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FABLE XV.

LE MARI, LA FEMME, ET LE VOLEUR.

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Livre des lumières, p. 259–260. Bidpaï, tome II, p. 355-356, le Marchand, sa Femme et le Voleur. Pantchatantra, même titre, p. 240 (éd. Lancereau, où sont indiquées d'autres sources; voyez aussi Benfey, tome I, p. 367, qui compare une version de l'Hitopadésa, d'un raffinement assez libre). Sermones latini Jacobi de Lenda (Paris, 1501, in-4°), fol. 74, col. 3. - Camerarius, fab. 388, Senex et uxor adolescentula. Doni, Filosofia morale, fol. 74.

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Dans le conte naïf de Jacques de Lenda que nous donnerons à l'Appendice, comme curieux à trouver dans un sermon, ce n'est pas un voleur, c'est un voisin complaisant qui joue le rôle d'épouvantail.

« Je dirais volontiers sur cette fable, remarque Chamfort, ce que disait un mathématicien, après avoir lu l'Iphigénie de Racine : « Qu'est-ce que cela prouve? » Quelle morale y a-t-il à tirer de là? » Après avoir cité une autre critique de même sens, l'abbé Guillon ajoute avec raison : « Cette fable, ou plutôt ce conte [comme il est appelé au vers 28], n'en est pas moins semé de traits charmants. » Le mot « conte» suffit pour ôter tout prétexte à cette sorte de blâme que Chamfort se plaît à fonder, uniquement et légèrement, nous l'avons dit plus d'une fois, sur la qualité de fable, et tantôt sur le défaut, comme ici, de morale, tantôt sur sa déduction trop peu logique. On pourrait être tenté plutôt de s'étonner de l'omission d'une circonstance qui se trouve chez les devanciers de la Fontaine : la laideur ou la vieillesse du mari, son avarice ou sa mauvaise humeur. Il a sans doute paru piquant à notre poëte d'y substituer le trait bien féminin d'une indifférence ou d'une aversion de pur caprice.

Un Mari fort amoureux,

Fort amoureux de sa Femme1,

1. Répétition à la fois superlative et gaie, et donnant bien, ainsi

Bien qu'il fût jouissant', se croyoit malheureux.

Jamais œillade de la dame,

Propos flatteur et gracieux,

Mot d'amitié, ni doux sourire,

Déifiant le pauvre sire,

N'avoient fait soupçonner qu'il fût vraiment chéri1.

Je le crois c'étoit un mari.

Il ne tint point à l'hyménée
Que, content de sa destinée,
Il n'en remerciàt les Dieux".

Mais quoi? si l'amour n'assaisonne

Les plaisirs que l'hymen nous donne,
Je ne vois pas qu'on en soit mieux".

Notre Épouse étant donc de la sorte bâtie",

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que le vers 9, un peu plus bas, le ton de la pièce, qui est en effet, nous l'avons dit, plus conte que fable.

2. Bien qu'elle fût à lui, qu'elle fût son bien. Même mot, avec une nuance différente, très-sensible, vers 174 du conte v de la II' partie.

3. Le rendant égal aux Dieux. Déifié au tome III M.-L., p. 441. 4. « Le mari l'aimoit de mille cœurs et la femme le fuyoit de mille journées. » (Livre des lumières, p. 259.)

5. C'est-à-dire s'il eût suffi d'avoir les droits d'époux et d'en user, pour être content, il eût pu remercier les Dieux.

6. Ces trois vers sont signalés par Chamfort, qui a raison de les trouver jolis. Nous rencontrons le même tour, précédé de la même métaphore, dans les Filles de Minée, vers 52-53:

La défense est un charme : on dit qu'elle assaisonne

Les plaisirs, et surtout ceux que l'amour nous donne.

Les passages abondent, chez notre auteur, où l'hymen et l'amour sont mis en regard, en opposition.

