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Ne sera pour moi renié;

En charité si a tel ordre,

Qu'à soi se doit chascuns amordre (attacher)
Plus que autrui.

Il jure par la Dame mère et pucelle (la sainte Vierge) que sa cause est juste, qu'il a bonne querelle; il invoque le droit que Chamfort reconnaît à l'Autour de la Fontaine, son droit d'oiseau de proie, et va en user, quand le curé accourt, sauve son pigeon et s'empare de l'Épervier. La moralité contient un double avertissement :

Le saige parlant nous ottroie
Que le predeur deuendra proie.

Cilz qui a peris eschapé

Gard oit que puis ne soit hapé1....

Dans l'apologue d'Haudent, en vingt vers, c'est encore une Colombe que chasse l'Épervier, mais c'est un Oiseleur qui le prend lui-même. La Fontaine a remplacé la Colombe par l'Alouette, et imaginé toute sa mise en scène. « Le défaut de cet apologue, dit Chamfort, est de manquer d'une exacte justesse dans la morale qu'il veut insinuer. Ce défaut vient de ce qu'il est dans la nature qu'un autour mange une alouette, et qu'il n'est pas dans la nature bien ordonnée qu'un homme nuise à son semblable. De plus, l'Autour aurait pu manger l'Alouette, quand celle-ci n'aurait pas été prise dans le filet. » Mais s'il est dans la nature qu'un autour mange une alouette, est-il toujours dans la convention de la fable que les animaux suivent fatalement l'un contre l'autre l'instinct de leur espèce? L'Autour aurait pu tomber sur l'Alouette ailleurs sans doute, mais déjà précisément

Elle avoit évité la perfide machine;

c'est lui, c'est le brigand qui, en s'acharnant sur elle, s'est laissé entraîner sous les rets où il est pris. Cette dernière circonstance, ce dénouement par l'intervention d'un oiseleur vengeant une victime innocente, rappelle seule une autre fable, qui se trouve dans Romulus (la v du livre III, la xix de l'Appendice des fables ésopiques versifié par Burmann, Luscinia, Accipiter et Auceps), que la

1. Ait garde, prenne garde que dans la suite il ne soit pris.

J. DE LA FONTAINE, II

4*

Fontaine a pu et dû lire dans l'Anonyme de Nevelet (p. 519, n° 45, de Accipitre et Philomena), et qui a été imitée, d'après celuici, en français, dans l'Ysopet I de Robert (tome II, p. 38-39, du Rossinol et de l'Ostoir), en allemand, par le Minnesinger de Zurich (no 54). On a voulu également la rapprocher de cette fable xv du livre VI; mais le sujet est fort différent; rien, chez notre auteur, n'en est pris. L'Anonyme la raconte ainsi (quelques détails varient chez les autres): Un Épervier surprend le nid d'un Rossignol; la mère l'implore; qu'elle lui fasse entendre sa belle voix, il épargnera sa couvée; Philomèle éperdue obéit; le barbare écoute jusqu'au bout l'admirable, la douloureuse chanson, puis, se déclarant mal satisfait, saisit un des petits; comme il le déchire, le gluau d'un oiseleur s'élève lentement, l'atteint, et il expie sa cruauté et sa mauvaise foi.

Les injustices des pervers

Servent souvent d'excuse aux nôtres.

Telle est la loi de l'univers :

Si tu veux qu'on t'épargne, épargne aussi les autres.

Un Manant3 au miroir prenoit des oisillons.
Le fantôme brillant attire une Alouette:

4

Aussitôt un Autour, planant sur les sillons,
Descend des airs, fond, et se jette

Sur celle qui chantoit, quoique près du tombeau *.
Elle avoit évité la perfide machine,

Lorsque, se rencontrant sous la main de l'oiseau,

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2. Telle est la voix, dans le texte de Walckenaer: aucune note n'indique l'origine de cette variante.

3. Voyez ci-dessus, p. 40, le 1er vers de la fable XIII.

4. Le fantome, l'apparition, la vision. Littré, à l'Historique de FANTÔME, cite un exemple du Roman de la Rose (vers 18 871, éd. elzev.) où les mots « fantosmes aparens, » à prendre le passage dans le sens qu'il lui donne, s'appliquent aussi à des miroirs.

5. « Voyez combien ce vers de sentiment jette d'intérêt sur le sort de cette pauvre alouette. » (Chamfort.)

6. On appelle main le pied de quelques oiseaux, comme des perroquets et des oiseaux de fauconnerie. » (Dictionnaire de l'Aca

Elle sent son ongle' maline".

Pendant qu'à la plumer l'Autour est occupé,
Lui-même sous les rets demeure enveloppé :
Oiseleur, laisse-moi, dit-il en son langage;

"

Je ne t'ai jamais fait de mal. » L'Oiseleur repartit : « Ce petit animal

10

T'en avoit-il fait davantage 1o ?

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démie, 1694.) La Fontaine a encore employé le mot de mains en parlant du Milan, dans la fable xvi du livre IX (vers 4).

7. Le plus commun usage, au temps de la Fontaine, donnait déjà à ongle le genre qu'il a aujourd'hui voyez les Dictionnaires de Richelet (1679), de Furetière (1690); mais l'Académie n'avait pas encore décidé (son Dictionnaire ne parut qu'en 1694), et le féminin avait pour lui l'étymologie. Le mot est mis au même genre, sans que la rime y soit pour rien, au conte XIII de la III partie, vers 280.

