Page images
PDF
EPUB

rigoureuse, en possession de principes définis, et non point seulement de maximes édifiantes et vagues; elle doit être en état de résoudre tous les problèmes pratiques, et n'abandonner rien à notre initiative et à notre bon vouloir.

Ainsi Élisabeth, qui nous avait paru d'abord si fortement attirée vers Descartes, n'a pu trouver satisfaction entière sur aucun des points de la morale cartésienne. Quelles sont les causes de ce dissentiment final, que rien ne faisait prévoir? C'est d'abord que l'esprit de la princesse, naturellement inquiet et troublé, devait suivre sa pente, aller au scepticisme. Mais c'est aussi, et plus encore, que le point de vue du disciple n'est pas celui du maître; il y a entre eux un désaccord secret, qui ira s'accentuant. Descartes est un spéculatif; il est plus préoccupé de métaphysique que de morale. Il tient qu'à la rigueur une morale provisoire peut suffire, et qu'on peut suivre en ses actions « les opinions les plus douteuses » comme si elles étaient « très assurées (Discours de la méthode, 2o règle de morale). » Les maximes courantes, la religion établie dispensent le sage de régler sa vie. Comme il n'est pas nécessaire d'étudier la théologie pour « gagner le ciel, » il ne l'est pas non plus d'approfondir la morale pour bien vivre. La volonté de bien faire est toute la vertu ou en est l'essentiel. Descartes a plus vite fait de rassurer sa conscience que de contenter sa raison. En effet, il s'accommode du vraisemblable dans l'ordre pratique, tandis que dans l'ordre métaphysique il prétend atteindre la vérité absolue et rejette comme entièrement faux ce qui est seulement douteux. A ses yeux, la vie véritable étant celle qui consiste dans l'acquisition de la science et le développement de la raison, la vie pratique, qui s'agite au-dessous de la pensée, a de moindres devoirs qu'il importe peu de définir. Descartes parle en philosophe pour qui le besoin suprême et peut-être unique est de bien penser. Élisabeth n'a point ce détachement à l'égard des vertus pratiques. Elle est philosophe, mais elle a l'âme chrétienne. La vérité qu'elle aspire à découvrir est la vérité morale. Le culte qu'elle rend à la philosophie est intéresse; elle éprouve le besoin d'être rassurée par elle sur la conformité de la

théologie et de la morale traditionnelle avec la raison. Tandis que Descartes, en morale, jouit du bénéfice d'une croyance arrêtée, la croyance catholique, et se voue dès lors, en toute tranquillité d'âme, à la spéculation pure, Élisabeth, dont les croyances protestantes, sans formule précise et à jamais fixée, ne sont pas à l'abri de l'examen et du doute, s'inquiète sans cesse pour elles en conclusions auxquelles la philosophie arrive. Il y a entre elle et Descartes la distance qui sépare le croyant du philosophe.

En outre, Descartes a l'esprit généralisateur, il trace par exemple les grandes lignes de la morale, il pose les principes et dédaigne d'entrer dans le détail des déductions particulières. Élisabeth, au contraire, trahit la nature féminine par son goût. des applications; elle ne conteste pas les principes, mais elle les éprouve; en quittant les hauteurs de la théorie, elle voit les difficultés de plus près; en s'enquérant de savoir où les principes conduisent, elle découvre combien ils sont peu assurés. La critique des théories de Descartes est pénétrante, fière, mais toute de détail; elle procède par le menu, elle n'ébranle pas le système, elle ne lui porte pas de grands coups hardis, mais peu à peu, si l'on y prend garde, elle le fait doucement tomber en poussière. D'ailleurs il n'y a pas peut-être de système qui résiste à ce genre d'épreuve. On ne saurait mettre une morale en mesure de résoudre tous les problèmes pratiques, d'éclaircir tous les doutes, de substituer à ce que le vulgaire appelle la « conscience » un système « d'idées claires. » Une doctrine philosophique ne suffira jamais aux besoins de la vie morale; car elle ne peut être que générale, et la vie a besoin de maximes particulières. A aucune âme ne saurait être épargné le soin de chercher sa voie. C'est ce que Descartes donne à entendre par ses théories de la bonne volonté, prescrivant à chacun d'agir selon sa conscience. Élisabeth elle-même devait à la fin se convaincre que c'est une illusion de demander à la morale une règle de vie.

COMPTES RENDUS

Soniou Breiz-Izel, chansons populaires de la Basse-Bretagne, recueillies et traduites par M. Luzel avec la collaboration de A. Le Braz. 2 vol. in-8°. Paris, Bouillon, 67, rue Richelieu. 1890.

« Pendant quarante-cinq ans, à quelques intervalles près, on a vu constamment M. Luzel pérégrinant par les routes bretonnes; ses amis ont fini par le surnommer Boudedéo Breiz-Izel, le Juif-Errant de la Basse-Bretagne. Soit avec ses ressources personnelles, soit aidé par des subventions du Ministère de l'instruction publique, il a battu, si l'on peut dire, toutes les broussailles du pays d'Armor, pour en faire s'envoler les chants du peuple. Il s'est attablé aux auberges, les jours de pardon, alors que la vertu du cidre remue les vieilles choses dans les cerveaux. Il a fréquenté les meuniers, les tisserands, les tailleurs et les prêtres. Il s'est fait bienvenir des couturières, dont la langue vibre comme l'aiguille. Il a passé de longues heures, accroupi sur des tas de copeaux, sous la hutte à forme gauloise des sabotiers. Il lui est même arrivé de coucher à la belle étoile, entre deux collectes de chansons. Nul n'a plus payé de sa personne, pour rassembler les richesses éparses du trésor populaire. Bretons, mes amis, qui croyez autant à l'immortalité des races qu'à celle des personnes, quelque chose, en effet, survivra de vous; c'est à M. Luzel plus qu'à tout autre que vous le devrez (Soniou, 1, p. xiv de la préface de M. Le Braz). »

