Page images
PDF
EPUB

FABLE XVII.

LE SINGE ET LE CHAT.

Simon Maioli, Dies caniculares (Moguntiæ, 1588, in-4o), p. 100. — Jacques Regnier, Apologi Phædrii, pars 11, fab. 28, Felis et Simius. Noël du Fail, Contes et discours d'Eutrapel, conte 7, Jugements et suites de procès. Le Théâtre des animaux, etc. (Paris, 1644, in-4°), d'un Singe et d'un petit Chat, p. 33. Le Noble, conte 44, du Singe et du Chat. - Benserade, quatrain cix.

[ocr errors]

Cette fable parut en 1671; elle est la cinquième du recueil. Simon Maioli donne à son conte une réalité historique 1; le voici en français, d'après la version de Paris qu'a bien pu lire la Fontaine (1610, tome I, p. 325): « Singe du pape Jules II et son INDUSTRIE. - Les auteurs nous en racontent (de ce Singe) plusieurs choses notables : mais il ne sera pas mal à propos si j'en récite un exemple advenu de notre temps. Les chambriers du pape Jules II avoient accoutumé la nuit de rôtir des châtaignes au brasier du feu, cependant qu'ils attendoient l'heure que le Pape se devoit coucher. Il advint un jour que, cependant que tous étoient empêchés au service de leur maître, les châtaignes se cuisoient au feu couvertes de cendres. Un Singe, qu'on nourrissoit au palais du Pape, prenant l'occasion au poil, s'avise de tirer des châtaignes tandis qu'il n'y avoit personne en la chambre; mais, craignant de se brûler les doigts et se ressouvenant que les chambriers avoient de coutume de les tirer avec un fer ou avec du bois, et voyant qu'il n'avoit point de tels instruments, il s'avisa d'une merveilleuse ruse. Il y avoit alors un Chat auprès du feu. Le Singe l'empoigna d'une main, en le serrant étroitement par le corps; de l'autre main il prit le pied dextre du Chat, et d'icelui commença à tirer les châtaignes hors des charbons ardents". Aux cris du Chat, qui déjà

1. Le Noble place la scène dans sa propre maison; les acteurs sont un Singe à lui « et le plus gros de ses chats. »

2. Le Singe s'y prend de même chez le Noble :

Serrant entre ses bras ce Chat mal avisé,

Fait de sa patte une pincette.

avoit la patte toute brûlée, les valets de chambre accoururent, qui prirent chacun leur part et portion des châtaignes également avec le Singe. »

Dans le conte de du Fail, où un Lévrier joue le rôle du Chat, le Singe tire les châtaignes de dessous la braise avec la patte de ce chien, endormi au foyer. Chez Jacques Regnier, le Chat dort également quand le Singe se sert de sa patte pour tirer un marron du feu. Puis le récit prend une tournure toute différente et tend à une tout autre moralité.

Fleury de Bellingen, dans l'Étymologie.... des proverbes françois, p. 229 (1656), explique ainsi le proverbe : Faire comme le Singe, tirer les marrons hors du feu avecque la patte du Chat : Le seigneur tyran « s'efforce à faire comme le Singe..., c'est-à-dire à se servir du prétexte de l'innocence des simples, ou des hommes de bonne conscience, pour exécuter ses mauvais desseins, autoriser ses usurpations, et justifier ses injustices, au moins aux yeux du monde. » Walckenaer cite, dans son commentaire, le dicton italien: Cavar le castagne dal fuoco con le zampe del gatto. Il se trouve, sous une forme un peu différente, dès le seizième siècle, dans le Giardino di ricreatione de Giovanni Florio (Londres, 1591, p. 106): Fare coma (come) la nostra cimia (simia ou scimia), che levava le castagne del fuoco con le mani della gatta.