7. Même figure familière, en parlant aussi de personnes, aux livres VIII, fable xxv, vers 31; XI, fable vII, vers 18; à l'acte V, scène 11, de l'Eunuque (tome IV M.-L., p. 79); dans Molière, l'École des maris, acte I, scène 11, vers 77, et, avec rapport remarquable, chez Mme de Sévigné, lettre du 16 octobre 1675 (tome IV, p. 184): à cœur, « Il y a des cœurs plaisamment bâtis en ce monde. »

Et n'ayant caressé son mari de sa vie,

Il en faisoit sa plainte une nuit. Un Voleur
Interrompit la doléance.

La pauvre femme eut si grand'peur
Qu'elle chercha quelque assurance
Entre les bras de son époux 8.

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« Ami Voleur, dit-il, sans toi ce bien si doux
Me seroit inconnu. Prends donc en récompense
Tout ce qui peut chez nous être à ta bienséance'; 25
Prends le logis aussi 10. » Les voleurs ne sont pas

Gens honteux, ni fort délicats :

Celui-ci fit sa main 11.

J'infère de ce conte

Que la plus forte passion

C'est la peur : elle fait vaincre l'aversion,

Et l'amour quelquefois; quelquefois il la dompte12;
J'en ai pour preuve cet amant

Qui brûla sa maison pour embrasser sa dame,

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8. Dans le Livre des lumières, la Femme, en ce moment, veille, et dans Bidpaï elle fait lit à part; mais elle est saisie d'une telle crainte à l'entrée du Voleur qu'elle se lève et court vers son mari.

9. Ce n'est, on le voit, ni la mesure, ni la rime qui ont mis obstacle à l'emploi du mot convenance, plus usité dans ce tour, nous ne disons pas plus juste, aujourd'hui. Mme de Sévigné a dit (tome IX, p. 274) : « .... Ce beau morceau qui étoit si fort à votre bienséance. » Richelet (1680) cite, au mot BIENSÉANCE, un exemple de Perrot d'Ablancourt.

10. Hic..., re lætus, furibus gratias agere et jubere impune auferre quicquid libuisset, dit Camerarius. Mais comme le dernier trait de la fable française, cet abandon de tout, cette permission au delà du possible : « Prends le logis aussi », rend bien autrement, au natu-. rel, la passion, l'exaltation!

11. Voyez, ci-dessus, la note 18 de la page 246.

12. Quelquefois c'est l'amour qui dompte la peur : témoin cet amant, etc. Les rapports des pronoms manquent de clarté, mai l'ensemble ne laisse aucune ambiguïté.

J. DE LA FONTAINE. II

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L'emportant à travers la flamme 13.

J'aime assez cet emportement;

Le conte m'en a plu toujours infiniment:
Il est bien d'une âme espagnole,

Et plus grande encore que folle“.

