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religieuse pour ces peuples et pour tous ceux qui en relèvent sous le rapport des croyances; aussi est-elle la prière la plus usitée parmi les sectateurs de Bouddha dans l'Asie centrale: ils supposent qu'elle a une efficacité morale et physique universelle, quand elle est prononcée; il est parmi eux certains prêtres qui consacrent leur vie à la répéter sans interruption du matin au soir, et qui prennent un soin scrupuleux d'écrire à la fin de chaque jour, combien de fois ils l'ont proférée. Leur zèle se trouvant encore en défaut malgré l'énormité des chiffres que produit leur minutieux calcul, le service des roues intelligentes n'est jamais interrompu; les bénédictions ne cessent pas d'être appelées sur les quatre régions du monde par le mouvement des formules écrites, montant et descendant au gré de bras bien exercés; la roue à prières est le palladium du temple bouddhique: le sanctuaire des contemplatifs est florissant, tant qu'elle reste couverte de beaux caractères et tourne avec une constante rapidité (1). Qui oserait reprocher aux Bouddhistes de prier du bout des lèvres? Leurs contemplatifs méditent, et pendant ce temps on prie pour eux à tour de bras.

En présence de pareils faits qui rendent témoignage contre la prétendue spiritualité du Bouddhisme, en présence de tant de récits qui s'accordent à nous montrer une doctrine philosophique dégradée par le matérialisme de la prière et par le sensualisme de la vie pratique, n'est-il pas naturel que l'on se demande quand et à quel prix un si grand nombre de nations pourront échapper à un sort si lamentable? Serait-il juste de considérer le spectacle de leur

(1) Une anecdote qui complète ce que nous avons dit jusqu'ici sur les roues ù prières est rapportée par M. Biot dans le 3o article, déjà cité (Journ. des Savants, juin, 1845); nous la lui empruntons en l'abrégeant: le baron Shilling, de Canstadt, voyageant en 1823 dans des provinces russes de la Mongolie qui confinent à la Chine, y trouva des prêtres bouddhistes en plein exercice de leur religion, et faisant un usage très-profitable des roues à prières; pendant longtemps il ne réussit pas à obtenir d'eux la collection tibétaine des livres bouddhiques. Enfin, il rencontra un monastère, dont la roue délabrée perdait tous les jours de son crédit et de son application pratique, au grand détriment des religieux. Il leur proposa l'échange de leurs livres contre une nombreuse collection de formules om mani padme hum, qui pussent recouvrir plus de cent roues. Le baron dégagea largement sa parole en faisant graver à Pétersbourg ladite formule, en bons caractères tibétains, sur des pièces de papier oblongues, la contenant chacune 2501 fois. L'envoi d'une masse de ces feuilles précieuses jeta tout le monastère dans une joie indicible; mais l'admiration fut à son comble quand les religieux virent la formule écrite en rouge, (ce qui est bien moins vulgaire et bien plus méritant que la couleur noire), et surtout quand ils aperçurent les syllabes sacrées incrustées en gros caractères dans la pâte du papier même; dans leur exaltation sans bornes, ils coururent piller un monastère voisin pour enlever une seconde collection de livres qu'ils adressèrent à leur bienfaiteur. C'est de cette libéralité des Bouddhistes que sont provenus en partie les ouvrages tibétains et mongols que M. Shilling a donnés, en 1837, à la bibliothèque de l'Institut de France. L'anecdote a été recueillie par beaucoup de personnes de la bouche du noble témoin, pendant son séjour à Paris.

