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réimprimée 1. M. de Visé, qui aimait fort à voir la Molière, vint souper chez elle le même jour. Molière le traita cavalièrement sur le sujet de sa lettre, en lui donnant de bonnes raisons pour souhaiter qu'il ne se fût point avisé de défendre sa pièce.

Les hypocrites avaient été tellement irrités par le Tartuffe, que l'on fit courir dans Paris un livre terrible, que l'on mettait sur le compte de Molière pour le perdre. C'est à cette occasion qu'il mit dans le Misanthrope les vers suivants : Et non content encor du tort que l'on me fait, Il court parmi le monde un livre abominable 2, Et de qui la lecture est même condamnable; Un livre à mériter la dernière rigueur, Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur. Et là-dessus on voit Oronte qui murmure, Et tâche méchamment d'appuyer l'imposture;

Lui qui d'un honnête homme à la cour tient le rang. On voit par cette remarque que le Tartuffe fut joué avant le Misanthrope3, et avant le Médecin malgré lui; et qu'ainsi la date de la première représentation de ces deux dernières pièces, que l'on a mise dans les Œuvres de Molière, n'est pas véritable, puisque l'on marque qu'elles ont été jouées dès le mois de mars et de juin de l'année 1666.

Molière avait lu son Misanthrope à toute la cour avant que de le faire représenter 4; chacun lui en disait son sentiment, mais il ne suivait que le sien ordinairement, parce qu'il aurait été souvent obligé de refondre ses pièces, s'il avait suivi tous les avis qu'on lui donnait ; et d'ailleurs il arrivait quelquefois que ces avis étaient intéressés. Molière ne traitait point de caractères, il ne plaçait aucun trait, qu'il n'eût des vues fixes. C'est pourquoi il ne voulut point ôter du Misanthrope, « Ce grand flandrin qui crachait dans un puits pour «< faire des ronds, » que madame Henriette d'Angleterre lui avait dit de supprimer lorsqu'il eut l'honneur de lire sa pièce à cette princesse. Elle regardait cet endroit comme un trait indigne d'un si bon ouvrage; mais Molière avait son original, il voulait le mettre sur le théâtre 5.

Au mois de décembre de la même année, il donna au roi

* Elle ne fut réimprimée qu'en 1682, et on ne la trouve pas dans la seconde édition du Misanthrope, publiée chez Claude Barbin, un peu plus d'un an après la mort de Molière. Cette circonstance suffirait pour prouver la vérité de l'anecdote racontée par Grimarest, lorsqu'on ne saurait pas que jusqu'alors de Visé avait été un des plus acharnés détracteurs de Molière, et que plus tard il se fit l'apologiste de l'abbé Cotin dans le compte qu'il rendit des Femmes savantes. (Voyez le Mercure galant, année 1762.)

2 On ignore le titre de ce livre.

3 Les trois premiers actes du Tartuffe furent joués le 12 mai 1664, à la sixième journée des Plaisirs de l'Ile enchantée; ⚫ mais la représentation de la pièce entière n'eut lieu que le 5 août 1667. Ainsi Grimarest se trompe lorsqu'il dit que le Tartuffe parut avant le Misanthrope et le Médecin malgré lui, qui furent représentés dans l'été de 1666. (DESP.)

4 On sait que les ennemis de Molière voulurent persuader au duc de Montausier, fameux par sa vertu sauvage, que c'était lui que Molière jouait dans le Misanthrope. Le duc de Montausier alla voir la pièce, et dit en sortant: « Je n'ai garde de vou«<loir du mal à Molière; il faut que l'original soit bon, puisque << la copie est si belle!» Et comme on insistait pour l'irriter, il ajouta : « Je voudrais bien ressembler au Misanthrope; c'est un «honnête homme ! » (Vie du duc de Montausier, tome II, page 129.) Dangeau rapporte cette anecdote avec des circonstances qui dénaturent également le caractère de M. de Montausier et celui de Molière. Il mérite d'autant moins de foi, qu'il n'a consigné ce récit dans ses Mémoires qu'en 1690, à l'époque de la mort du duc de Montausier, c'est-à-dire plus de vingt-quatre ans après la première représentation du Misanthrope.

5 Molière ne se rendait pas toujours aux conseils qu'on lui donnait, et il avait raison. Cependant il était loin de croire à

le divertissement des deux premiers actes d'une pastorale qu'il avait faite; c'est Mélicerte. Mais il ne jugea pas à propos, avec raison, d'en faire le troisième acte, ni de faire imprimer les deux premiers, qui n'ont vu le jour qu'après sa mort.