Au reste, si les allusions à l'apologue sont devenues, c'était bien naturel, d'un usage beaucoup plus commun depuis la fable de la Fontaine, elles ne laissaient pas d'être déjà fréquentes avant lui. Aux deux anciennes que nous venons de citer nous nous bornerons à joindre ces trois, dignes de remarque. Gui Patin, dans une lettre du 29 avril 1644, dit de son confrère Renaudot : « C'est un fourbe qui s'est, en ce procès, joué de l'honneur de la Faculté de Montpellier, comme un chat fait d'une souris, ou comme fait le singe de la patte d'un chat à tirer les marrons du feu. >> Dans les Vers héroïques du sieur Tristan Lhermite (1648, in-4o, p. 312), on lit ceux-ci sur la Mort d'un singe:

Dorinde, votre singe est mort;

Et les pattes de vos minettes
Pour tirer les marrons du feu
Ne serviront plus de pincettes.

Molière a, de son côté, inséré le proverbe dans l'acte III, scène v, vers 1182, de l'Étourdi, représenté vers 1653 :

C'est ne se point commettre à faire de l'éclat,
Et tirer les marrons de la patte du Chat.

Mme de Sévigné, envoyant à sa fille le recueil de 1671, qui venait de paraître, lui écrivait : « N'avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de la Fontaine, qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés? Nous en étions l'autre jour ravis chez M. de la Rochefoucauld. Nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat.» Après en avoir cité six vers, de mémoire, comme l'indiquent trois légères altérations du texte, elle ajoute: « Et le reste. Cela est peint; et la Citrouille (livre IX, fable 1v), et le Rossignol (la fable XVIII, qui suit), cela est digne du premier tome. » (Lettre du 27-29 avril, tome II, p. 195, déjà citée p. 375.)

« Voici enfin un apologue digne de la Fontaine, dit Chamfort. Les deux animaux qui sont les acteurs de la pièce y sont peints dans leur vrai caractère. Le lecteur est comme présent à la scène. La peinture du Chat tirant les marrons du feu est digne de Téniers.... Je trouve cependant, ajoute-t-il, que la moralité de la fable manque de justesse. Il me semble que les princes qui servent un grand souverain dans ses guerres, sont rarement dans le cas de Raton. Si ce sont des princes dont le secours soit important, ils sont dédommagés par des subsides souvent très-forts. Si ce sont de petits princes, alors ils servent dans un grade militaire considérable, ont de grosses pensions, de grandes places, etc. Enfin cette fable me paraît s'appliquer beaucoup mieux à cette espèce trèsnombreuse d'hommes timides et prudents, ou quelquefois de fripons déliés, qui se servent d'un homme moins habile dans des affaires épineuses dont ils lui laissent tout le péril, et dont eux-mêmes doivent seuls recueillir tout le fruit. Ce n'est même qu'en ce dernier sens que le public applique ordinairement cette fable. » Le reproche fait à la moralité de manquer de justesse n'est peut-être pas lui-même tout à fait juste, malgré les explications du critique. Ce qu'on pourrait plutôt, croyons-nous, y reprendre, ne serait-ce pas d'être trop restreinte, trop particulière?

L'application que veut Chamfort est, au reste, celle qu'ont faite Picard et Scribe, dans leurs comédies intitulées toutes deux Bertrand et Raton; celle de Picard (1804) a pour sous-titre : ou l'In

trigant et la Dupe; celle de Scribe (1833), reprise, avec succès, à la Comédie française en 1883 ou l'Art de conspirer. Cette dernière démontre cette vérité banale, que ce ne sont pas ceux qui font les révolutions qui en profitent. Rappelons qu'à l'apologue ou au proverbe se rattachent aussi les Marrons du feu, d'Alfred de Musset, sans parler de divers vaudevilles qui portent également de semblables titres allégoriques.

I

Une lettre de Chaulieu (OEuvres diverses, Londres, 1740, tome I, p. 125) nous apprend que le chevalier de Bouillon, celui à qui la Fontaine a dédié sa fable 1 du livre V, avait composé une chanson sur Bertrand et Raton; c'était probablement une chanson à la façon de Coulanges, faite après la publication de la fable du Singe et le Chat, et sur cette fable même.

