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DE LA RÉFORME ÉLECTORALE.

Depuis dix ans, la réforme électorale paraissait destinée à n'être jamais prise au sérieux par personne. L'opposition se contentait d'en évoquer de temps en temps le souvenir, peut-être pour essayer un épouvantail auquel elle attribuait nous ne savons quelle efficacité; peut-être simplement, pour satisfaire les bonnes gens qui ont foi aux programmes et qui en prennent le texte au pied de la lettre. Les conservateurs, de leur côté, estimaient ces démonstrations ce qu'elles valaient et ne s'en inquiétaient pas autrement. Voilà que, tout à coup, la réforme est passée à l'état de question positive, mais de quelle pitoyable manière? Proposée furtivement et par l'avocat le plus propre à compromettre une meilleure cause, elle a été appuyée par des voix qui la déclaraient intempestive et accueillie par des suffrages qui ne lui donneront pas un grand appui moral.

M. Castiau, qui a pris la réforme sous son patronage, est un de ces hommes qui font de la politique au gré de leur imagination et qui se figurent que tout va se mettre d'accord avec leurs théories, les hommes, les choses et jusqu'aux passions humaines. Non seulement cette manière de raisonner ne conduit pas à la vérité, mais elle finit par faire adopter de préférence, les idées les plus excentriques, les systèmes les plus téméraires. L'aveuglement des adeptes de cette école est d'autant plus invincible qu'ils ferment systématiquement les yeux à tout ce qui pourrait les éclairer, et que leur naif orgueil ne conçoit pas que leurs doctrines puissent soulever la contradiction, ni même le simple doute. Pour M. Castiau, par exemple, l'histoire n'a pas d'enseignement, l'expérience n'a d'autre fruit que la pusillanimité.

Pour M. Castiau, l'âge ne mûrit plus le jugement : il l'affaiblit; c'est la présomptueuse ignorance de la jeunesse qui doit voir remises entre ses mains les doctrines publiques. Faut-il s'étonner si M. Castiau se trouve isolé dans la Chambre comme dans le pays? S'il est forcé d'avouer lui-même que son nom est sans autorité, sa parole sans influence, qu'il constitue un obstacle pour le parti qui consent à l'adopter (1)? La téméraire hardiesse d'un homme politique de cette force doit mettre la prudence la plus vulgaire en garde contre les innovations.

Une proposition aussi grave que celle concernant la réforme électorale valait bien la peine d'être méditée par son auteur et par ceux qui avaient à en délibérer. M. Castiau n'en a pas jugé de la sorte. Il avait si peu mûri ses idées, qu'il a été obligé de se corriger deux fois.' Faute d'avoir lu la loi qu'il voulait amender, il ignorait que le cens pour les campagnes est de 20 florins dans la province de Namur aussi bien que dans le Luxembourg, et qu'il ne s'élève qu'à 25 dans le Limbourg. Il en résultait que, d'après sa proposition, un avocat, domicilié à Dinant, à Philippeville ou à Maseyck, où le cens n'est que de 20 et de 25 florins, en aurait dû payer exceptionnellement 30 pour être électeur. Faute d'avoir lu la loi communale, il ne s'était pas aperçu que, dans son système, telle personne, qui aurait été électeur, au cens de 20 florins, pour les Chambres, n'aurait pas eu le droit de voter aux élections de la ville. Et l'opposition, qui adoptait la réforme de M. Castiau, sans se douter de cette anomalie, découverte par M. Dumortier, reproche au ministère de ne pas assez méditer ses projets de loi !

M. Castiau, qui n'avait pas examiné son projet, n'a pas voulu, sans doute, imposer à ses collègues une peine que lui-même ne s'était pas donnée. La Chambre n'a pas été saisie de cette proposition régulièrement et de manière à pouvoir lui faire subir l'instruction préparatoire à laquelle elle soumet des matières beaucoup moins importantes et à se mettre en mesure d'en bien apprécier la pensée et les résultats. L'auteur l'a introduite sous forme d'amendement, au milieu d'un projet de loi qui n'y avait pas de rapport direct, car si le nombre des sénateurs et des représentants à élire est déterminé par la loi électorale, il n'affecte cependant pas le système électoral. Il était impossible de discuter d'une manière convenable, incidemment et sans y être préparé, une proposition qui soulevait les questions constitutionnelles les plus graves et qui touchait aux intérêts sociaux les plus délicats. Agir de la sorte en fait d'initiative, c'est demander à la tactique un succès de surprise, et, comme dans l'occurrence, la tactique était plus que maladroite, c'était rendre plus mauvaise encore, s'il était possible, une cause qui l'était

(1) Discours de M. Castiau, Annales parlementaires, séance du 8 mars 1847, page 1063.

déjà bien assez par elle-même. Cette étourderie n'a pas échappé aux habiles. M. De Brouckere voulait que la proposition fùt disjointe et renvoyée à un examen spécial. C'était le seul parti rationnel que la gauche eut à prendre : aussi ne l'a-t-elle pas adopté.