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Le Sicilien fut trouvé une agréable petite pièce à la cour et à la ville, en 1667 : et l'Amphitryon passa tout d'une voix au mois de janvier 1668. Cependant un savantasse n'en voulut point tenir compte à Molière. « Comment! disait-il, il a tout pris sur Rotrou, et Rotrou sur Plaute. Je ne vois pas pourquoi on applaudit à des plagiaires 1. C'a toujours été, ajon<< tait-il, le caractère de Molière : j'ai fait mes études avec lui; et un jour qu'il apporta des vers à son régent, celui-ci reconnut qu'il les avait pillés; l'autre assura fortement qu'ils « étaient de sa façon; mais après que le régent lui eut reproché son mensonge, et qu'il lui eut dit qu'il les avait pris « dans Théophile, Molière le lui avoua, et lui dit qu'il les y « avait pris avec d'autant plus d'assurance, qu'il ne croyait « pas qu'un jésuite pût lire Théophile. Ainsi, disait ce pédant « à mon ami, si l'on examinait bien les ouvrages de Molière, << on les trouverait tous pillés de cette force-là ; et même quand <«< il ne sait où prendre, il se répète sans précaution. » De semblables critiques n'empêchèrent pas le cours de l'Amphitryon, que tout Paris vit avec beaucoup de plaisir, comme un spectacle bien rendu en notre langue, et à notre goût2.

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Après que Molière eut repris avec succès son Avare, au mois de janvier 1668, comme je l'ai déjà dit, il projeta de donner son Georges Dandin. Mais un de ses amis lui fit entendre qu'il y avait dans le monde un Dandin qui pourrait bien se reconnaître dans sa pièce, et qui était en état par sa famille non-seulement de la décrier, mais encore de le faire re

la perfection de ses ouvrages. Un jour, à la lecture de ce vers de Boileau parlant de lui:

Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire,

il s'écria, serrant la main du satirique : « Voilà la plus grande « vérité que vous ayez jamais dite; je ne suis pas du nombre de «< ces esprits sublimes dont vous parlez; mais, tel que je suis, Je n'ai jamais rien fait dont je sois véritablement content. » (OEuvres de Boileau, par Saint-Marc, tome 1, page 49.) Ce qui doit faire admirer encore plus la modestie de Molière, c'est qu'il tint ce discours dans la même année ou les trois premiers actes du Tartuffe furent joués à la cour. (B.)

1 Les ennemis de Molière confondaient à dessein le plagiat avec l'imitation. Imiter, ce n'est pas copier, c'est ajouter à son modèle, c'est lutter avec lui d'invention et de génie : et voilà ce que Molière a fait avec un rare bonheur dans Amphitryon. Aussi a-t-on dit de lui qu'il était original lorsqu'il imitait. Les ouvrages de Virgile et de Vida suffisent pour établir la diffé rence qui existe entre l'imitateur et le plagiaire : Virgile imite Homère, et ne le pille pas; il est quelquefois son égal. Vida copie Virgile; il dénature ses vers pour les voler, et dans ses larcins mêmes il reste toujours au-dessous du poële qu'il dépouille. Nous avons cru nécessaire d'établir ici les véritables principes, afin de repousser une fois pour toutes les reproches de ce genre qui se trouvent répétés plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage.

phitryon de Plaute était fort au-dessus du moderne; mais 2 Madame Dacier fit une dissertation pour prouver que l'Amayant oui dire que Molière voulait faire une comédie des femmes savantes, elle supprima sa dissertation. (V.) - Ceci est une erreur qui a passé comme beaucoup d'autres, à la faveur du nom de Voltaire. Ce fut seulement dix ans après la mort de Molière, en 1683, que madame Dacier publia sa traduction de trois comédies de Plaute, avec une dissertation de son Ampièce de Molière; mais qu'elle croit la chose inutile après l'exaphitryon, où elle déclare qu'elle avait résolu d'examiner la men de la comédie latine. Mademoiselle Lefebvre (depuis madame Dacier) n'avait que dix-sept ans à l'époque où l'Amphitryon de Molière fut représenté pour la première fois.

VIE DE MOLIÈRE.

pentir d'y avoir travaillé. « Vous avez raison, dit Molière à
son ami; mais je sais un sûr moyen de me concilier l'homme
« dont vous me parlez : j'irai lui lire ma pièce. » Au specta-
cle, où il était assidu, Molière lui demanda une de ses heu-
res perdues pour lui faire une lecture. L'homme en question
se trouva si fort honoré de ce compliment, que toutes affaires
cessantes, il donna parole pour le lendemain; et il courut tout
Paris pour tirer vanité de la lecture de cette pièce. « Molière,
disait-il à tout le monde, me lit ce soir une comédie : voulez-
« vous en être? » Molière trouva une nombreuse assemblée,
et son homme qui présidait. La pièce fut trouvée excellente;
et lorsqu'elle fut jouée, personne ne la faisait mieux valoir
que celui dont je viens de parler, et qui pourtant aurait pu
s'en facher; une partie des scènes que Molière avait traitées
dans sa pièce étant arrivées à cette personne. Ce secret de
faire passer sur le théâtre un caractère à son original a été
trouvé si bon, que plusieurs auteurs l'ont mis en usage de-
puis avec succès. Le Georges Dandin fut donc bien reçu à la
cour au mois de juillet 1668, et à Paris au mois de novembre
suivant.

