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DE LA QUESTION DE COWES.

Notre intention était d'ouvrir la seconde année de la Revue par un coupd'œil rétrospectif sur les événements qui ont marqué l'année 1846, et de faire particulièrement ressortir les ferments de démagogie et de discorde qui agitent la coalition ennemie du repos public; nous avons cru devoir cependant ajourner ces réflexions, parce que nous avons trouvé plus urgent de dire quelques mots au sujet d'une grave question commerciale, que l'on s'efforce de remettre sur le tapis, celle qui concerne la relâche des navires à Cowes. Placés entre un débat politique et un intérêt réel, nous avons donné la préférence à celui-ci, en nous appliquant à nous-mêmes, la règle de conduite plus d'une fois réclamée, dans ce recueil, de la législature et de la presse quotidienne.

Il ne faut pas s'étonner si la question de Cowes, décidée par la loi des droits différentiels, reparaît de nouveau, deux années à peine écoulées. Toute la loi du 21 juillet 1844 est là, au moins dans sa partie essentielle, et plus d'une Voix négative eût consenti à donner une protection illusoire au commerce national, si ce point avait été emporté au profit de l'étranger. Lorsque deux intérêts rivaux sont en lutte, celui qui succombe ne se résigne pas facilement à la défaite; il cherche à recouvrer le terrain perdu. Aussi, nous voyons qu'à Anvers, rien ne se néglige pour faire plaider cette cause une seconde fois. Pétitions, procès, efforts de l'Association commerciale et industrielle, tout est employé dans ce but, et tout annonce que la Chambre des Représentants ne tardera pas à voir cette question remise à son ordre du jour.

Peu de personnes, étrangères au commerce, comprennent la gravité de cette question, sur laquelle on cherche d'ailleurs à accumuler les ténèbres. Il importe donc de rappeler à nos lecteurs le caractère de la loi différentielle, et d'expliquer ce qu'est en réalité la relâche des navires étrangers à Cowes, pour leur faire sentir ce que les efforts tentés ont d'hostile à l'intérêt du pays.

A l'aide du mauvais système commercial qui a prévalu jusqu'en 1844, nos arrivages d'outre-mer se faisaient presqu'entièrement pour compte étranger et par navires étrangers, qui quittaient nos ports sur lest (1); notre marine marchande se réduisait graduellement, et, sauf quelques matières premières, nos exportations étaient insignifiantes, par la raison fort simple, que nous ne trouverons pas à vendre là où nous n'achetons rien que par un intermédiaire, qui a lui-même des produits semblables aux nôtres à placer. Nous avons trop longtemps joué ce rôle de dupes, prôué, comme constituant le libéralisme commercial, par une coteric intéressée et par de soi-disants économistes, dont toute la science se bornait à répéter de prétendus axiomes, que nos rivaux proclamaient à haute voix hors de chez eux en se gardant bien de les mettre en pratique. Les efforts longtemps infructueux de MM. De Foere et Cassiers ont enfin ébranlé ce système. Lorsqu'en 1840, la Chambre des Représentants en a vu les partisans les plus exagérés arriver au pouvoir, elle a pris l'alarme et a constitué, dans son sein, une commission d'enquête commerciale et industrielle. L'héritier du ministère de 1840, M. Nothomb, homme d'État plus positif et qui n'avait pas l'habitude de reculer devant les questions difficiles, est résolument entré dans celle-ci. Tous les intérêts entendus et le travail de la commission parlementaire consulté, il a présenté la loi, sanctionnée le 21 juillet 1844. Elle n'a pas encore produit tous ses fruits; il s'en faut même de beaucoup : mais quand elle aura été complétée, si nos malencontreuses luttes politiques le permettent, quand elle aura reçu les corrections indiquées par l'expérience, elle fera l'un des principaux titres de gloire de cet habile ministre.

La loi des droits différentiels a plus d'un but. Elle doit favoriser, ou, pour mieux dire, créer nos relations directes avec les pays d'outre-mer et l'exportation de nos marchandises fabriquées, susceptibles d'être échangées contre les produits de ces contrées. Elle doit sauver et accroître notre marine marchande en lui procurant de l'emploi et un traitement plus favorable. Elle doit enfin faciliter nos transactions commerciales, en nous donnant de quoi payer les concessions que nous réclamons des autres peuples.

