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Je l'ai vu tout sanglant, au milieu des batailles,

Se faire un beau rempart de mille funérailles.

D. RODRIGUE. Son nom? c'est perdre temps en propos superflus.

D. DIÈGUE. Donc pour te dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,

C'est... D. RODRIGUE. De grâce, achevez.

D. RODRIGUE. Le....

D. DIÈGUE. Le père de Chimène.

D. DIÈGUE. Ne réplique point, je connais ton amour; Mais qui peut vivre infàme est indigne du jour; Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense : Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance, Je ne te dis plus rien; venge-moi, venge-toi; Montre-toi digne fils d'un père tel que moi : Accablé des malheurs où le destin me range, Je m'en vais les pleurer. Va, cours, vole, et nous venge.

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Percé jusques au fond du cœur

D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une juste querelle,

Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.

Si près de voir mon feu récompensé,
O Dieu! l'étrange peine!

En cet affront mon père est l'offensé,
Et l'offenseur le père de Chimène!
Que je sens de rudes combats!

Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse,
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse ;
L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,

Des deux côtés mon mal est infini.
O Dieu! l'étrange peine!

Faut-il laisser un affront impuni?

Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maîtresse, honneur, amour,

Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,

Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie;
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.

Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,

Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer, qui causes ma peine,

M'es-tu donné pour venger mon honneur?
M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?
Il vaut mieux courir au trépas;

Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père ;
J'attire, en me vengeant, sa haine et sa colère :
J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
Et l'autre, indigne d'elle.

Mon mal augmente à le vouloir guérir,
Tout redouble ma peine :

Allons, mon âme, et, puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
Mourir sans tirer ma raison!

Rechercher un trépas si mortel à ma gloire!
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison;
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !

N'écoutons plus ce penser suborneur
Qui ne sert qu'à ma peine :

Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur,
Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.
Oui, mon esprit s'était déçu;

Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
Je m'accuse déjà de trop de négligence,
Courons à la vengeance;

Et, tout honteux d'avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu'aujourd'hui mon père est l'offensé,
Si l'offenseur est père de Chimène.

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D. Rodrigue. A moi, comte, deux mots. LE COMTE. Parle.

D. RODRIGUE. Ote-moi d'un doute.

Connais-tu bien don Diègue?

LE COMTE. Oui.

D. RODRIGUE. Parlons bas, écoute.

Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,

La vaillance et l'honneur de son temps? Le sais-tu? LE COMTE. Peut-être.

D. RODRIGUE. Cette ardeur que dans les yeux je porte, Sais-tu que c'est son sang? Le sais-tu?

LE COMTE. Que m'importe ?
D. RODRIGUE A quatre pas d'ici je te le fais savoir.
LE COMTE. Jeune présomptueux.

D. RODRIGUE. Parle sans t'émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années.
LE COMTE. Te mesurer à moi! Qui t'a rendu si vain,
Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main?

D. RODRIGUE. Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître,
Et pour leur coup d'essai veulent des coups de maître.

LE COMTE. Sais-tu bien qui je suis?

D. RODRIGUE. Oui : tout autre que moi Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi. Mille et mille lauriers dont ta tête est couverte Semblent porter écrit le destin de ma perte; J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ; Mais j'aurai trop de force ayant assez de cœur. A qui venge son père il n'est rien d'impossible; Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

LE COMTE. Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens;

Et, croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.

Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir,
Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime,
Que ta haute vertu répond à mon estime;
Et que, voulant pour gendre un chevalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j'avais fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse,
J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal;
Dispense ma valeur d'un combat inégal;

Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire;
On te croirait toujours abattu sans effort,
Et j'aurais seulement le regret de ta mort.

D. RODRIGUE. D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie!

LE COMTE. Retire-toi d'ici.

D. RODRIGUE. Marchons sans discourir.

LE COMTE. Es-tu si las de vivre?