Quand Molière vit que les hypocrites, qui s'étaient si fort
offensés de son Imposteur, étaient calmés, il se prépara à
le faire paraître une seconde fois. Il demanda à sa troupe,
plus par conversation que par intérêt, ce qu'elle lui donne-
rait s'il faisait renaître cette pièce. Les comédiens voulurent
absolument qu'il y eût double part, sa vie durant, toutes les
fois qu'on la jouerait; ce qui a toujours été depuis très-ré-
gulièrement exécuté. 'On affiche le Tartuffe : les hypocrites
se réveillent; ils courent de tous côtés pour aviser aux moyens
d'éviter le ridicule que Molière allait leur donner sur le théâ-
tre, malgré les défenses du roi. Rien ne leur paraissait plus
effronté, rien plus criminel, que l'entreprise de cet auteur;
et accoutumés à incommoder tout le monde et à n'être jamais
incommodés, ils portèrent de toutes parts leurs plaintes im-
si son
portunes pour faire réprimer l'insolence de Molière,
annonce avait son effet. L'assemblée fut si nombreuse, que
les personnes les plus distinguées furent heureuses d'avoir
place aux troisièmes loges. On allume les lustres; et l'on était
près de commencer la pièce, quand il arrive de nouvelles
défenses de la représenter, de la part des personnes prépo-
sées pour faire exécuter les ordres du roi. Les comédiens firent
aussitôt éteindre les lumières, et rendre l'argent à tout le
monde. Cette défense était judicieuse, parce que le roi était
alors en Flandre; et l'on devait présumer que Sa Majesté ayant
défendu la première fois qu'on jouât cette pièce, Molière vou-
lait profiter de son absence pour la faire passer. Tout cela ne
se fit pourtant pas sans un peu de rumeur de la part des spec-
tateurs, et sans beaucoup de chagrin du côté des comédiens.
La permission que Molière disait avoir de Sa Majesté pour
jouer sa pièce n'était point par écrit; on n'était pas obligé de
s'en rapporter à lui. Au contraire, après les défenses du roi,
on pouvait prendre pour une témérité la hardiesse que Molière
avait eue de remettre le Tartuffe sur le théâtre, et peu s'en
fallut que cette affaire n'eût encore de plus mauvaises suites
pour lui; on le menaçait de tous côtés. Il en vit dans le mo-
ment les conséquences; c'est pourquoi il dépêcha en poste
sur-le-champ la Thorillière et la Grange pour aller demander
au roi la protection de Sa Majesté dans une si fâcheuse con-
joncture'. Les hypocrites triomphaient; mais leur joie ne dura
qu'autant de temps qu'il en fallut aux deux comédiens pour
apporter l'ordre du roi, qui voulait qu'on jouât le Tartuffe.
Le lecteur jugera bien, sans que je lui en fasse la descrip-

La Grange publia, en 1682, une édition des OEuvres de
Molière, et il se permit d'altérer le texte de plusieurs pièces;
entre autres celui de l'Avare, du Tartuffe et des Fourberies de
Scapin.

MOLIÈRE.

et

tion, quel plaisir 1 ordre du roi apporta dans la troupe,
parmi les personnes de spectacles; mais surtout dans le cœur
de Molière, qui se vit justifié de ce qu'il avait avancé. Si on
avait connu sa droiture et sa soumission, on aurait été per-
suadé qu'il ne se serait point hasardé de représenter le Tar-
tuffe une seconde fois, sans en avoir auparavant pris l'ordre
de Sa Majesté. A dater de cette époque, les représentations
se succédèrent sans interruption.

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Molière n'était pas seulement bon acteur et excellent auteur, il avait toujours soin de cultiver la philosophie. Chapelle et lui ne se passaient rien sur cet article-là: celui-là pour Gassendi; celui-ci pour Descartes. En revenant d'Auteuil un jour, dans le bateau de Molière, ils ne furent pas longtemps sans faire naître une dispute. Ils prirent un sujet grave pour se faire valoir devant un minime qu'ils trouvèrent dans leur bateau, et qui s'y était mis pour gagner les Bons - Hommes. « J'en fais juge le bon père, si le système de Descartes n'est << pas cent fois mieux imaginé que tout ce que M. de Gassendi « nous a ajusté au théâtre pour nous faire passer les rêveries d'Épicure. Passe pour sa morale; mais le reste ne vaut pas « la peine que l'on y fasse attention. N'est-il pas vrai, mon « père? » ajouta Molière au minime. Le religieux répondit par un hom! hom! qui faisait entendre aux philosophes qu'il était connaisseur dans cette matière; mais il eut la prudence de ne se point mêler dans une conversation si échauffée, surtout avec des gens qui ne paraissaient pas ménager leur adversaire. « Oh! parbleu, mon père, dit Chapelle, qui se crut << affaibli par l'apparente approbation du minime, il faut que « Molière convienne que Descartes n'a formé son système « que comme un mécanicien qui imagine une belle machine << sans faire attention à l'exécution : le système de ce philo. << sophe est contraire à une infinité de phénomènes de la na« ture, que le bon homme n'avait pas prévus. » Le minime sembla se ranger du côté de Chapelle par un second hom! hom! Molière, outré de ce qu'il triomphait, redouble ses efforts avec une chaleur de philosophe, pour détruire Gassendi par de si bonnes raisons, que le religieux fut obligé de s'y rendre par un troisième hom! hom! obligeant, qui semblait décider la question en sa faveur. Chapelle s'échauffe, et criant du haut de la tête pour convertir son juge, il ébranla son équité par la force de son raisonnement. « Je conviens « que c'est l'homme du monde qui a le mieux rêvé, ajouta Chapelle; mais, morbleu ! il a pillé ses rêveries partout; et « cela n'est pas bien; n'est-il pas vrai, mon père? » dit-il au minime. Le moine, qui convenait de tout obligeamment, donna aussitôt un signe d'approbation, sans proférer une seule parole. Molière, sans songer qu'il était au lait, saisit avec fureur le moment de rétorquer les arguments de Chapelle. Les deux philosophes en étaient aux convulsions et presque aux invectives d'une dispute philosophique, quand ils arrivèrent devant les Bons-Hommes. Le religieux les pria qu'on le mit à terre. Il les remercia gracieusement, et applaudit fort à leur profond savoir sans intéresser son mérite: mais avant que de sortir du bateau, il alla prendre sous les pieds du batelier sa besace, qu'il y avait mise en entrant; c'était un frère lai. Les deux philosophes n'avaient point vu son enseigne; et honteux d'avoir perdu le fruit de leur dispute devant un homme qui n'y entendait rien, ils se regardèrent l'un et l'autre sans se rien dire. Molière, revenu de son abattement, dit à Baron, qui était de la compagnie, mais d'un âge à négliger une pareille conversation: « Voyez, petit garçon, ce « que fait le silence, quand il est observé avec conduite. « Voilà comme vous faites toujours, Molière, dit Chapelle, << vous me commettez sans cesse avec des ânes qui ne peuvent << savoir si j'ai raison. Il y a une heure que j'use mes poumons, « et je n'en suis pas plus avancé. »