8. Tel est le texte original. La réimpression de 1678 A donne maligne, qui est devenu et demeuré jusqu'à Walckenaer la leçon ordinaire, au sujet de laquelle Chamfort dit : « C'est ce qu'on appelle une rime provinciale. » En écrivant le mot sans g, la Fontaine rimait plus exactement, et en même temps se conformait à une prononciation assez usuelle, non-seulement en Normandie et dans d'autres provinces, mais à Paris même, chez le peuple, qu'on entend encore aujourd'hui dire maline pour maligne. Comparez, ci-après, p. 71, fable xx, à la rime du dernier vers, un autre exemple du g disparaissant devant n: assinée pour assignée.

9. Dans le recueil de Daniel de la Feuille, 3o partie (1695), p. 40, le même sujet est traité sous ce titre de l'Épervier et de la Colombe. La fable a une intention satirique; l'auteur y moralise ainsi sur la déception de l'Épervier:

Tout morceau près du bec n'est pas toujours dedans :
Témoin ce que la France en tous lieux se propose.

Le premier de ces vers se retrouve dans la fable et dans le conte de le Noble (1707) que nous avons mentionnés.

10. Chez Abstemius le dialogue est semblable: Non enim te læsi....

Nec hæc.... te læserat.·

l'Épervier dit à l'Homme :

Dans le quatrain xxxvi de Benserade,

Hé! que vous ai-je fait ?...

- He! que vous avoit fait, dit l'autre, la Colombe?

FABLE XVI.

LE CHEVAL ET L L'ANE.

Ésope, fab. 125, "Iлños xal "Ovos, "Ovo; xai 'Hμíoves (Coray, p. 68, p. 327 et 328, sous quatre formes). Babrius, fab. 7, "Iñños καὶ Ὄνος. Appendix fabularum æsopiarum, fab. 14, Asellus, Bos,

« ....

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Haudent,

et volucres (d'après l'Anonyme de Nilant). — Faërne, fab. 16, Equus et Asinus. Corrozet, fab. 48, de l'Asne et du Cheual. Ire partie, fab. 21, d'un Cheual et d'un Asne. Mythologia sopica Neveleti, p. 188. Comme le dit Coray, la tradition n'avait pas invariablement fixé les noms des personnages de cette fable : dans l'une des quatre versions grecques qu'il en rapporte, c'est d'un Mulet et d'un Ane qu'il s'agit; et Plutarque, qui en a fait une application originale, y introduit les figures assez différentes du Chameau et du Bœuf : Le Bœuf dit au Chameau, son compagnon au seruice d'un mesme maistre : « Tu ne me veux pas maintenant soulager de une « partie de ma charge; mais bientost tu porteras tout ce que je « porte, et moi auec dauantage; » comme il avint par la mort du Bœuf, qui demeura sous le faix'. Ainsi en prend-il à l'ame qui ne veut pas donner au pauure corps las et recreu un peu de relasche et de repos; car peu apres il lui suruient une fieure, ou un mal de teste, auec un esblouissement d'yeux, qui la contraint de quiter et abandonner liures, lettres et estudes, et est finalement forcée de languir et demeurer au lict malade quant et lui. Parquoi Platon nous admonestoit sagement de ne remuer et n'exercer point le corps sans l'ame, ni aussi l'ame sans le corps, ains les conduire egalement tous deux, comme une couple de cheuaux atelez à un mesme timon ensemble, atendu que le corps besongne et trauaille quant et l'ame. » (Les Règles et préceptes de santé, chapitre dernier; dans Amyot, édition Brotier, tome V des OEuvres morales,

1. La fable est racontée de même dans le Pegme de P. Coustau,... mis de latin en françois par Lanteaume de Romieu.... (Lyon, 1560, p. 398).

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p. 121). Comme nous l'apprend Robert (tome I, p. CLXXXIV), Guillaume Tardif, liseur de Charles VIII, dans sa traduction, offerte au Roi, des Apologues de Laurentius Valla (in-fol. gothique sans date, no 21), a développé d'une façon intéressante le sens moral de celuici, qui « veult, dit-il, innuer et donner à entendre que les riches et puissans hommes des villes et cités ne doiuent pas laisser porter aux poures ruraulx champestres toutes les cherges des tailles et impostz, lesquels sont mis sur eulx par les princes pour la conseruation de la chose publique, ains les doiuent releuer en payant partie desdis impostz. Car quand les ruraulx et champestres seront tant chargez et que on aura prins et plumé toute leur substance, il conuiendra puis après que ceux qui sont riches et puissans fournissent et parfassent au demourant. » — Il est fait mention de cette fable dans le Réveille-matin des François et de leurs voisins: voyez ci-dessus la notice de la fable xiv de ce livre, p. 45.

En ce monde il se faut l'un l'autre secourir2:
Si ton voisin vient à mourir,
C'est sur toi que le fardeau tombe.

Un Ane accompagnoit un Cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre Baudet si chargé, qu'il succombe.
Il pria le Cheval de l'aider quelque peu :
Autrement il mourroit3 devant qu'être à la ville.
« La prière, dit-il, n'en est pas incivile :
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le Cheval refusa, fit une pétarade':

5

ΤΟ

2. C'est la même moralité que celle de la fable xvi du livre VIII, l'Ane et le Chien. Elle est ainsi exprimée à la fin de la fable de Corrozet:

Quiconque veut à autre auoir recours,
Quand il le voit en la nécessité

Du bon du cœur lui doit donner secours.

3. Il mouroit. (1679 Amsterdam.)

4. Sur l'emploi du mot propre, franc et vrai, chez la Fontaine, voyez M. Taine, p. 298 et suivantes.

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