histoire sans avoir égard à l'état des générations présentes et à l'avenir de leurs descendants? L'esprit de curiosité, qui découvre et décrit un mal encore vivant, ne peut en faire froidement l'objet de son étude, en tirer les éléments d'une démonstration ou d'une théorie; la science, conuaissance du vrai, ne doit pas être séparée de l'utile; elle n'est point son but à elle-même ; elle se rapporte aux fonctions de l'intelligence dans la vie des nations et des individus ; elle est appelée, par ce qu'il y a de divin dans sa nature, à diriger leur libre et légitime activité. La science, qui n'aurait d'autre application qu'une application spéculative, descend bientôt jusqu'aux minces proportions du raisonnement subjectif; elle cesse d'exister, quand elle repousse l'utile, quand le vrai cesse d'être uni au bon. Ce n'est point en vain que des hommes éminents et dévoués continuent à prodiguer un labeur infatigable et d'ingénieux efforts à l'étude des sources qui peuvent révéler la nature et la véritable action du Bouddhisme sous les aspects différents où l'histoire le présente (1). Les connaissances que l'Europe savante vient de recueillir et celles qui vont lui être incessamment communiquées sur l'état intellectuel et moral des nations de l'Orient et en particulier des populations bouddhiques, ne peuvent rester stériles entre ses mains, sans un double crime contre Dieu et contre l'humanité; il en serait demandé un compte sévère, si elles ne fournissaient autre chose aux grands peuples qu'une statistique utile à leur commerce ou à leur politique armée : les devoirs du prosélytisme sont pour eux d'autant plus impérieux et plus pressants, que des lumières plus abondantes leur sont

(1) Non seulement M. E. Burnouf montrera, dans le second volume de son grand ouvrage, l'esprit et le développement du Bouddhisme méridional d'après des textes encore inédits, mais encore il doit livrer bientôt à la publicité un des livres authentiques du Bouddhisme primitif, afin de faire juger la composition des écritures d'origine indienne que la propagande des Baûddhas a imposées aux autres peuples: il a traduit en entier dans ce but le SadDharma-Pundarika, ou le Lotus de la Bonne Loi, livre compris dans les neuf Dharmas ou recueils de la loi par excellence' chez les Bouddhistes du Nord. Un autre de ces Dharmas sera mis au jour dans une traduction française (avec la version tibétaine, accompagnée d'extraits du texte sanscrit qui en est l'original), par M. P.-E. Foucaux, qui a ouvert le premier à Paris un cours de littérature tibétaine près la Bibliothèque royale: le Lalita Vistara, ou le Développement des Jeux est l'histoire divine et humaine du dernier Bouddha, Çakyamouni; le livre qui est maintenant sous presse à l'Imprimerie royale, a d'autant plus d'importance qu'il est la principale source où ont puisé les auteurs des innombrables vies de Bouddha, écrites dans plusieurs langues de l'Asie orientale. D'un autre côté, l'habile sinologue du Collège de France, M. Stanislas Julien, est occupé à traduire du chinois la relation du Bouddhiste Hiouan-Tsang, qui a visité l'Inde au commencement du VII° siècle; il fournira un complément précieux à la relation de Fa-hian (auteur du Foe Koue Ki) qui avait entrepris le même pèlerinage deux siècles auparavant, et il augmentera prodigieusement la valeur de ce nouveau document en y joignant un commentaire perpétuel, résultat d'un travail préalable de restitution et de concordance destiné à éclaircir l'histoire et la géographie de l'Inde et de ses dépendances, telles que les ont connues et comprises les annalistes du Céleste Empire.

acquises sur toutes les parties du monde oriental et que le succès de leurs entreprises semble mieux assuré.