Chapelle reprochait toujours à Molière son humeur rêveuse

il voulait qu'il fut d'une société aussi agréable que la sienne; il le voulait en tout assujettir à son caractère, et que sans s'embarrasser de rien il fut toujours préparé à la joie. «< Oh! << monsieur, lui répondit Molière, vous êtes bien plaisant. Il « vous est aisé de vous faire ce système de vivre; vous êtes « isolé de tout, et vous pouvez penser quinze jours durant « un bon mot, sans que personne vous trouble; et aller après, «<toujours chaud de vin, le débiter partout aux dépens de << vos amis; vous n'avez que cela à faire. Mais si vous étiez, « comme moi, occupé de plaire au roi, et si vous aviez qua<< rante ou cinquante personnes qui n'entendent point raison, « à faire vivre et à conduire, un théâtre à soutenir, et des << ouvrages à faire pour ménager votre réputation, vous n'au«riez pas envie de rire, sur ma parole; et vous n'auriez point «tant d'attention à votre bel esprit et à vos bons mots, qui « ne laissent pas de vous faire bien des ennemis. - Mon pau « vre Molière, répondit Chapelle, tous ces ennemis seront « mes amis dès que je voudrai les estimer, parce que je suis « d'humeur et en état de ne les point craindre; et si j'avais « des ouvrages à faire, j'y travaillerais avec tranquillité, et « peut-être seraient-ils moins remplis que les vôtres de choses << basses et triviales; car vous avez beau faire, vous ne sauriez << quitter le goût de la farce.- Si je travaillais pour l'honneur, « répondit Molière, mes ouvrages seraient tournés tout aua trement: mais il faut que je parle à une foule de peuple, « et à peu de gens d'esprit, pour soutenir ma troupe; ces gens« là ne s'accommoderaient nullement de votre élévation dans « le style et dans les sentiments; et vous l'avez vu vous-même, quand j'ai hasardé quelque chose d'un peu passable, avec quelle peine il m'a fallu en arracher le succès! Je suis sûr que vous, qui me blâmez aujourd'hui, vous me louerez quand je serai mort. Mais vous, qui faites si fort l'habile a homme, et qui passez, à cause de votre bel esprit, pour " avoir beaucoup de part à mes pièces, je voudrais bien vous << voir à l'ouvrage : je travaille présentement sur un caractère « où j'ai besoin de telles scènes; faites-les, vous m'obligerez, « et je me ferai honneur d'avouer un secours comme le vôtre. » Chapelle accepta le défi; mais lorsqu'il apporta son ouvrage à Molière, celui-ci, après la première lecture, le rendit à Chapelle. Il n'y avait aucun goût de théâtre; rien n'y était dans la nature c'était plutôt un recueil de bons mots que des scènes suivies. Cet ouvrage de M. Chapelle ne serait-il point l'original du Tartuffe, qu'une famille de Paris, jalouse avec justice de la réputation de Chapelle, se vante de posséder écrit et raturé de sa main? Mais, à en venir à l'examen, on y trouverait sûrement de la différence avec celui de Molière 1. Voici une scène très-comique qui se passa entre Molière et un de ces courtisans qui marquent par la singularité. Celuici, sur le rapport de quelqu'un qui voulait apparemment se moquer de lui, fut trouver l'autre en grand seigneur. « Il « m'est revenu, monsieur de Molière, dit-il avec hauteur « dès la porte, qu'il vous prend fantaisie de m'ajuster au théâ «tre, sous le titre d'Extravagant: serait-il bien vrai? Moi, monsieur ! lui répondit Molière, je n'ai jamais eu dessein de travailler sur ce caractère, j'attaquerais trop de monde; mais si j'avais à le faire, je vous avoue, monsieur, que je ne pourrais mieux faire que de prendre dans votre << personne le contraste que j'ai accoutumé de donner au ridicule, pour le faire sentir davantage. Ah! je suis bien

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Cette conversation de Molière et l'histoire du Tartuffe de Chapelle sont d'une absurdité inconcevable. L'anecdote si connue de la scène des Fáchcux, confiée à la plume de Chapelle, et dont il se tira si mal, est sans doute l'origine de ce dernier conte. Le reste ne mérite pas que nous nous y arrêtions. Heureusement il n'en est pas de même des scènes suivantes, qui ne manquent ni de naturel ni de vraisemblance.