Nous entendons déjà l'objection. On va nous demander ce qu'a produit la loi différentielle. La réponse ne se fera pas attendre. Elle a produit tout ce qu'elle pouvait produire dans son état actuel: les traités avec le Zollverein et la Hollande. Jamais on ne les aurait conclus sous le régime de l'ancien système, parce qu'aucune nation, dont les gouvernants préfèrent les règles du simple bon sens aux creuses théories, ne nous accordera un avantage que moyennant un avantage. Si vous mettez tous les pavillons au même rang, si vous allez jusqu'à les assimiler au vôtre, vous n'aurez rien à donner, partant rien à recevoir. Le commerce n'est pas théoricien : il est particulièrement positif.

(1) En 1846, 2225 navires ont quitté le port d'Anvers. Sur ce nombre, on trouve 252 départs sous pavillon belge et 1973 sous pavillon étranger. 212 navires belges ont mis à la voile avec chargement et 40 seulement sont partis sur lest. Sur les 1973 départs effectués par les navires étrangers, on n'en trouve que 658 avec charge et il en reste 1315 sur lest.

Si nous n'avions recueilli que ces résultats du système des droits différentiels, si nous n'en avions que d'analogues à espérer dans l'avenir, nous devrions encore nous en féliciter et vouer de la reconnaissance à celui qui l'a formulé légalement; mais le but de la loi du 24 juillet 1844 n'est pas atteint par cet avantage, quelque important qu'il soit. Nous avons déjà fait pressentir et nous disons sans détour, que les autres effets de la loi sont encore insiguifiants. Nos relations directes avec les pays transatlantiques n'ont augmenté que dans une très-faible proportion, et l'exportation de nos produits industriels ne s'est guère améliorée. L'accroissement de notre marine marchande est également à peu près nul. Mais cet état de choses ne tient pas au vice du système; il provient de causes que nous allons expliquer et qu'il est aisé de faire disparaître. Nous signalerons d'abord quelques concessions de détails faites dans la loi aux adversaires de notre régénération commerciale. Les faveurs accordées aux arrivages directs, sont loin d'égaler celles que réclamaient les premiers auteurs de cette réforme. Peut-être ceux-ci allaient un peu loin, surtout pour les commencements : c'est ce que nous ne déciderons pas, mais nous croyons la protection accordée trop restreinte.

Une seconde cause est l'incertitude qui règne sur la stabilité de notre nouvelle législation. Ses adversaires n'épargnent aucune peine pour en amener la ruine, et l'esprit d'opposition systématique leur vient en aide, en soutenant la cause de la liberté ou plutôt de la duperie commerciale. Or, il faut au commerce de la sécurité, et nos armateurs ne se livreront qu'avec réserve à un genre d'opérations, qu'un revirement peut les mettre peut-être bientôt dans le cas d'abandonner. Sous ce rapport, il serait à désirer que la question fût promptement abordée. Traitée à fond et défendue avec zèle et talent, elle n'est pas douteuse et une confirmation du principe de la loi différentielle ranimerait la confiance maintenant affaiblie.

Une autre cause est le défaut d'inipulsion donnée à nos exportations. Malheureusement, la loi du 21 juillet 1844 n'est pas complète. Elle ne comprend que la partie commerciale et tout ce qui concerne l'industrie doit encore paraître. Deux ans et demi se sont écoulés, et ce temps précieux s'est passé à voter des budgets avec quelques lois plus ou moins urgentes; à discuter pourquoi MM. tels et tels n'étaient pas ministres ; à faire de l'opposition et la chasse aux portefeuilles. En attendant l'avènement du Messie politique qui va transformer la Belgique en Eldorado, par le seul fait de son apparition, prenez patience, MM. les industriels. Vous demandez en vain, depuis longues années, qu'on s'occupe de vous; il y a quelque chose de plus pressé : c'est le triomphe de l'opposition. Tout se tient dans un ensemble, et il est impossible que la loi produise tous ses résultats commerciaux, aussi longtemps que ses résultats industriels se feront attendre. Il faut arranger les choses, de manière que nos produits fournissent les cargaisons de départ, et ceux du pays de destination les cargaisons de retour. Il faut, à cette fin, stimuler l'intérêt, maintenant à peu près nul de l'armateur, et offrir à l'exportation des avantages qui excitent le commerce à entrer dans cette voie.

