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A ces différentes sensibilités, joignez le génie; et, dans ceux qui les auraient ainsi en partage, supposez à la fois le pouvoir de soutenir longtemps leur attention, un goût vif pour le rapprochement des idées, une grande force de raisonnement : l'intelligence, considérée dans ses rapports à la seule philosophie, vous étonnera par ses contrastes autant que par ses richesses. Vous aurez la philosophie d'Épicure et de Lucrèce; vous aurez celle d'Aristote et de Loc ke; vous aurez celle de Pythagore, de Platon, de Mallebranche, et les prodiges des mathématiques ; vous aurez enfin Épictète, Marc-Aurèle, Fénélon.

Mais il est rare qu'une manière de sentir domine exclusivement; il est rare qu'un sentiment ne réveille pas les autres sentimens. On ne verra point un monument d'architecture, sans que le sentiment de quelque rapport ne se mêle à la sensation; et, si ce monument est destiné au culte que l'homme rend à la Divinité, s'il est l'asile du guerrier qui versa son sang pour la patrie, qui pourra se défendre d'un sentiment moral?

Comme les facultés de l'âme agissent à la fois, alors même qu'une seule semble absorber toute notre activité (t. 1, p. 374-75); ainsi, les ma

nières de sentir tiennent toutes à celle qui d'abord semblait remplir la capacité de l'âme. On dirait que tout ce que nous pouvons être, nous le sommes toujours, et que l'existence toute entière se trouve dans l'existence de chaque moment. C'est ce qui nous rend si difficile la connaissance de nous-mêmes; énigme à jamais inexplicable, si l'analyse, descendant au fond de notre être, n'eût séparé des choses que la nature a unies et confondues; si son flambeau ne les eût successivement éclairées.

La distinction des quatre sentimens, sur laquelle repose ce que nous avons exposé dans cette seconde partie, n'est pas une chose aussi nouvelle que vous pourriez vous l'imaginer. On en trouve les traces dans plus d'un auteur, dans un grand nombre d'auteurs; et, s'il est vrai que jamais ils n'ont aperçu plusieurs manières différentes de sentir, il né l'est pas moins, que souvent ils se sont exprimés comme s'ils les avaient aperçues.

Montesquieu nous en a fourni un exemple remarquable (lec. 3). Sans doute, il ne s'était pas dit explicitement, qu'il recélait dans sa sensibilité quatre sources de connaissances. Qu'avait-il besoin de se le dire? Il lui suffisait d'écrire sous la dictée de son génie. Une froide analyse lui

devenait inutile: elle lui eût été nécessaire pour s'assurer de cette vérité, échappée d'ellemême à son sentiment.

Qui jamais, autant que Condillac, regarda comme inébranlable le fondement de sa philosophie? La sensation, principe unique des idées et des facultés, remplit toutes ses pages. Chaque nouvel écrit de l'auteur atteste une conviction plus grande. Le passage même que je vais transcrire est donné comme une preuve.

« Lorsque Thémistocle arrive aux jeux, le spectacle qui s'offre à lui n'est d'abord qu'un plaisir de sensation; mais lorsqu'il remarque tous les regards qui se tournent sur lui, Salamine alors se présente à sa mémoire. Il voit l'amour des Grecs, la considération de l'étranger, son nom porté aux deux bouts de la terre, et transmis à la postérité la plus reculée. Il semble que les sentimens de toute cette multitude qui l'environne, viennent se réunir en lui avec la promptitude du coup d'œil qui les exprime. Ce plaisir de réflexion est sans doute le plus délicieux et c'est uniquement parce qu'il remue l'ame toute entière, au lieu que l'autre ne fait que l'effleurer.» ( OEuvres de Condillac, t. 14, p. 263.)

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Si ce passage prouve qu'il n'y a en nous que

des sensations, comment pourrait-on s'y prendre pour prouver le contraire ?

Le plaisir de sensation produit par la beauté du spectacle qui frappe les yeux de Thémistocle : voilà, sans doute, le sentiment-sensation. Mais ce que Condillac appelle plaisir de réflexion, n'a pas sa cause dans un objet physique. Ce plaisir est produit par l'amour des Grecs, par l'admiration des étrangers. N'est-ce pas là le sentiment moral?

Et que peut être un plaisir qui remue l'âme toute entière, si, pour continuer la métaphore, il ne remue toutes les parties de la sensibilité, celles qui se lient aux facultés de l'esprit, aux rapports, à la morale, comme celle qui dépend d'un mouvement de l'organe?

Direz-vous que Condillac, reconnaissant des plaisirs de nature différente, reconnaît par conséquent des manières de sentir qui different aussi de nature, et qu'il les comprend toutes sous le nom de sensation, comme nous les comprenons toutes nous-mêmes sous le nom de sentiment?

Dites donc qu'il admet quatre espèces de sensations, dont une seule est produite par l'impression des objets extérieurs. Dites qu'il admet

quatre sources de connaissances, quatre ori gines d'idées.

Ne voyez-vous pas que vous changez par-là toute sa doctrine?

Mais qu'est-il besoin de recourir à des témoignages échappés involontairement à quelques auteurs, quand la langue que nous parlons tous, séparant avec une délicatesse exquise le sentiment de la sensation, réserve le premier de ces deux mots aux affections les plus douces ou les plus nobles, pour laisser l'autre aux besoins de la vie; quand la langue maternelle nous force elle-même à dire et à répéter sans cesse, que la nature n'a borné l'homme aux sensations; pas qu'elle lui donna le sentiment des rapports, pour le préparer à la connaissance de la vérité, comme elle lui donna le sentiment moral, pour lui faire connaître la vertu.

:

Osons le dire la manière dont se forme notre intelligence, n'est pas un mystère plus impénétrable que la plupart de ces phénomènes si long-temps inconnus, aujourd'hui familiers. Avec du marbre et son ciseau, l'artiste fait une statue il la fait aussi avec la pierre la plus

commune.

:

Avec des sentimens et ses facultés, l'esprit de l'homme fait une intelligence, il fait son

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