La gauche semble n'avoir pas été moins surprise que la droite de la proposition de M. Castiau. Sa froideur, la lenteur avec laquelle elle s'est émue, prouvent assez qu'elle se sentait entraînée plus loin qu'elle ne le désirait. C'est le 5 mars que le député de Tournay parle de la réforme électorale, comme d'une chose qui est dans ses vœux; mais il ne la propose pas encore : il voudrait que cinq membres s'associassent à lui et il ne paraît pas nourrir l'espoir de les trouver. Ce n'est pas sans raison: car toute la séance se passe sans que cette avance soit accueillie; la liste des orateurs s'épuise et, sans M. Lehon, qui n'a pas appuyé son collègue, et M. Dubus, qui l'a combattu, la discussion générale se fermait sans qu'il fût autrement question de la réforme. Le 6, la gauche continue de garder un silence imperturbable. Ce n'est qu'à la troisième séance, le 8 mars, que la proposition est enfin mentionnée; mais il n'en est parlé que pour en demander l'ajournement, nonobstant tous les éloges qui lui sont donnés. Et c'est M. Delfosse, tu quoque! M. Delfosse, la personnification de la réforme; M. Delfosse, dont la vie politique s'alimente depuis dix ans de la réforme, qui veut lui-même l'ensevelir dans les cartons! Aussi, un profond découragement s'empare de M. Castiau, qui accuse avec amertume la timidité de ses amis. Il ne peut cependant consentir à vouer sa proposition aux oubliettes, mais il l'atténue, il la fait toute petite, tellement innocente, qu'à son gré elle ne peut plus effrayer personne, pas même ceux contre qui elle est formulée. Enfin, M. Rogier vient généreusement en aide à son collègue, qui recueille, après trois jours d'efforts, une seule adhésion. Le 8, M. De Brouckere, qui s'enveloppe de nuages, demande le renvoi de la proposition aux sections. Ce n'est que les 11 et 12 mars qu'il est sérieusement question de la réforme. La proposition ne trouve que trois parrains au lieu des cinq réclamés par l'auteur, et trois voix seulement celles de MM. Verhaegen, Fleussu et D'Elhoungne viennent s'adjoindre pour sa défense à celle de M. Rogier. Et, encore à ce moment, M. Delfosse réclame l'ajournement et s'ingénie à donner à son ami d'inutiles conseils! Il est pour nous hors de doute que la gauche n'a suivi M. Castiau que forcément.

En nous occupant de la valeur des suffrages acquis à la réforme, nous n'avons aucune envie de tenir compte de certains cancans, plus ou moins exacts, relatifs à la spontanéité de quelques votes. C'est dans les documents officiels que nous cherchons les motifs de notre jugement. Vingt-deux voix ont adopté la proposition, et nous doutons fort que M. Castiau ait dû se flatter de voir la minorité arriver à ce chiffre. Lui-même, qui devait connaître ses amis, n'espérait pas, à son début, trouver cinq membres qui lui

prêtassent l'appui de leur signature. Plusieurs votants avaient autrefois repoussé le système de M. Castiau, en adoptant l'art. 47 de la Constitution. Ils avaient, dans la discussion de la loi électorale, combattu la proposition du député de Tournay, faite alors par M. De Foere qui en est le véritable auteur. Depuis, les hommes politiques de la gauche s'étaient, en général, montrés peu favorables à l'idée d'une réforme. La combinaison Rogier-Delfosse ne l'avait pas mentionnée dans son programme, et on avait dû inférer des paroles plus récentes de son premier auteur que les innovations n'entraient point dans ses vues (1). Quelle est donc la cause qui vaut aujourd'hui à la réforme des appuis qui n'avaient pas daigné s'en occuper pendant dix ans, et des voix qui s'étaient jadis élevées contre la forme même que lui donne M. Castiau? L'influence du congrès libéral.

La bonne foi veut que nous le reconnaissions: les orateurs de la gauche ont protesté qu'ils n'avaient reçu ni n'accepteraient aucun mandat impératif. Nous ne nous bornerons pas à rendre ce seul hommage à la vérité : nous irons plus loin, et nous dirons que nous croyons à la sincérité de ceux qui ont fait cette déclaration. Il n'en est pas moins certain pour nous qu'ils se trouvent, indirectement, à leur insu peut-être, sous l'empire d'une contrainte morale.

