Page images
PDF
EPUB

de l'Institut.

LA BRETAGNE & SON HISTOIRE

Leçon d'ouverture du cours d'histoire de Bretagne,
professé à la Faculté des Lettres de Rennes
(4 décembre 1890).

MESDAMES, MESSIEURS,

Parler de la Bretagne, pour un Breton, c'est déjà un vif plaisir. Parler de la Bretagne à des Bretons, c'est-à-dire à un auditoire essentiellement sympathique, comme celui que j'ai l'honneur d'avoir sous les yeux, dont le cœur bat à l'unisson du vôtre, dont l'esprit prévient en quelque sorte vos idées, cela, pour un Breton, c'est mieux qu'un plaisir, c'est une jouissance délectable.

[ocr errors]

Mais parler de la Bretagne à des Bretons, avec mission de leur exposer l'histoire de leur patrie, c'est-à-dire de retracer à travers les âges et de leur présenter, dans sa gloire et dans ses revers, la grande, l'héroïque image de leur vieille race et de leur vieille terre, de cette mère chérie à laquelle aucun d'entre eux ne peut songer sans émotion, sans attendrissement, avoir cette noble et haute mission, pour un Breton, Messieurs, je me plais à le dire, c'est un bonheur, un honneur du plus haut prix.

Aussi mon premier devoir est-il ici d'adresser de vives et sincères actions de grâces à ceux de qui je tiens cet honneur, c'est-à-dire à l'autorité universitaire, au Ministre, à M. le

Recteur de l'Académie de Rennes, spécialement à l'éminent doyen de la Faculté des lettres qui, lui, connaît si bien l'histoire de Bretagne, et qui a bien voulu me convier à monter dans cette chaire pour y être son auxiliaire et celui des hommes éprouvés, des professeurs d'une science si sûre, d'un talent si distingué, qui ont donné et qui maintiennent à l'enseignement de notre Faculté rennaise le caractère solide, élevé, généreux, qui lui fait tant d'honneur.

Et maintenant, Messieurs, permettez-moi de me mettre immédiatement en face de mon sujet :

Qu'est-ce que la Bretagne? Qu'est-ce que l'histoire de Bretagne? L'histoire, Messieurs, peut être considérée sous bien des points de vue, et si je prétendais les épuiser, même en me bornant aux grandes lignes, une telle tâche absorberait sans peine toute cette conférence.

Je veux seulement vous faire observer ici que l'histoire, sous toutes ses formes, est vraiment une œuvre nationale; que, dans tous ses travaux, toutes ses études, toutes ses branches, l'histoire est par excellence la science patriotique.

Son but n'est-il pas de nous faire connaître de plus en plus, de mieux en mieux, dans ses traits les plus intimes, notre race, notre nation, notre pays, la PATRIE! la grande et la petite patrie, la France et la Bretagne, que nous ne séparons point dans

nos cœurs.

Mais les faire connaître, mettre en lumière leurs gloires, leurs vertus, leurs énergies, c'est les faire aimer: plus on les connaît, plus on les aime. Le résultat nécessaire du travail historique, c'est donc de faire tomber, un à un, tous les voiles qui plus ou moins cachaient à nos yeux la grandeur de la Patrie; c'est d'exciter de plus en plus en nous la flamme du patriotisme.

Que si maintenant nous jetons une vue d'ensemble sur l'histoire de Bretagne; si nous envisageons du dehors, pour ainsi dire, son aspect et sa physionomie générale, et si nous la comparons aux autres histoires du même genre, ce qui frappe tout d'abord,

c'est qu'elle a incontestablement pour objet et pour matière la plus longue, la plus complète des existences provinciales qui ont fini, tour à tour, par verser leur flot dans le fleuve immense et splendide de l'histoire de France.

Et pourquoi cela, Messieurs? La raison en est bien simple. C'est que la Bretagne est mieux qu'une province, elle est un peuple, une nation véritable et une société à part, non pas grâce à Dieu! - étrangère à la nation, à la société française, mais du moins parfaitement distincte dans ses origines, parfaitement originale dans ses éléments constitutifs.

Voyez! même encore aujourd'hui, après un siècle de centralisation, d'unification complète, souvent encore dans les livres, dans les discours publics, on parle du peuple breton, de la nation bretonne, en appliquant ce mot au présent, et sans que nul y trouve à dire. Et à Rennes même, il n'y a pas bien longtemps, dans une circonstance solennelle que je ne veux pas rappeler autrement, mais qu'on n'a pu oublier, n'a-t-on pas entendu le chef de la France à cette époque, saluer officiellement, on peut le dire, la Bretagne de ce nom, de ce titre : Le peuple breton!

