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Pour ce qui est des relations mondaines de Descartes, il est certain qu'elles n'ont jamais été nombreuses. Elles ont été rares, parce qu'elles ont été choisies. Il nous est impossible d'entrer ici dans des détails qui seraient infinis. Nous ne pouvons toutefois négliger de citer M. de Zuitlichem, le père de Huyghens, l'Électrice palatine, et surtout sa fille, la princesse Élisabeth, qui, jusqu'à la mort de Descartes, entretint avec lui le commerce le plus suivi et le plus affectueux. C'est à la princesse Élisabeth que Descartes dédia ses Principes; il la considéra toujours, non seulement comme son amie la plus dévouée, mais aussi comme son disciple le plus fidèle et le plus éclairé 1.

Revenons à ses travaux.

Jusqu'alors il s'était occupé de mathématiques et de physique. Sa physique d'ailleurs, nous le verrons plus tard, était toute géométrique. A partir du moment où nous sommes parvenus, l'objet de ses études change. Il néglige sensiblement la physique et même les mathématiques. C'est l'étude de la nature vivante qui l'occupe tout entier. Il devient en peu d'années grand anatomiste, grand physiologiste et habile médecin. Sur ce point, le Discours de la méthode nous apporte un témoignage indiscutable. Au reste, les seuls travaux que nous ayons ici en vue sont des travaux de recherche. Nous devions donner ces indications avant que de nous occuper de travaux d'un autre ordre, ceux qui se rapportent à la composition et à la publication des ouvrages dans lesquels la philosophie cartésienne se trouve exposée.

Descartes, ayant pour objet de fonder une philosophie nouvelle, devait naturellement penser tout d'abord à pré

1. Sur les rapports de Descartes avec la princesse Élisabeth, on pourra consulter le récent travail

de M. Foucher de Careil: Descartes, la princesse Élisabeth et la reine Christine. Paris, 1879.

senter au public l'ensemble de sa doctrine.Tel fut, en effet, son dessein. Il commença donc à rédiger un grand ouvrage qui devait avoir pour titre : le Monde, ou Traité de la lumière1. Son travail avançait de manière à lui donner satisfaction, quand il apprit que l'inquisition romaine venait de condamner Galilée pour avoir soutenu le système de Copernic sur le mouvement de la terre. Aussitôt il s'arrêta, et, dans le premier moment, prit la résolution de ne plus rien écrire (1633). Une pareille résolution a de quoi surprendre, il faut tâcher de l'expliquer.

Que le système de Copernic fut une doctrine suspecte, Descartes ne pouvait pas l'ignorer, car tout le monde le savait. Déjà même, en 1616, l'inquisition avait condamné le mouvement de la terre, et il est certain que Descartes l'avait entendu dire. Sa surprise est donc assez étrange. Sa résolution ne l'est pas moins. Était-il inquiété dans sa foi? Nullement. Son adhésion au système de Copernic paraît aussi ferme et aussi tranquille après qu'avant le décret de l'inquisition. Était-il effrayé des conséquences fâcheuses que pouvait avoir la publication de son livre? Mais on ne voit pas bien ce qu'un Français établi en Hollande pouvait avoir à craindre de l'inquisition romaine dont les décrets n'étaient même pas reçus en France. La vérité est qu'il ne s'était pas sans peine décidé à écrire le métier de faiseur de livres lui paraissait médiocrement compatible avec la qualité de gentilhomme. Nous savons d'ailleurs que, dès 1619, il avait pris la résolution de tenir les questions religieuses absolument en dehors de ses recherches, et même de ses méditations philosophiques, et c'était un de ses principes de ne

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1. Il nous en reste une esquisse en quinze chapitres qui forment une centaine de pages. Au reste, le plan

de l'ouvrage entier se trouve dans le Discours de la méthode, V partie.

revenir jamais sur une résolution prise. En adoptant le système de Copernic, il s'était flatté de n'adopter qu'une opinion de physique sans aucune conséquence pour la foi. Le décret de l'inquisition lui faisait croire qu'il s'était trompé sur ce point. Enfin, il était catholique, et catholique soumis. Braver l'autorité de l'Église dans un pays hérétique lui paraissait une sorte de déloyauté et presque de forfaiture. Sa résolution est donc à la fois très honorable et très intelligible. Dès qu'elle fut connue, elle souleva contre lui tous ses amis, sans aucune exception. Cependant il tint bon, et son livre demeura supprimé. Mais pour donner satisfaction à tous ceux dont l'influence l'avait une première fois décidé, il promit de composer un autre ouvrage dans lequel il exposerait d'abord sa méthode, ensuite les principaux résultats auxquels cette méthode lui avait permis de parvenir dans les sciences. Telle est l'origine du Discours de la méthode 1.

