de Mascarille ont un grand quartier de plus que ceux qu'on fait. (B.)

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