Mais d'où viendra aux peuples de l'Asie ce grand et généreux secours qui les éleverait soudain du rang d'esclaves à la qualité d'amis et de frères? De la puissance Russe qui pèse sur tout le Nord de l'ancien continent et qui administre les déserts des Tartares Bouddhistes? On sait quelle est la raison sociale de l'empire des Czars; on sait quelle est la passivité de l'Église, proclamée orientale orthodoxe, mais subordonnée dans son apostolat aux vues d'une tolérance intéressée : l'Église grecque ne s'attaque point avec indépendance au Paganisme; depuis sept cents ans, comme ou l'a dit, « elle a perdu, avec le secret de la charité, la grâce de l'expansion. » Le secours viendra-t-il des Sociétés bibliques qui, soutenues par l'aristocratie financière des États protestants, envoient aux nations idolâtres des agents, des familles et des livres? Les aveux de témoins oculaires ont fait connaître à tous la stérilité des missions protestantes; l'or peut tenter la cupidité, il ne remplace pas le dévouement personnel de la vertu. Mais il reste dans le monde la puissance de la parole évangélique; elle n'a ni flottes, ni armées; elle ne se retranche pas dans des forts ou dans de riches comptoirs; elle s'avance dans les déserts et franchit les montagnes; ingénieuse dans sa charité, elle habite les cabanes et partage la misère de l'infidèle. Aussi, qui n'a lu avec étonnement les prodiges opérés dans les deux hémisphères par cette prédication de l'Évangile, vivante dans la personne des missionnaires catholiques? Qui n'a par exemple suivi avec admiration les destinées des Chrétientés fondées dans le XVIe siècle aux Indes, à la Chine et au Japon? Ces Chrétientés si florissantes ont été depuis lors ruinées par la persécution; mais au moment où la régénération de l'Orient semble entrer visiblement dans les desseins de la Providence, n'est-il pas permis de croire que la lumière de la foi sera rendue aux coutrées qu'elle un instant éclairées pour la plus grande gloire de la véritable Église ? Les ouvriers évangéliques n'ont jamais manqué à l'Église catholique, quand elle a trouvé les chemins ouverts à sa libre action; elle les a vus naguère consacrer de nouveau leurs premiers pas dans le monde bouddhique par le témoignage du sang; elle leur communiquera la patience d'un lent prosélytisme qu'ont eu en partage les anciens apôtres de l'Inde; et déjà ne portent-ils pas dans les cabanes des Bouddhistes l'ascendant invincible de la même persuasion qui parlait par la bouche des Robert de Nobilibus sous les huttes des Brahmanes? Dieu qui a depuis deux siècles fermé de nouveau la plus grande partie de l'Asie à la profession du Christianisme, lui en rouvre tour à tour les portes principales: quand il a ouvert, nul ne peut fermer. Tout le présage de nos jours, il appelle ses ministres à une délivrance nouvelle et plus complète des nations qui sont captives sous le joug d'illusions idéalistes ou de superstitions idolâtriques; il semble désigner le groupe immense des peuples bouddhistes comme une portion nouvelle de l'héritage, qu'il a destiné à son Église dans le cours des siècles.

F. NEVE,

Professeur à l'Université de Louvain.

CRITIQUE PHILOSOPHIQUE.

SAMUEL CLARKE.

Clarke n'est pas un philosophe du premier ordre; ce n'est pas un de ces esprits féconds et hardis qui changent en philosophie la face des choses, soit en ajoutant de nouveaux principes, soit en poussant les principes déjà posés à des conséquences inconnues. Clarke, dans son Traité de l'existence de Dieu, s'est fait le défenseur des saines et saintes croyances contre l'envahissement du matérialisme et de l'athéisme en Angleterre, et si dans son ouvrage, il s'est quelquefois mépris sur la valeur des preuves qu'il produisait, si l'argument célèbre auquel son nom demeure attaché et qui est comme sa propriété et son titre philosophique, s'est trouvé n'avoir point le mérite qu'il lui assignait, il n'en faut pas moins convenir que ses intentions étaient pures; qu'il a consacré tout ce qu'il avait de force et de talent à la bonne cause, et que d'ailleurs ses écrits, d'une si grande clarté, d'une lecture si facile, occupent un rang distingué dans l'histoire de la philosophie.