Non, sans doute, on n'est pas venu dire aux députés de la gauche : Vous voterez la réforme électorale. Un pareil ordre eût été fort mal accueilli par plusieurs, et le congrès libéral n'a peut-être pas même songé jusqu'ici à im

(1) Ce point ayant été contesté, nous allons mettre les pièces du procès sous les yeux du lecteur.

Dans la séance du 18 décembre 1846, M. Rogier demanda si le Gouvernement a bien pris le parti de repousser toute proposition de fractionnement des colléges électoraux. Le ministre de l'intérieur, interprétant, dans un sens général, les paroles de l'orateur sur les dangers de cette réforme, lui répond :

« Je croyais, MM., m'être expliqué hier d'une manière très-catégorique sur » la question du fractionnement. J'ai dit, en réponse à l'observation de l'hono» rable M. Verhaegen, que le Gouvernement n'avait rien médité, rien préparé >> sur cette question. Je l'ai, à mon tour, interpellé sur un projet dont la presse » a également annoncé l'existence. Je m'attendais à une dénégation de sa part, >> aussi franche, aussi complète que la mienne...........

» L'honorable M. Rogier vient de faire un pas. Si j'ai bien compris sa pensée, » il ne doit pas être question de réforme électorale dans les circonstances actuelles. >> MM., je le suivrai; je ferai plus, je dirai que notre intention n'est pas de » préparer la réforme qu'il a indiquée. »> (Ann. parlem., page 332.)

M. Rogier laisse passer cette interprétation et garde un silence d'autant plus significatif qu'il interrompt le ministre quelques instants après, pour contester une autre déduction bien moins importante, relative à son ancienne opinion sur la pluralité des établissements universitaires. Qui ne dit non consent, et ce n'est plus, après trois mois, lorsque les circonstances sont tout autres, que le non est recevable.

poser un pareil servage à ses adhérents. Mais est-il vrai, oui ou non, que la réforme électorale a été inscrite au programme du congrès, soi-disant libéral, et que l'adhésion à ce programme est considérée comme la pierre de touche du libéralisme? Est-il vrai, oui ou non, que les votes des associés ne seront acquis aux candidats à la législature qu'à la charge de travailler à faire réussir le programme? Voter pour la réforme, c'était faire acte de libéralisme (1); voter contre la réforme, c'était faire acte de rébellion. L'honorable M. Dolez en a fait l'expérience. Il n'y a pas eu de mandat impératif : non, dans la stricte acception du mot; mais peu importe si nous arrivons au même but par un autre chemin.

L'esprit de parti, dont nous cherchons toujours à nous garantir, ne nous rend pas injustes. Nous croyons que MM. Delfosse, Rogier, et bien d'autres membres de l'opposition, ont peu de goût pour les mandats impératifs et qu'ils tiennent plus à faire prédominer leurs propres doctrines qu'à colporter celles des autres. Nous admettons comme sincère le langage de M. Delfosse qui déclare ne vouloir rentrer à la Chambre que libre de tout engagement et n'avoir accepté le programme que parce qu'il était le sien propre. Nous rendrons cette déclaration commune à qui l'on voudra, mais revînt-elle à l'opposition tout entière, ce n'est pas assez d'être indépendant en fait, il faut l'être même en apparence. Or, l'opposition ne peut se dissimuler que l'apparence lui est défavorable. L'existence d'une association qui formule un programme, qui donne seulement son appui à ceux qui s'y conforment, est un malheur pour elle, en ce qu'il en résulte un doute invincible sur la spontanéité, même réelle, de sa conduite.

En défendant cette association (dans son but et ses résultats, puisque son droit constitutionnel n'était pas contesté), la gauche n'a pas réfléchi qu'elle affaiblissait ce qu'elle pouvait avoir d'autorité morale et qu'elle se faisait rétorquer le reproche formulé par elle contre ses adversaires. Sous quel prétexte attaque-t-elle M. de Theux dont elle ne méconnaît ni la loyauté ni les talents? Elle craint qu'il ne subisse des influences extra-gouvernementales. Nous n'avons pas à examiner la valeur ou l'inanité de ce grief, discussion qui ne rentre ni dans l'ordre général des matières traitées dans ce recueil, ni dans notre sujet spécial. Il nous suffit de rappeler que ce grief a été constamment repoussé par ceux auxquels on l'imputait, que des adversaires politiques ont déclaré n'en avoir trouvé aucune trace, et que par conséquent, son existence est au moins fort problématique aux yeux de ceux qui ne condamnent pas a priori. Comment la gauche se défendrait-elle aujourd'hui contre une accusation pareille? Il existe une association permanente qui formule, en

(1) Il va de soi qu'en employant des expressions reçues, nous n'entendons nullement confondre le véritable libéralisme avec celui qui en usurpe le nom.

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