Ces causes ont réagi sur notre marine marchande. Il ne faut pas s'étonner si son accroissement est presque insensible. C'est de l'ouverture et de l'extension

du commerce direct entre la Belgique et les pays lointains, que dépend la prospérité de notre navigation. La demander avant que ces conditions soient remplies, c'est vouloir l'effet avant sa cause.

Maintenant que nous avons rappelé le but de la loi différentielle, et montré comment il se fait qu'elle n'ait pas produit plus complétement ses effets, voyons ce qu'est la relâche facultative des navires étrangers à Cowes. Nous en trouvons, dans le Journal de Bruxelles des 2 et 3 de ce mois, une excellente explication que nous allons transcrire :

<< Cowes, Falmouth et Plymouth dans la Manche, et Cork en Irlande, sont » des ports où les navires venant des colonies jettent l'ancre et y attendent que » les maisons de Londres, Liverpool, Manchester, etc., leur donnent des ordres » pour se diriger sur un port du continent où il y a le plus de chances de » réaliser la cargaison avec avantage. La marchandise reste à bord et le navire » n'est sujet qu'à un droit d'ancrage de quelques livres sterling. Ainsi qu'un >> honorable armateur d'Anvers, M. Donnet, l'a démontré dans deux lettres >> adressées à M. le ministre de l'intérieur et lues dans la séance de la Chambre » du 3 juin 1844, ces cargaisons sont généralement les retours des produits » manufacturés anglais vendus aux colonies libres, retours qui, malgré la » réforme de sir Robert Peel, sont encore d'un placement très-difficile dans la >> consommation de la Grande-Bretagne. Il y a également des cargaisons de » denrées coloniales qu'on expédie à Cowes par spéculation, et qu'on adresse » à des maisons de Londres, sur lesquelles les colons font traites à 60 ou 90 >> jours de vue pour se rembourser de leurs achats. Ces cargaisons arrivent >> ainsi à la disposition de maisons de Londres qui, munies des connaissements, >> les exposent en vente sur le marché de Londres, livrables sans frais (ou sous >> voiles, comme on dit), dans le port continental, désigné par l'acheteur. La >> maison qui vend, endosse le connaissement et la police à l'acquéreur qui en >> fait son affaire; cette opération se renouvelle souvent cinq ou six fois pen>> dant 15 ou 30 jours, durée de la relâche du navire, de manière que la car>> gaison devant Cowes peut changer une demi-douzaine de fois de propriétaire » à l'insu du capitaine et de l'affréteur. Le dernier acheteur prélève 3 p. c. de >> commission et tâche de tirer de la marchandise le meilleur parti possible. » Il l'expédie vers les places où les prix sont en faveur.

» S'il arrive que ces cargaisons ne trouvent pas d'acheteurs à Londres, les consignataires anglais sur lesquels les maisons des colonies ont fait traites, >> les dirigent vers leurs correspondants d'Anvers, de Hambourg, etc., avec qui >> ils partagent de grosses commissions.

» Il y a à Anvers des maisons qui font acheter ces cargaisons sous voiles par >> leurs commissionnaires de Londres, lorsqu'elles y voient quelque avantage. » Il y en a d'autres qui reçoivent en consignation quand la vente sous voiles » n'a pas lieu à Londres. Ces deux catégories de négociants sont intéressées à ce que la marchandise, provenant de l'entrepôt flottant de Cowes, soit » admise en consommation au même droit dont se trouvent frappées les impor>>tations directes des colonies. Voilà pourquoi elles s'agitent tant afin de faire » abolir le droit différentiel établi par la loi du 21 juillet. »

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