Bertrand avec Raton3, l'un singe et l'autre chat, Commensaux d'un logis', avoient un commun maître. D'animaux malfaisants c'étoit un très-bon plat":

6

5

Ils n'y craignoient tous deux aucun, quel qu'il pùt être.
Trouvoit-on quelque chose au logis de gâté,
L'on ne s'en prenoit point aux gens du voisinage :
Bertrand déroboit tout; Raton, de son côté,
Étoit moins attentif aux souris qu'au fromage.
Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons
Regardoient rôtir des marrons.

Les escroquer étoit une très-bonne affaire;

10

3. Au sujet du nom de Bertrand, voyez ci-dessus, les notes 8 et 9 de la page 371. Raton reviendra deux fois, comme nom de chat, dans la fable II du livre XII.

4. Nous avons eu au livre III, fable x11, vers 6 : « l'un

Commensal du jardin, l'autre de la maison. »>

5. C'est la même figure familière, qui est appliquée, sans ironie, à un seul dans le vers 629 du Misanthrope (acte II, scène iv), et qui peut-être ici, en parlant de deux, est d'un meilleur effet :

C'est un fort méchant plat que sa sotte personne.

6. Dans l'art de mal faire; l'adverbe pronominal y se rapporte à 'idée contenue dans l'adjectif malfaisants.

Nos galands' y voyoient double profit à faire :
Leur bien premièrement, et puis le mal d'autrui ®.
Bertrand dit à Raton : « Frère, il faut aujourd'hui
Que tu fasses un coup de maître ;

Tire-moi ces marrons. Si Dieu m'avoit fait naître
Propre à tirer marrons du feu,

Certes, marrons verroient beau jeu. »

Aussitôt fait que dit 10: Raton, avec sa patte,
D'une manière délicate,

Écarte un peu la cendre, et retire les doigts";
Puis les reporte à plusieurs fois;

15

20

Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque12 :

7. Ce mot, de même sens ici qu'au vers 18 de la fable précédente, où nous l'avons vu écrit par un t, l'est ici par un d dans les textes de 1671, 79, 79 Amsterdam, 82, 88, 1708, 9; galants, dans celui de 1729.

8. Vers devenu proverbial et rendant, avec une énergique brièveté, l'alliance ordinaire de l'égoïsme et de la méchanceté.

9. « Le Singe, remarque très-justement Nodier, dit frère au Chat, parce qu'il veut lui faire commettre une mauvaise action dont il se propose de tirer parti. L'habitude de l'observation avait appris au bon la Fontaine les précautions oratoires des méchants. »

10. Même hémistiche au vers 52 de la fable x du livre VIII. 11. Maioli est exact quand il parle des doigts du Singe (voyez dans la notice, p. 441, la version française de son conte); mais ici doigts, pour griffes, du Chat, est un abus de mot qu'on s'étonne de ne pas voir relevé par quelque annotateur scrupuleux. Comparez, à la fin de ce livre, le vers 194 du Discours à Mme de la Sablière et la note sur ce vers.

12. Description de vérité frappante. Comme dit M. Taine (p. 190-191), le Chat « est, dans tous ses mouvements, adroit au miracle. Pour s'en faire une idée, il faut l'avoir vu se promener d'un air aisé, sans rien remuer, sur une table encombrée de couteaux, de verres, de bouteilles, ou le voir, dans la Fontaine, avancer la patte délicatement, écarter la cendre, retirer prestement ses doigts un peu « échaudés, » les allonger une seconde fois, tirer un marron, puis deux, puis en escroquer un troisième. » Rapprochez, au livre III, fable xvIII, vers 24-27, la peinture tout autre, mais non moins bien détaillée, du manége des Souris.

« PreviousContinue »