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FABLE XIX.

LE BERGER ET SON TROUPEAU.

Abstemius, fab. 127, de Pastore gregem suum adversus Lupum hortante. Thresor des recreations (Rouen, 1611), p. 209-210, C'est folie d'attendre d'une chose plus que son naturel ne peut porter.— Lodovico Guicciardini, Hore di ricreazione (Paris, 1636), p. 124. Mythologia sopica Neveleti, p. 588.

« L'objet de cette fable, dit Chamfort, me paraît, comme celui de la précédente, d'une assez petite importance. « Haranguez de « méchants soldats, et ils s'enfuiront. » Eh bien! c'est une harangue perdue. Que conclure de là? Qu'il faut les réformer et en avoir d'autres, quand on peut, ou s'en aller, et laisser là la besogne. Cette fable a aussi le défaut de rentrer dans la morale de plusieurs autres apologues, entre autres, dans celle de la fable 1x du XII livre, qu'on ne change pas son naturel. »

L'abbé Guillon fait remarquer, avec justesse, que « l'apologue ne borne pas ses leçons à offrir des préceptes de vertu ; il fronde les vices et les ridicules de la société. Or n'en est-ce pas un bien commun que cette vaine jactance de nos faux braves, que rien n'intimide, à les en croire, pourvu qu'ils soient loin du danger ? » Il aurait pu, de plus, en réplique plus directe à Chamfort, lui demander où il prend, ce qu'impliquent aussi sa critique de la fable précédente (ci-dessus, p. 448) et celle de la fable 1 du livre X, que l'objet de la fable doit, pour qu'elle soit bonne, être important; et qu'est-ce qui interdit au fabuliste de conduire à des fins analogues par des chemins divers. Dans l'apologue, tel que l'entend et le fait la Fontaine, le chemin intéresse plus que le but. La fable ésopique est avant tout conseil de morale; la sienne surtout poésie.

«

Quoi ? toujours il me manquera
Quelqu'un de ce peuple imbécile1!

1. Début ex abrupto, qui d'abord exprime vivement l'indignation du Berger; puis, avec naturel et simplicité, sa douleur, par

de gra

Toujours le Loup m'en gobera!

J'aurai beau les compter! ils étoient plus de mille,
Et m'ont laissé ravir notre pauvre Robin;

Robin mouton, qui par la ville

Me suivoit pour un peu de pain,

Et qui m'auroit suivi jusques au bout du monde.
Hélas! de ma musette il entendoit le son;

Il me sentoit venir de cent pas à la ronde.
Ah! le pauvre Robin mouton! »
Quand Guillot' eut fini cette oraison funèbre,
Et rendu de Robin la mémoire célèbre,

Il harangua tout le troupeau,

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Les chefs, la multitude, et jusqu'au moindre agneau, 15 Les conjurant de tenir ferme :

Cela seul suffiroit pour écarter les Loups3.

Foi de peuple d'honneur, ils lui promirent tous

cieux souvenirs et des traits de vraie et touchante sensibilité. Imbécile peut bien avoir ici son sens français ordinaire; mais la circonstance fait penser aussi au sens latin de faible et lâche. — C'est sans doute à Rabelais que la Fontaine a emprunté la locution Robin mouton: «Ha, ha! dit le marchand à Panurge, vous allez veoir le monde, vous estes le ioyeulx du Roy, vous auez nom Robin mouton. Voyez ce mouton là, il a nom Robin comme vous. Robin,

Robin, Robin. << Bes, Bes, Bes, Bes. >> - - Ô la belle voix ! » (Chapitre vi du quart livre, tome II, p. 290.) On sait que robin, qui signifie proprement, comme nom commun, terme de dénigrement, << homme de robe, » s'emploie comme nom propre dans certaines locutions (voyez, chez Littré, les deux articles ROBIN); c'est sans doute sa robe de laine qui l'a fait appliquer au mouton.

2. Tel est aussi le nom du Berger dans la fable I du livre III, le Loup devenu berger. Le mot se lit dans plusieurs des contes, où il désigne des valets, des villageois.

3. On est tenté de se demander comment cela suffirait. Dans la fable d'Abstemius, ce ne sont point seulement des moutons, des brebis, que le Berger conduit, mais aussi des chèvres, et il rappelle à ces dernières, pour leur donner du courage, qu'elles sont armées de cornes, tandis que les loups n'en ont pas.

De ne bouger non plus qu'un terme.
« Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton
Qui nous a pris Robin mouton. »
Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crut, et leur fit fête.
Cependant, devant qu'il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre:

Un Loup parut; tout le troupeau s'enfuit.
Ce n'étoit pas un Loup, ce n'en étoit que l'ombre'.

Haranguez de méchants soldats :

Ils promettront de faire rage';

Mais, au moindre danger, adieu tout leur courage;
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.

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4. Sans doute en le serrant, le comprimant entre eux, comme on a vu faire, dit-on, dans les préaux des prisons pour se débarrasser d'un compagnon suspect. Mais c'est là plus qu'on n'attend d'eux. « La lâcheté, remarque Nodier, est volontiers fanfaronne, et les dispositions belliqueuses de ces moutons rendront plus piquant le trait qui doit terminer le récit. »

5. Même locution au livre I, fable xvii, vers 15.

6. Mot surtout usité avec sans, comme au livre VII, fable x, vers 3:

Prétendoit arriver sans encombre à la ville.

7. « Voyez, dit Chamfort, quel effet de surprise produit ce dernier vers, et avec quelle force, quelle vivacité, ce tour peint la fuite et la timidité des moutons. » Comme cette ombre de loup remplace spirituellement la vague annonce dont se contente Abstemius! Quum.... paulo post Lupus adventare nunciaretur. Fontaine s'était servi de l'idée, comme comparaison, dans le Poëme de la Captivité de saint Malc (1673), vers 77-78:

Telle l'ombre d'un loup, dans les verts pâturages,
Écarte les troupeaux attentifs aux herbages.