Nul éloge ne fut plus mérité. Tous ceux qui connaissent l'histoire du folklore, suivant le mot aujourd'hui consacré, c'est-à-dire de la littérature populaire en Bretagne dans ce siècle, applaudiront à ce jugement. Sans être injuste envers les prédécesseurs ou les émules de son maître, tout en leur rendant un hommage mérité, en particulier à l'un des plus modestes, l'un des moins connus et des plus dignes

de l'être, M. Sauvé, M. Le Braz a pu, en toute équité, donner à M. Luzel la première place parmi les folkloristes de Bretagne. Les uns, en effet, se sont volontairement enfermés dans un des cantons du vaste domaine de la littérature populaire. D'autres, ignorant systématiquement ce qui contrariait leurs convictions ou leurs préjugés, ont présenté au public une Bretagne à leur convenance. Quant à certains missionnaires patentés et estampillés par les Ministères, chaudement recommandés par les préfets, accueillis avec empressement par les sous-préfets, avec transport par les maires de campagne, annoncés partout à son de trompe, et rentrant triomphalement dans la capitale, après une facile et courte campagne, les mains à peu près vides, mais le front illuminé aux yeux de quelques gogos parisiens de l'auréole de l'explorateur, du savant et de l'artiste, je ne les mentionne qu'à titre de phénomènes : l'espèce en est encore trop rare pour qu'ils aient pu réussir à jeter le discrédit sur des études qui demandent autant de désintéressement que de courage et de persévérance. Ceux qui voudront se faire une idée exacte de la Basse-Bretagne iront la chercher dans les œuvres de M. Luzel : c'est là qu'elle vit et respire tout entière, qu'elle nous apparaît sous ses divers aspects. Poétiquement croyante et superstitieuse dans les Veillées bretonnes, les Légendes chrétiennes de Basse-Bretagne, violente, passionnée dans les Gwerziou, elle se révèle hardie dans ses jugements, libre dans ses propos, railleuse, légèrement sceptique dans les Contes populaires, tour à tour tendre et gouailleuse dans les deux volumes du Soniou que je présente au public des Annales. C'est un tableau nullement flatté de son pays, avec ses vertus et ses vices, ses qualités et ses défauts, un tableau absolument vrai que nous présente M. Luzel; trop vrai même, je le crains, aux yeux de certains de nos compatriotes qui se font du patriotisme breton une idée respectable sans doute, mais un peu étroite et qui n'est pas la nôtre. On en voudra à M. Luzel d'avoir terni la pure image de la Bretagne, immaculée, idéalisée, la tête toujours tournée vers le ciel, ne touchant à la terre qu'avec regret et dégoût, en un mot faisant la bête à force de faire l'ange; on se plaira à relever dans son nouveau recueil bon nombre de chansons qui ne rachètent point par le piquant de la forme la vulgarité et quelquefois la brutalité des sentiments. A qui la faute? Ce sont les chansons populaires, telles qu'on

les chante, que M. Luzel a voulu nous donner. Il y en a d'excellentes, de médiocres et de mauvaises.

Dans les Soniou, chansons lyriques, légères ou sentimentales, souvent faites pour la danse, c'est fréquemment la mélodie qui est. la partie importante; on peut leur appliquer parfois la boutade qui a été souvent rééditée à propos des livrets d'opéra : ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. M. Luzel n'a pas prétendu faire collection de chefs-d'œuvre les soniou sont des spécimens sincères de la chanson populaire, des documents humains, précieux pour la connaissance des mœurs et du caractère bretons, pour l'intelligence et l'histoire de la littérature populaire. Telle chanson triviale, brutale dans l'idée et l'expression, peut être plus importante pour le folkloriste que telle autre aussi remarquable par l'élévation du sentiment que par le charme de la forme et de la composition. J'en citerai un exemple curieux. Une des plus libres, à coup sûr, est celle de Jean le Morveux; le lecteur va en juger :

Petit-Jean le Morveux criait à la force, étendu sur le dos,

au milieu de la cour.

[ocr errors]

Et la dame demandait à Petit-Jean le Morveux, en l'entendant : -Petit-Jean, Petit-Jean, dis-moi Pourquoi, mon garçon, pleures-tu?

C'est que, madame, si j'osais entrer dans votre maison, je le ferais.

- Petit-Jean, cher Petit-Jean, viens-y donc. remercie.

Madame, je vous

Et quand Petit-Jean fut entré le cher Petit-Jean pleurait toujours. Et la dame demandait à Petit-Jean, l'entendant :

[ocr errors]

Petit-Jean, Petit-Jean, dis-moi- pourquoi, mon garçon, pleures-tu?

C'est que, madame, si j'osais entrer dans votre salle, j'y

entrerais.

-Petit-Jean, cher Petit-Jean, viens-y donc. - Madame, je vous

remercie.

Et quand, il fut entré dans la salle le cher Petit-Jean pleurait toujours.

Et la dame demandait à Petit-Jean, en l'entendant:

« PreviousContinue »