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«<aise que vous me connaissiez un peu, lui dit le comte; et j'étais étonné que vous m'eussiez si mal observé. Je venais «< arrêter votre travail, car je ne crois pas que vous eussiez. passé outre. Mais, monsieur, lui repartit Molière, qu'a« viez-vous à craindre? Vous eût-on reconnu dans un carac«tère si opposé au vôtre? — Tubleu ! répondit le comte, il «< ne faut qu'un geste qui me ressemble pour me désigner, et «< c'en serait assez pour amener tout Paris à votre pièce : je << sais l'attention que l'on a sur moi. Non, monsieur, dit << Molière; le respect que je dois à une personne de votre rang << doit vous être garant de mon silence. — Ah! bon, répondit « le comte, je suis bien aise que vous soyez de mes amis; je « vous estime de tout mon cœur, et je vous ferai plaisir dans les << occasions. Je vous prie, ajouta-t-il, mettez-moi en contraste « dans quelque pièce; je vous donnerai un mémoire de mes « bons endroits. Ils se présentent à la première vue, lui : répliqua Molière; mais pourquoi voulez-vous faire briller « vos vertus sur le théâtre? elles paraissent assez dans le << monde, personne ne vous ignore. — Cela est vrai, répon<< dit le comte; mais je serais ravi que vous les rapprochas. « siez toutes dans leur point de vue; on parlerait encore plus « de moi. Écoutez, ajouta-t-il, je tranche fort avec N....; met« tez-nous ensemble, cela fera une bonne pièce : quel titre a lui donneriez-vous ? Mais je ne pourrais, lui dit Molière, « lui en donner d'autre que celui d'Extravagant. Il serait << excellent, par ma foi, lui repartit le comte, car le pauvre homme n'extravague pas mal : faites cela, je vous en prie; « je vous verrai souvent pour suivre votre travail. Adieu, << monsieur de Molière, songez à notre pièce; ilme tarde «< qu'elle paraisse. » La fatuité de ce courtisan mit Molière de mauvaise humeur au lieu de le réjouir, et il ne perdit pas l'idée de le mettre bien sérieusement au théâtre; mais il n'en a pas eu le temps.

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Molière trouva mieux son compte dans la scène suivante que dans celle du courtisan; il se mit dans le vrai à son aise, et donna des marques désintéressées d'une parfaite sincérité; c'était où il triomphait. Un jeune homme de vingt-deux ans, beau et bien fait, le vint trouver un jour, et après les compliments, lui découvrit qu'étant né avec toutes les dispositions nécessaires pour le théâtre, il n'avait point de passion plus forte que celle de s'y attacher; qu'il venait le prier de lui en procurer les moyens, et lui faire connaître que ce qu'il avançait était véritable. Il déclama quelques scènes détachées, sérieuses et comiques, devant Molière, qui fut surpris de l'art avec lequel ce jeune homme faisait sentir les endroits touchants. Il semblait qu'il les eût travaillés vingt années, tant il était assuré dans ses tons; ses gestes étaient ménagés avec esprit; de sorte que Molière vit bien que ce jeune homme avait été élevé avec soin. Il lui demanda comment il avait appris la déclamation. « J'ai toujours eu « inclination de paraître en public, lui dit-il; les régents sous « qui j'ai étudié ont cultivé les dispositions que j'ai appor«tées en naissant; j'ai tâché d'appliquer les règles à l'exécution, et je me suis fortifié en allant souvent à la comé« die. Et avez-vous du bien? lui dit Molière. - Mon père << est un avocat assez à son aise, lui répond le jeune homme. Eh bien! lui répliqua Molière, je vous conseille de pren«dre sa profession; la nôtre ne vous convient point; c'est << la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, << ou des libertins qui veulent se soustraire au travail. D'ailleurs, c'est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents « que de monter sur le théâtre; vous en savez les raisons: je me suis toujours reproché d'avoir donné ce déplaisir

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<< ma famille; et je vous avoue que si c'était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut<< être, ajouta-t-il, qu'elle a ses agréments; vous vous trom«pez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés

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VIE DE MOLIÈRE.