D. RODRIGUE. As-tu peur de mourir? LE COMTE. Viens; tu fais ton devoir; et le fils dégénère Qui survit un moment à l'honneur de son père.

Le comte a succombé, et Chimène, apprenant sa mort, a été se jeter aux pieds du roi et lui demander justice. D. Fernand s'est engagé à porter cette affaire dans son conseil. Cependant Rodrigue vient s'offrir lui-même à la vengeance de Chimène. Elle n'est point encore de retour du palais. Elle revient bientôt accompagnée, et sa confidente Elvire, craignant de compromettre son honneur, cache Rodrigue, qui devient ainsi témoin secret de la scène suivante.

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CHIMÈNE. Enfin je me vois libre, et je puis sans contrainte
De mes vives douleurs te faire voir l'atteinte;
Je puis donner passage à mes tristes soupirs,
Je puis t'ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.
Mon père est mort, Elvire, et la première épée
Dont s'est armé Rodrigue a sa trame coupée.
Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau,
La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau,

Et m'oblige à venger, après ce coup funeste,

Celle

que je n'ai plus sur celle qui me reste. ELVIRE. Reposez-vous, madame.

CHIMÈNE. Ah, que mal à propos,
Dans un malheur si grand, tu parles de repos!
Par où sera jamais ma douleur apaisée,
Si je ne puis haïr la main qui l'a causée?
Et que puis-je espérer qu'un tourment éternel,
Si je poursuis un crime, aimant le criminel?

ELVIRE. Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore?
CHIMÈNE. C'est peu de dire aimer, Elvire, je l'adore.
Ma passion s'oppose à mon ressentiment,
Dedans mon ennemi je trouve mon amant,
Et je sens qu'en dépit de toute ma colère
Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père;
Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant :
Mais en ce dur combat de colère et de flamme,
Il déchire mon cœur sans partager mon âme,

Et, quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,
Je ne consulte point pour suivre mon devoir.

Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige.
Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afflige,
Mon cœur prend son parti; mais, malgré son effort
Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.
ELVIRE. Pensez-vous le poursuivre?

CHIMÈNE. Ah! cruelle pensée,

Et cruelle poursuite où je me vois forcée!
Je demande sa tête, et crains de l'obtenir;
Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir.
ELVIRE. Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique;
Ne vous imposez pas de loi si tyrannique.

CHIMÈNE. Quoi! j'aurai vu mourir mon père entre mes bras,
Son sang criera vengeance, et je ne l'aurai pas!
Mon cœur, honteusement surpris par d'autres charmes,
Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes!
Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur
Sous un lâche silence étouffe mon honneur!
ELVIRE. Madame, croyez-moi, vous serez excusable
De conserver pour vous un homme incomparable,
Un amant si chéri : vous avez assez fait;

Vous avez vu le roi; n'en pressez point d'effet,
Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.
CHIMÈNE. Il y va de ma gloire, il faut que je me venge;
Et, de quoi que nous flatte un désir amoureux,
Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.
LVIRE. Mais vous aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire.
CHIMÈNE. Je l'avoue.

ELVIRE. Après tout, que pensez-vous donc faire? CHIMÈNE. Pour conserver ma gloire et finir mon ennui, Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.

SCÈNE IV.-D. RODRIGUE, CHIMÈNE, ELVIRE.

D. RODRIGUE. Eh bien! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l'honneur de m'empêcher de vivre.

CHIMÈNE. Elvire, où sommes-nous? et qu'est-ce que je voi?
Rodrigue en ma maison! Rodrigue devant moi!

D. RODRIGUE. N'épargnez point mon sang; goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.
CHIMENE. Hélas! D. RODRIGUE. Ecoute-moi.

CHIMÈNE. Je me meurs.

CHIMENE. Va, laisse-moi mourir.

D. RODRIGUE. Un moment.

D. RODRIGUE. Quatre mots seulement,

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