L'ouvrage, paru en 1637, et qui contenait, outre le Discours lui-même, trois traités : la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, renfermait, sans parler de la méthode, deux parties bien distinctes; une partie scientifique et une partie métaphysique. De la partie scientifique, Descartes ne prit pas d'abord beaucoup de souci. Il laissa les géomètres Schooten, Florimond de Beaune, commenter son livre et développer ses idées, et se contenta de répondre par lettres à quelques objections ou à quelques demandes d'éclaircissements qui lui furent adressées surtout par l'intermédiaire du P. Mersenne. Il comprit d'ailleurs sur-lechamp que sa Géométrie se défendrait toute seule et triompherait d'elle-même. La partie métaphysique de son œuvre

1. Nous nous occuperons plus tard en détail du Discours de la

méthode. Nous devons maintenant poursuivre notre récit.

était plus facilement attaquable. Elle était d'ailleurs tout entière renfermée dans une seule partie, c'est-à-dire dans quelques pages du Discours de la méthode. Il jugea nécessaire de la développer, et se mit à composer ses Méditations métaphysiques.

Le Discours de la méthode, écrit en français, s'adressait à tout le monde. Les Méditations, écrites en latin, dédiées à Messieurs les doyens et docteurs de la sacrée Faculté de théologie de Paris, furent évidemment destinées aux philosophes et aux théologiens. Elles furent de plus communiquées avant l'impression aux écrivains du temps les plus habiles et les plus célèbres en ces matières, Arnauld, Hobbes, Gassendi, etc., qui envoyèrent leurs objections. Descartes y fit des réponses, et le tout parut en 1641. Six ans après, il en parut une traduction française par M. le duc de Luynes, que Descartes revit, et à laquelle il fit quelques changements et additions. Cette traduction a donc rang d'original.

Cependant le système du monde et la physique générale n'avaient pas encore été exposés. L'ensemble de la doctrine n'avait pas encore été présenté au public d'une façon complète et dogmatique. Ce fut pour combler cette lacune que Descartes composa un nouvel ouvrage qui parut à Amsterdam, en 1644, sous ce titre: Renati Descartes Principia Philosophiæ.

Les trois grands ouvrages que nous venons d'indiquer embrassent toutes les parties de la philosophie, à l'exception de la seule morale. Descartes ne voulut jamais publier un traité dogmatique de morale, mais pour montrer comment il entendait que sa méthode fût appliquée aux questions de cet ordre, il fit paraître, en 1649, son Traité des passions de l'âme, qui clot la liste des grands ouvrages publiés de son vivant.

L'effet produit par ces publications fut vraiment immense. Une philosophie nouvelle, certainement égale et par certains côtés supérieure aux grands systèmes de l'antiquité, apparaissait brusquement. Ce fut une révélation. Dès lors Descartes eut des amis et des ennemis, des admirateurs et des détracteurs, des disciples et des adversaires. Il perdit un peu de sa sérénité; car il était moins sensible à la gloire qu'aux tracasseries, et les tracasseries ne lui manquèrent pas. Il est inutile d'entrer dans ces détails. Nous n'avons plus qu'à donner quelques indications sur les dernières années de sa vie, et sur les principales circonstances de sa mort.

Il avait alors pour ami intime et pour admirateur passionné M. Chanut, ambassadeur de France en Suède. Celuici conçut le dessein d'inspirer à la reine Christine le désir d'avoir à sa cour un des hommes les plus extraordinaires de son temps. Il n'eut pas de peine à réussir. La reine fit faire par Chanut d'abord, puis par d'autres personnes, des démarches très actives pour déterminer Descartes à venir se fixer à Stockholm. Celui-ci résista longtemps. Il sentait bien qu'il allait sinon perdre, du moins compromettre l'indépendance absolue dont il avait joui toute sa vie. Cependant la pensée qu'il pourrait concilier à la princesse Élisabeth et à la maison palatine la protection de la Suède acheva de le déterminer 1. Il partit. Il fut reçu par Christine d'une manière digne de lui; mais le climat de la Suède se trouva contraire à sa santé. Au mois de février 1650, il tomba malade d'une inflammation de poitrine, et le 11 du même mois il était mort. Il avait cinquante-trois ans, dix mois et onze jours.

1. Voyez le récent travail de M. Foucher de Careil: Descartes, DISCOURS DE LA MÉTHODE.

la princesse Elisabeth et la reine Christine. Paris, 1879.

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