La

8. Faire rage, faire rage contre (vers 8 du conte xii de la III. partie), « assaillir violemment ». Cette périphrase verbale : « faire rage », a, au figuré, des emplois très-divers: voyez Littré. On en trouvera deux exemples aux tomes M.-L. III, p. 429, et V, p. 6.

DISCOURS1 A MADAME DE LA SABLIÈRE.

On pourrait, s'il y avait ici lieu, faire abonder les renvois aux livres qui ont traité la question ou qui prêtent à des rapprochements avec la manière dont le poëte l'a traitée. Il faut citer, avant tout, de Descartes, dont la doctrine est l'occasion et le sujet de notre poëme, le Discours de la Méthode, v partie, p. 56-59 de l'édition de 1637, et la correspondance avec M. Morus (le théologien et philosophe anglais Henri More) dans le tome X des OEuvres (édition Cousin 3); et, après Descartes, Fénelon qui l'a mis aux

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1. Dans l'édition originale de 1679, et dans nos anciens textes, sauf celui de 1709, cette pièce, dont on a fait, dans presque toutes les éditions modernes, la fable 1 du livre X, se trouve, comme ici, à la suite du livre IX, qui parut sous le chiffre de livre III, dans un volume portant, à la page de titre, Quatrième partie » : voyez l'Avertissement de notre tome I, p. 4. Elle n'a, en tête, que l'intitulé : Discours à Madame de la Sablière. Le titre partiel : les Deux Rats, le Renard et l'OEuf, dont le commun des éditeurs fait suivre immédiatement le titre général : Discours, etc., est mis, précédé d'une estampe qui représente la scène des Rats, à l'endroit où nous l'avons placé, avant le vers 179:

Deux Rats cherchoient leur vie, etc.

Ni le discours ni ce récit annexe n'ont de chiffre dans les textes de 1679 et de 1688.

2. Marguerite Hessein ou Hessin, femme d'Antoine Rambouillet de la Sablière, née en 1630 (?), morte en 1693. La Fontaine demeurait chez elle au temps où fut composée et publiée cette poésie. Sur cette secourable amie » de notre fabuliste, voyez la Notice biographique, en tête du tome I, p. cvii-cxi et p. cxcIv; et la 1x leçon de Saint-Marc Girardin, où il est parlé du rôle joué par elle dans l'histoire littéraire du dix-septième siècle. On trouvera énumérées, ci-après, note 7, les diverses mentions que nous rencontrerons d'elle dans la suite des OEuvres.

3. Voyez une lettre de More de 1648, p. 187-190; la réplique de Descartes, de 1649, p. 204-208; la réponse de More, et une autre réplique de Descartes, toutes deux de la même année 1649,

prises avec Aristote dans son dialogue LXXVIII: Sur la philosophie cartésienne, et en particulier sur le système des bétes-machines (« nous plaidons, déclare en finissant le philosophe grec, une cause bien embrouillée »); puis Aristote lui-même, traité de l'Ame (napì Toys), surtout aux premiers chapitres du livre II; Histoire des animaux, livre I, chapitre 1, § 264; livre VIII, chapitre 1, §§ 1-3; livre IX, maints chapitres sur les mœurs et l'industrie des bêtes (on en trouvera des citations dans les notes, ainsi que de quelques autres anciens); traité des Parties des animaux, livre IV, chapitre x, contenant une comparaison, pleine de vues profondes, entre l'homme et les bêtes; Montaigne, Essais, livre II, chapitre XII; Malebranche, de la Recherche de la vérité, livre IV, chapitre x1 (tome I des OEuvres complètes, 1837, p. 157); Bossuet, traité de la Connoissance de Dieu et de soi-même3, chapitre v, p. 301-382, et surtout § XIII, p. 361374, de la Différence entre l'homme et la béte; Bayle, tome I des Nouvelles de la république des lettres, mars 1684, article II, p. 2022, et Dictionnaire historique et critique, article PEReira (Gomezius),

P. 224-226 et p. 240-241. La correspondance avec More est un ouvrage posthume; la 1" édition parut en 1666, seize ans après la mort de Descartes. « L'opinion que les bêtes étaient de simples automates, dit l'abbé Guillon, ne fut qu'un fruit de l'extrême jeunesse de l'auteur, auquel ses amis et ses ennemis donnèrent plus d'importance que lui-même. » Descartes écrit, il est vrai, à Morus (tome X, p. 204) : « Quoique je regarde comme une chose qu'on ne saurait prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne soit pas. » Mais il faut convenir, avec M. Bouillier (p. 165; voyez ci-après, p. 456), que son hypothèse « découle des principes fondamentaux de sa métaphysique. » Quant à la date où elle remonte, Baillet, dans sa Vie de Descartes (1691, livre I, chapitre x1, p. 51-52), nous apprend qu'elle se trouve déjà dans des ouvrages de sa jeunesse, et établit, sur de solides preuves, que « cette opinion lui est venue dans l'esprit » dès 1619 (il avait alors vingt-trois ans), ou, « au plus tard, vers l'an 1625. »

4. Nous renvoyons, pour faciliter les recherches, aux paragraphes de la traduction de M. Barthélemy-Saint-Hilaire.

5. Ce traité de Bossuet ne vit le jour qu'en 1722 (c'est cette première édition que nous citons), dix-huit ans après la mort de l'auteur, mais celui-ci expose le sujet, l'année même où parut le livre IX des Fables (1679), dans la lettre où il rend compte au

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