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13. « On a une pièce imprimée qui s'appelle la Gloria di Niquea (la Gloire de Niquée)". Elle est de la façon du comte de VillaMediana. On dit que le comte la fit jouer, à ses dépens, à l'Aranjuez. La reine (Élisabeth de France, fille de Henri IV, qui avait épousé Philippe IV, roi d'Espagne) et les principales dames de la cour la représentèrent. Le comte en étoit amoureux (de la reine) ou du moins, par vanité, il vouloit qu'on le crût, et, par une galanterie bien espagnole, il fit mettre le feu à la machine où étoit la reine, afin de pouvoir l'embrasser impunément. En la sauvant, comme il la tenoit entre ses bras, il lui déclara sa passion et l'invention qu'il avoit trouvée pour cela. » (Historiettes de Tallemant des Réaux, tome I, p. 458-459.) - Saint-Évremond, dans une lettre à la duchesse Mazarin, fait allusion à cette aventure : « J'ai vu, dit-il, milord Montaigu : il est peu satisfait de la réception que ses gens vous ont faite, à Ditton. Il prétend réparer leur faute, à votre retour; et, si vous lui permettez de se trouver chez lui, quand vous y logerez, je ne doute point qu'il ne brûle sa maison, comme le comte de Villa-Mediana brûla la sienne, pour un sujet de moindre mérite. » (OEuvres mêlées de Saint-Évremond, édition Giraud, tome III, p. 306.) Nous lisons également dans une lettre de Rouillé du Coudray à Mme de Sévigné : « N'attendez pas des excuses de moi, Madame, de ce que vous avez été si mal gîtée sur mes terres. Votre modestie a sauvé mon château; car je vous assure qu'il eût été brûlé, aussi sûrement que celui de ce grand d'Espagne, qui avoit reçu chez lui la reine, sa maîtresse. » (Lettres inédites de Mme de Sévigné, publiées par M. Capmas, 1876, tome II, p. 492.) Voyez aussi l'ouvrage intitulé: Voyage d'Espagne (d'Aarsen de Sommerdick), Cologne, 1666, in-18, p. 47 et suivantes. Saint-Simon (tome XVIII, p. 98) ne raconte pas l'anecdote, mais le meurtre du comte « qui fut tué, dit-il, d'un coup de pistolet, 21 août 1622, étant dans son carrosse...; et on prétendit alors que Philippe IV l'avoit soupçonné d'être amoureux de la reine son épouse..., et avoit fait faire le coup. » 14. Comparez les vers 6-8 de la fable xv du livre VIII.

a Voyez Boissonade, Critique littéraire sous le premier Empire, tome II, p. 60-62; le Dictionnaire de Littré, au mot GLOIRE, 8°; et les Lettres de Mme de Sévigné, tome IV, p. 547 et note 14.

FABLE XVI.

LE TRÉSOR ET LES DEUX HOMMES.

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Ésope, fab. 384, 'Avǹp xal Kúxλwy (Coray, p. 246). — Anthologie grecque, IX, 44 (Jacobs)1. — Ausone, épigrammes 22 et 23. — Abstemius, fab. 110, de Paupere flente ruinam domus ubi thesaurum invenit, - G. Cognatus, p. 62, de Paupere et Divite. Gueroult, le Premier livre des Emblèmes, p. 14, d'un Paisant et d'un Auaricieux. Fresnaie Vauquelin, Poésies diverses (Caen, 1612), p. 639. — Giraldi Cinthio, gli Hecatommiti, dec. 1x, nov. 8. — Lodovico Guicciardini, Detti et fatti, etc., p. 5.

Mythologia sopica Neveleti, p. 582.

Cet apologue est le troisième du recueil de 1671.

La

« Cette fable, dit Chamfort, n'est que le récit d'une aventure dont il ne résulte pas une grande moralité. » Il ajoute ensuite, à propos de la conclusion : « J'ai déjà dit un mot sur le danger de faire jouer un trop grand rôle à la fortune dans un livre de morale, et de donner aux jeunes gens l'idée d'une fatalité inévitable. » C'est une constante préoccupation de Chamfort, que la Fontaine a voulu et doit être, avant tout, un moraliste, que les fables sont écrites pour l'instruction de la jeunesse. Voyez ce que nous disons, à ce propos, dans la notice de la fable vi du livre X.

Un Homme n'ayant plus ni crédit ni ressource,
Et logeant le diable en sa bourse 2,

1. C'est un distique cité par Diogène de Laërte, Vie de Platon, § 33: Χρυσὸν ἀνήρ εὑρὼν ἔλιπεν βρόχον· αὐτὰρ ὁ χρυσὸν 8

Ὃν λίπεν οὐχ εὑρὼν ἥψεν ὃν εὗρε βρόχον.

Aurum qui reperit, laqueum abjicit: alter, amisso (sic)

Auro, collo aptat quem reperit laqueum.

2. Saint-Gelays a fait un joli petit conte sur cette locution proverbiale (OEuvres complètes, 1873, tome I, p. 277):

Un charlatan disoit en plein marché

Qu'il monstreroit le diable à tout le monde :

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