Maintenant regardez autour de nous les autres provinces, nos sœurs, nos voisines, pour lesquelles nous avons les sentiments de l'amitié la plus sympathique. Même cette Normandie qui a une histoire, une existence si grande, si illustre, qui a des traditions universitaires où il est question de la «< nation normande, malgré cela je ne vois pas qu'on fasse mention. aujourd'hui du peuple normand. Qui a jamais songé à saluer nos excellents voisins les Angevins, les Poitevins, du nom de nation angevine ou nation poitevine? Et si quelqu'un s'avisait de parler, par exemple, du peuple manceau ou du peuple berrichon, il aurait peut-être du succès, mais ce serait, je crois, un succès d'hilarité.

C'est que ces populations, ces contrées, n'ont jamais été que des fractions, des membres d'un tout, soit la Gaule, soit la France,

fractions fort honorables, glorieuses, illustres; mais aucune d'entre elles ne possédait le germe d'une originalité nationale, aucune au moins n'a développé ce germe de façon à fournir une carrière indépendante, une vie spéciale, autonome, individuelle, assez longue pour constituer l'existence d'un peuple.

Chez les Bretons, au contraire, il y a d'abord le principe essentiel de l'originalité nationale, c'est-à-dire une langue. Et quelle langue, Messieurs!

Celle-là même que notre Brizeux appelle « l'idiome d'or depuis l'Inde parlé. »

Cette langue, c'est le vénérable débris, le dernier reste encore vivant en France, de la langue de nos premiers ancêtres nationaux, les Celtes, nos vrais pères, dont les traits originels, malgré toutes les influences romaines et germaniques venues à la traverse, marquent encore d'une empreinte si apparente et indélébile le caractère français.

Et si, par suite des vicissitudes historiques, cette vénérable langue celto-bretonne n'est plus parlée que dans une partie de la Bretagne, dans l'autre partie même, dans celle d'où elle s'est retirée, ses traces, son influence sont partout; partout elle est respectée, honorée comme la langue des aïeux, et c'est au milieu de la Haute-Bretagne qu'elle a aujourd'hui son temple, son conservatoire, dans le cours de langue et de littérature celtique professé ici même, à la Faculté des lettres de Rennes, avec tant de science et de talent, par l'un des meilleurs celtisants que possède la France (1).

Mais une langue ne suffit pas pour constituer un peuple, surtout pour lui donner à travers les âges une existence propre, une physionomie originale, une indépendance résistante, une histoire longue et glorieuse.

Il faut encore que ce peuple ait un caractère, un caractère tranché et surtout si c'est un petit peuple fortement

(1) M. J. Loth.

trempé, car il aura à repousser bien des assauts, à subir bien des épreuves.

Un caractère, c'est-à-dire un ensemble de qualités et de défauts, d'idées, de sentiments, de traditions et d'habitudes, qui donnent à un peuple et à une race une personnalité distincte, une individualité propre, bien accentuée.

Il y a des races d'un naturel si facile qu'il subit docilement, et tour à tour toutes les influences du dehors; d'une pâte si malléable et si molle qu'elle ne peut garder aucune empreinte. Ces races n'ont point de caractère, ou tellement effacé et banal, qu'on a peine à le discerner; leur histoire, si elles en ont, n'est jamais qu'un appendice ou un reflet de celle du voisin.

Est-ce là le cas des Bretons?

Nous pouvons, je crois, hardiment répondre Non.

Les Bretons ont un caractère, et il y a un caractère breton; et parce que ce caractère est le nôtre, ce n'est peut-être pas une raison suffisante pour ne pas lui rendre justice.

Allons à l'autre bout de la France, dans une ville du Nord, du Midi, de l'Est, peu importe. Dans cette ville arrive un étranger, on va aux informations, et si l'on répond: « C'est un Breton, hé bien, l'impression est bonne.

-

C'est là, Messieurs, un fait certain un fait d'expérience dont nous pouvons bien par conséquent convenir entre nous les Bretons, au dehors, ont bonne renommée, et, si vous voulez me permettre une expression un peu familière, ils sont bien. cotés sur la place.

[ocr errors]

Mais encore quel genre d'homme se représente-t-on, quand on dit de quelqu'un : C'est un Breton?

On imagine un caractère franc, loyal, de relations très sûres, indépendant, ennemi de l'oppression et de la bassesse, esprit ouvert, cœur généreux, volonté tenace, oh! très tenace, parfois jusqu'à l'obstination, jusqu'à l'entêtement, dans ses résolutions, ses sentiments, ses idées.

L'entêtement est certainement un défaut; néanmoins vous le voyez, Messieurs, l'impression générale est bonne.

« PreviousContinue »