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quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l'avenir, que si entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu'une qui soit solidement bonne et importante, j'ose croire que c'est celle que j'ai choisie.

Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n'est peut-être qu'un peu de cuivre et de verre que je prends (vendito) pour de l'or et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche; el combien aussi les jugements de nos amis nous doivent être suspects, lorsqu'ils sont en notre faveur. Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j'ai suivis, et d'y représenter ma vie comme en un tableau1, afin que chacun en puisse juger, et qu'apprenant du bruit commun (ipse post tabulam delitescens) les opinions qu'on en aura, ce soit un nouveau moyen de m'instruire, que j'ajouterai à ceux dont j'ai coutume de me servir.

Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la Méthode que chacun doit suivre pour bien conduire. sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne. Ceux qui se mêlent de

1. Ainsi l'exposition de la philosophie cartésienne est absolument différente dans le Discours de la méthode et dans les Principes.

Dans le Discours, l'exposition est pour ainsi dire biographique; elle est, au contraire, toute logique dans les Principes.

donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent, et s'ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l'aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas suivre, j'espère qu'il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.

J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et, pour ce qu'on me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me semblait n'avoir fait autre profit en tâchant de m'instruire, sinon que j'avais découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j'étais en l'une des plus célèbres écoles de l'Europe 2, où je pensais qu'il devait y avoir de savants hommes, s'il y en avait en aucun endroit de la terre : j'y avais appris tout ce que les autres y apprenaient; et même ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseignait, j'avais parcouru tous les livres traitants de celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares, qui ·

1. A seize ans, en 1612. Il était né en 1596,

2. Le collège des Jésuites de La Flèche.

avaient pu tomber entre mes mains avec cela, je savais les jugements que les autres faisaient de moi; et je ne voyais point qu'on m'estimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre eux quelquesuns, qu'on destinait à remplir les places de nos maîtres : et enfin notre siècle me semblait aussi fleurissant, et aussi fertile en bons esprits, qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle, qu'on m'avait auparavant fait espérer.

Je ne laissais pas toutefois d'estimer les exercices, auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savais que les langues que l'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille l'esprit; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu'étant lues avec discrétion, elles aident à former le jugement1; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs; et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées; que l'Éloquence a des forces et des beautés incomparables; que la Poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes; que les Mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts, et diminuer le travail des hommes;

1. Descartes déclare que l'étude des lettres sert à former le juge

ment. Opinion remarquable chez un mathématicien.

que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements, et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles; que la Théologie enseigne à gagner le ciel; que la Philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses1, et se faire admirer des moins savants; que la Jurisprudence, la Médecine, et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent; et enfin qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur, et se garder d'en être trompé.

Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues; et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car c'est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule, et contre raison; ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui n'ont rien vu2: mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays : et lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles, qui ne le sont point (irritantque nos hoc pacto vel

1. De tous ces exercices de l'école, il est remarquable que la philosophie soit le seul dont Descartes parle sur DISCOURS DE LA MÉTHODE.

un ton quelque peu méprisant.

2. Ce qu'il faut priser surtout, c'est la liberté de l'esprit.

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ad ea suscipienda quæ supra vires, vel ad ea speranda quæ supra sortem nostram sunt); et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n'augmentent la valeur des choses pour les rendre plus dignes d'être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances1, d'où vient que le reste ne paraît pas tel qu'il est, et que ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu'ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des Paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces.

:

J'estimais fort l'Éloquence; et j'étais amoureux de la Poésie mais je pensais que l'une et l'autre étaient des dons de l'esprit, plutôt que des fruits de l'étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de Rhétorique et ceux qui ont les inventions les plus agréables et qui les savent exprimer avec le plus d'ornement et de douceur, ne laisseraient pas d'être les meilleurs Poètes, encore que l'art Poétique leur fût inconnu.

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Je me plaisais surtout aux Mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons3, mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pen

1. Observation importante sur la manière de lire l'histoire.

2. Admirable rhétorique.

3. L'évidence et la certitude sont

le premier mérite en philosophie. D'où il suit que les mathématiques sont plus près de la vraie philosophie que tous les systèmes.

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