La lecture des ouvrages de Clarke, sans fortifier beaucoup l'esprit, calme et rassure l'âme, quelquefois troublée et épouvantée par ces prodigieux égarements de l'esprit philosophique, dont l'histoire de la philosophie nous déroule le triste tableau. On apprend, en lisant Clarke, que le monde n'est pas une mer sans rivage où, frêles jouets d'une Providence dédaigneuse, nous devions errer toujours, ballotés d'une vague à une autre vague, sans guide, sans boussole; qu'il existe pour nous un pôle sensible, où brille la lueur éclatante d'un astre secourable, et vers lequel nous devons osciller sans cesse. Aussi lorsque nous plaignant des incertitudes au milieu desquelles nous sommes plongés, des épaisses ténèbres qui nous empêchent de discerner ce que nous aurions le plus d'intérêt à connaître, nous accusons l'insuffisance des données nécessaires à la régularisation de nos rapports, nous nous rendons coupables d'ingratitude

envers la Providence. Dans les conditions sociales où nous nous rencontrons, l'incertitude est un mal dont nous sommes la seule cause heureux souvent de trouver dans cette situation, dont nous affectons de nous plaindre, un refuge contre le cri de la conscience, et un prétexte pour persévérer dans des voies où nous sacrifions tout à des intérêts fictifs et aux exigences de notre égoïsme.

Les voies par lesquelles nous arrivons à la connaissance de la vérité sont les facultés diverses internes et externes dont nous avons été doués par la nature. Mais, bien des difficultés se présentent à nous, dès notre entrée dans le champ d'exploration que nous avons à parcourir. Elles ont leur source dans les dispositions générales de l'époque contemporaine, dans les tendances exclusives inspirées par les deux écoles philosophiques qui, successivement, ont régi le monde des esprits depuis un siècle environ; l'une, en dévéloppant le génie de l'homme dans la limite circonscrite des phénomènes et des intérêts purement matériels; l'autre, en cherchant en-dehors de toute tradition, par des voies exclusivement spéculatives, et dans les abstractions de la pensée humaine toutes les solutions dont s'enquièrent avec avidité et l'esprit et le cœur.

D'un côté, la foi exclusive aux sens et à la sensation, de l'autre, les spéculations arbitraires de l'idéalisme, tels sont les faits qui, en dominant toutes les investigations de la science, se sont opposés à l'application d'une méthode régulière et complète.

En renfermant théoriquement l'exercice des diverses aptitudes de l'esprit humain dans la sphère des phénomènes de l'ordre extérieur et sensible, le sensualisme a tellement effacé la trace des facultés supérieures qui constituent pour l'homme le plus précieux apanage de sa nature, qu'habitués à cette mutilation monstrueuse, beaucoup sont arrivés à la considérer comme une organisation normale, et à prendre pour des tentatives d'usurpation les efforts qui ont pour but de restituer à ces facultés dépossédées, les prérogatives naturelles dont elles doivent être investies. Ainsi, non seulement cette méthode philosophique a arbitrairement limité et circonscrit le champ d'activité de l'intelligence humaine, mais elle a ébranlé encore, par les procédés les moins rigoureux, les croyances respectables destinées, par leur nature, à servir de base à l'ordre social tout entier. C'est sur elle que retombe la responsabilité de tant de doctrines désolantes, capables d'anéantir toute société, si ce n'était des ressorts providentiels secrets qui président, à l'insu de tous, à la conservation de l'œuvre sociale, par un mystérieux et incessant antagonisme.

Si nous demandons ce qu'est devenu, au point de vue d'une science toute paradoxale, le dogme de l'existence de Dieu, nous trouvons qu'il se présente d'abord, quelque incontestable qu'il semble à nos consciences individuelles, sous le décourageant aspect d'un problème insoluble. Quoique peu d'hommes, sans doute, aient osé assumer sur eux la responsabilité d'un dogmatisme qui abandonne l'homme au caprice de l'homme, la société tout entière à des luttes dans lesquelles les principes de l'équité et du droit disparaissent devant la force brutale, et qui, loin de nous affranchir et de garantir notre indépendance, nous prive, en réalité, de notre appui naturel et du bénéfice de l'espérance, pour nous constituer isolés et sans défense sous la dépendance du plus habile,

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