des grands seigneurs, mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs; et c'est la plus triste de toutes les situations, que « d'être l'esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, monsieur, quittez un dessein si contraire à votre bonheur « et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais « vous rendre mes services; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. » Le jeune homme donnait quelques raisons pour persister dans sa résolution, quand Chapelle entra, un peu pris de vin; Molière lui fit entendre ce jeune homme. Chapelle en fut aussi étonné que son ami. « Ce sera là, dit-il, un excellent comédien ! - On ne vous « consulte pas sur cela, répond Molière à Chapelle. Repré« sentez-vous, ajouta-t-il au jeune homme, la peine que nous << avons : incommodés ou non, il faut être prêt à marcher « au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous som« mes bien souvent accablés de chagrin; à souffrir la rusti« cité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d'un public qui est en droit de & nous gourmander pour l'argent qu'il nous donne. Non, mon« sieur, croyez-moi, encore une fois, dit-il au jeune homme, « ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris; faites-vous avocat; je vous réponds du succès. - Avocat! « dit Chapelle; eh fi! il a trop de mérite pour brailler à un barreau; et c'est un vol qu'il fait au public s'il ne se fait pré« dicateur ou comédien. — En vérité, lui répond Molière, il * faut que vous soyez bien ivre pour parler de la sorte; et « vous avez mauvaise grâce de plaisanter sur une affaire aussi sérieuse que celle-ci, où il est question de l'honneur et de « l'établissement de monsieur. — Ah! puisque nous sommes « sur le sérieux, répliqua Chapelle, je vais le prendre tout « de bon. Aimez-vous le plaisir ? dit-il au jeune homme. « Je ne serais pas fâché de jouir de celui qui peut m'être per« mis, répondit le fils de l'avocat. — Eh bien donc, répondit « Chapelle, mettez-vous dans la tête que, malgré tout ce que « Molière vous a dit, vous en aurez plus en six mois de théâ« tre qu'en six années de barreau. » Molière, qui n'avait en vue que de convertir le jeune homme, redoubla ses raisons pour le faire ; et enfin il réussit à lui faire perdre la pensée de se mettre à la comédie. « Oh! voilà mon harangueur qui << triomphe, s'écria Chapelle; mais, morbleu! vous répon<< drez du peu de succès de monsieur dans le parti que vous « lui faites embrasser. >>

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Chapelle avait de la sincérité, mais souvent elle était fondée sur de faux principes, d'où on ne pouvait le faire revenir; et quoiqu'il n'eût envie d'offenser personne, il ne pouvait résister au plaisir de dire sa pensée, et de faire valoir un bon mot aux dépens de ses amis. Un jour qu'il dinait en nombreuse compagnie avec M. le marquis de M..., dont le page, pour tout domestique, servait à boire, il souffrait de n'en point avoir aussi souvent que l'on avait accoutumé de lui en donner ailleurs; la patience lui échappa à la fin. « Eh! je vous " prie, marquis, dit-il à M. de M..., donnez-nous la monnaie de votre page. »

ne

Chapelle se serait fait un scrupule de refuser une partie de il plaisir; il se livrait au premier venu sur cet article-là; fallait pas être son ami pour l'engager dans ces repas qui se prolongent jusqu'à l'extrémité de la nuit : il suffisait de le connaître légèrement. Molière était désolé d'avoir un ami si agréable et si honnête homme, attaqué de ce défaut; il lui en faisait souvent des reproches, et M. Chapelle lui promettait toujours merveilles, sans rien tenir. Molière n'était pas le seul de ses amis à qui sa conduite fit de la peine. M. des P...1 le rencontrant un jour au Palais, lui en parla à cœur ouvert. « Eh quoi! lui dit-il, ne reviendrez-vous point de

1 M. Despréaux.

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«< cette fatigante crapule qui vous tuera à la fin? Encore, si
« c'était toujours avec les mêmes personnes, vous pourriez
espérer de la bonté de votre tempérament de tenir bon
« aussi longtemps qu'eux; mais quand une troupe s'est ou-
«<trée avec vous, elle s'écarte; les uns vont à l'armée, les
«< autres à la campagne, où ils se reposent, et pendant ce
temps-là une autre compagnie les relève; de manière que
« vous êtes nuit et jour à l'atelier. Croyez-vous, de bonne
foi, pouvoir être toujours le plastron de ces gens-là sans
<< succomber? D'ailleurs, vous êtes tout agréable, ajouta
« M. des P...; faut-il prodiguer cet agrément indifféremment
« à tout le monde? Vos amis ne vous ont plus d'obligation
quand vous leur donnez de votre temps pour se réjouir avec
<< vous, puisque vous prenez le plaisir avec le premier venu
qui vous le propose, comme avec le meilleur de vos amis.
<< Je pourrais vous dire encore que la religion, votre répu-
«<tation même, devraient vous arrêter, et vous faire faire de
« sérieuses réflexions sur votre dérangement. - Ah! voilà
qui est fait, mon cher ami; je vais entièrement me mettre
<< en règle, répondit Chapelle la larme à l'œil, tant il était
« touché; je suis charmé de vos raisons, elles sont excellen-
«tes, et je me fais un plaisir de les entendre; redites-les-moi,
je vous en conjure, afin qu'elles me fassent plus d'impres-
<<sion. Mais, dit-il, je vous écouterai plus commodément
<< dans le cabaret qui est ici proche entrons-y, mon cher
ami, et me faites bien entendre raison, car je veux revenir
« de tout cela. » M. des P..., qui croyait être au moment de
convertir Chapelle, le suit; et en buvant un coup de bon vin,
lui étale une seconde fois sa rhétorique; mais le vin venait
toujours, de manière que ces messieurs, l'un en prêchant,
et l'autre en écoutant, s'enivrèrent si bien qu'il fallut les
reporter chez eux 1.

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Si Chapelle était incommode à ses amis par son indifférence, Molière ne l'était pas moins dans son domestique par son exactitude et par son arrangement. Il n'y avait personne, quelque attention qu'il eût, qui y pût répondre : une fenêtre ouverte ou fermée un moment devant ou après le temps qu'il l'avait ordonné, mettait Molière en convulsion; il était petit dans ces occasions. Si on lui avait dérangé un livre, c'en était assez pour qu'il ne travaillât de quinze jours; il y avait peu de domestiques qu'il ne trouvât en défaut; et la vieille servante Laforêt y était prise aussi souvent que les autres, quoiqu'elle dût être accoutumée à cette fatigante régularité que Molière exigeait de tout le monde; et même il était prévenu que c'était une vertu; de sorte que celui de ses amis qui était le plus régulier et le plus arrangé était celui qu'il estimait le plus.

Il était très-sensible au bien qu'il pouvait faire dire de tout ce qui le regardait : ainsi il ne négligeait aucune occasion de tirer avantage dans les choses communes, et comme dans le sérieux; et il n'épargnait pas la dépense pour se satisfaire, d'autant plus qu'il était naturellement très-libéral; et l'on a toujours remarqué qu'il donnait aux pauvres avec plaisir, et qu'il ne leur faisait jamais des aumônes ordinaires. Il n'aimait point le jeu, mais il avait assez de penchant pour le sexe; la de... l'amusait quand il ne travaillait pas *. Un de ses amis, qui était surpris qu'un homme aussi déli. cat que Molière eût si mal placé son inclination, voulut le « Est-ce la vertu, la beauté dégoûter de cette comédienne. << ou l'esprit, lui dit-il, qui vous font aimer cette femme-là?

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« Vous savez que la Barre' et Florimont sont de ses amis, qu'elle n'est point belle, que c'est un vrai squelette, et « qu'elle n'a pas le sens commun. Je sais tout cela, monsieur, lui répondit Molière; mais je suis accoutumé à ses « défauts; et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m'ac«< commoder aux imperfections d'une autre; je n'en ai ni le << temps ni la patience. » Peut-être aussi qu'une autre n'aurait pas voulu de l'attachement de Molière; il traitait l'engagement avec négligence, et ses assiduités n'étaient pas trop fatigantes pour une femme; en huit jours une petite conversation, c'en était assez pour lui, sans qu'il se mît en peine d'être aimé, excepté de sa femme, dont il aurait acheté la tendresse pour toute chose au monde. Mais ayant été malheureux de ce côté-là, il avait la prudence de n'en parler jamais qu'à ses amis; encore fallait-il qu'il y fut indispensablement obligé

C'était l'homme du monde qui se faisait le plus servir; il fallait l'habiller comme un grand seigneur, et il n'aurait pas arrangé les plis de sa cravate. Il avait un valet, dont je n'ai pu savoir ni le nom, ni la famille, ni le pays; mais je sais que c'était un domestique assez épais, et qu'il avait soin d'habiller Molière. Un matin qu'il le chaussait à Chambord, il mit un de ses bas à l'envers. « Un tel, dit grave«ment Molière, ce bas est à l'envers. » Aussitôt ce valet le prend par le haut, et en dépouillant la jambe de son maître, met ce bas à l'endroit : mais comptant ce changement pour rien, il enfonce son bras dedans, le retourne pour chercher l'endroit; et l'envers revenu dessus, il rechausse Molière. « Un tel, lui dit-il encore froidement, ce bas est à l'envers. >> Le stupide domestique, qui le vit avec surprise, reprend le bas, et fait le même exercice que la première fois; et s'imaginant avoir réparé son peu d'intelligence, et avoir donné sûrement à ce bas le sens où il devait être, il chausse son maître avec confiance; mais ce maudit envers se trouvant toujours dessus, la patience échappa à Molière. « Oh, par« bleu! c'en est trop, dit-il en lui donnant un coup de pied qui le fit tomber à la renverse; ce maraud-là me chaussera « éternellement à l'envers ce ne sera jamais qu'un sot, quelque métier qu'il fasse. — Vous êtes philosophe! vous « êtes plutôt le diable, » lui répondit ce pauvre garçon, qui fut plus de vingt-quatre heures à comprendre comment ce malheureux bas se trouvait toujours à l'envers 2.

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On dit que le Pourceaugnac fut fait à l'occasion d'un gentilhomme limousin qui, un jour de spectacle, et dans une querelle qu'il eut sur le théâtre avec les comédiens, étala une partie du ridicule dont il était chargé. Il ne le porta pas loin. Molière, pour se venger de ce campagnard, le mit en son jour sur le théâtre, et en fit un divertissement au goût du peuple, qui se réjouit fort à cette pièce, laquelle fut jouée à Chambord au mois de septembre de l'année 1669, et à Paris un mois après 3.

Au mois d'octobre 1670, l'on représenta le Bourgeois gentilhomme à Chambord, où elle obtint un grand succès. Au mois de novembre suivant, elle obtint le même succès

Ce la Barre était musicien. La Fontaine l'a placé au nombre des auteurs de chants mélodieux dans son Epitre sur l'Opéra, adressée à M. de Niert, 1677. Voilà tout ce que nous avons pu découvrir sur ce rival de Molière. Quant à Florimont, il nous est inconnu.

2 L'auteur de la Lettre critique sur la vie de Molière dit que ce valet, qui ne savait pas chausser son maître, devint habile mécanicien, et qu'il fit fortune dans les affaires. Cet homme se nommait Provençal, mais il changea de nom en changeant d'état, et son nouveau nom ne nous est pas parvenu.

3 C'est une opinion généralement répandue à Limoges que Molière se vengea du mauvais accueil qu'il reçut dans cette ville en composant sa comédie de Pourceaugnac

à Paris. Chaque bourgeols y croyait trouver son voisin peint au naturel; et il ne se lassait point d'aller voir ce portrait : le spectacle d'ailleurs, quoique outré et hors du vraisem blable, mais parfaitement bien exécuté, attirait les spectateurs; et on laissait gronder les critiques sans faire attention à ce qu'ils disaient contre cette pièce.

Il y a des gens de ce temps-ci qui prétendent que Molière ait pris l'idée du Bourgeois gentilhomme dans la personne de Gandouin, chapelier, qui avait consommé cinquante mille écus avec une femme que Molière connaissait, et à qui ce Gandouin donna une belle maison qu'il avait à Meudon. Quand cet homme fut abîmé, dit-on, il voulut plaider pour cureur, et de meilleur sens que lui, n'ayant pas voulu enrentrer en possession de son bien. Son neveu, qui était protrer dans son sentiment, cet oncle furieux lui donna un coup de couteau, dont pourtant il ne mourut pas mais on fit enfermer ce fou à Charenton, d'où il se sauva par-dessus les murs. Bien loin que ce bourgeois ait servi d'original à Molière pour sa pièce, il ne l'a connu ni devant ni après l'avoir faite; et il est indifférent à mon sujet que l'aventure de ce chapelier soit arrivée, ou non, après la mort de Molière. Les Femmes savantes obtinrent d'abord peu de succès. Ce divertissement, disait-on, était sec, peu intéressant, et ne convenait qu'à des gens de lecture. « Que m'importe, << s'écriait M. le marquis....., de voir le ridicule d'un pédant? «< est-ce un caractère à m'occuper? Que Molière en prenne << à la cour, s'il veut me faire plaisir. — Où a-t-il été déterrer, << ajoutait M. le comte de...., ces sottes femmes sur lesquelles « il a travaillé aussi sérieusement que sur un bon sujet? Il n'y a pas le mot pour rire à tout cela pour l'homme de « cour et pour le peuple. » Le roi n'avait point parlé à la première représentation de cette pièce; mais à la seconde, qui se donna à Saint-Cloud, Sa Majesté dit à Molière que la première fois elle avait dans l'esprit autre chose qui l'abonne, et qu'elle lui avait fait beaucoup de plaisir. Molière vait empêchée d'observer sa pièce; mais qu'elle était trèsn'en demandait pas davantage, assuré que ce qui plaisait au roi était bien reçu des connaisseurs, et assujettissait les autres. Ainsi il donna sa pièce à Paris avec confiance le 11 de mai 1672'.

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J'ai assez fait connaître que Molière n'avait pas toujours vécu en intelligence avec sa femme, il n'est pas même nécessaire que j'entre dans de plus grands détails pour en faire voir la cause. Mais je prends ici occasion de dire que l'on a plusieurs mauvais mémoires remplis de faussetés à l'égard débité, et que l'on donne encore aujourd'hui dans le public, de Molière et de sa femme. Il n'est pas jusqu'à M. Bayle qui, indigne mauvais roman, ne fasse faire un personnage à Modans son Dictionnaire historique, et sur l'autorité d'un lière et à sa femme, fort au-dessous de leurs sentiments, sophe; et toujours occupé de plaire à son prince par ses et éloigné de la vérité sur cet article-là. Il vivait en vrai philo ouvrages, et de s'assurer une réputation d'honnête homme, il se mettait peu en peine des humeurs de sa femme, qu'il laissait vivre à sa fantaisie, quoiqu'il conservât toujours pour elle une véritable tendresse. Cependant ses amis essayèrent de les raccommoder, ou, pour mieux dire, de les faire vivre avec plus de concert. Ils y réussirent; et Molière, pour rendre leur union plus parfaite, quitta l'usage du lait, qu'il n'avait point discontinué jusqu'alors, et il se mit à la viande;

1 Ce fut peu de temps après la représentation des Femmes
savantes que Louis XIV demanda
grand écrivain qui eùt illustré son règne. Boileau nomma Mo-
Boileau quel était le plus
lière. « Je ne le croyais pas, poursuivit le roi; mais vous vous
«y connaissez mieux que moi. » Ce mot, qui passa aussitôt de
bouche en bouche, mit le comble à la gloire de Molière.

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