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FABLE XI.

RIEN DE TROP1.

Abstemius, fab. 186, de Ovibus immoderate segetem depascentibus. Mythologia sopica Neveleti, p. 612.

On peut rapprocher de cette fable deux contes de Bidpaï, tome I, p. 346, le Tyran; tome III, p. 174, Sur la tyrannie et l'injustice : que celui qui fait le mal reçoit ordinairement un plus grand mal. Une partie de chacun des deux a pour sujet une succession analogue de malfaisants successivement punis.

« Je ne sais, dit Chamfort, comment la Fontaine a pu faire une aussi mauvaise petite pièce sur un sujet de morale si heureux. Tout y porte à faux. La Providence a établi les lois qui dirigent la végétation des arbres et des blés; qui gouvernent l'instinct des animaux, qui forcent les moutons à manger les herbes, et les loups à manger les moutons. C'est elle qui a donné à l'homme la raison qui lui conseille de tuer les loups. Ne dirait-on pas, suivant la Fontaine, que nous sommes obligés, en conscience, à en conserver l'espèce? Si cela est, les Anglais, qui sont parvenus à les détruire dans leur ile, sont de grands scélérats. Que veut dire la Fontaine, avec cette permission donnée aux moutons de retrancher l'excès des blés; aux loups, de manger quelques moutons? Est-ce sur de pareilles suppositions qu'on doit établir le précepte de la modération, précepte qui naît d'une des lois de notre nature, et que nous ne pouvons presque jamais violer sans en être punis? Toute morale doit reposer sur la base inébranlable de la raison. C'est la raison qui en est le principe et la source. »

Abstemius a conçu, convenons-en, son sujet d'une manière plus

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2. Les loups du fabuliste ne l'ignorent pas. Celui de la fable v du livre X nous dit (vers 10-11):

.... De loups l'Angleterre est déserte.

On y mit notre tête à prix.

nette et plus simple, plus conforme, dans son petit cadre, à ce genre d'ouvrage. Son apologue n'est point, comme le nôtre, une dissertation de sens général, mais tourné comme le récit d'une action particulière: Sur la plainte du Laboureur, Jupiter donne ses ordres, d'abord aux Moutons, puis, successivement, pour châtier les excès, au Loup, au Chasseur. Voyez, dans la note dernière, la morale, précise et restreinte, qui est déduite de là. Cela dit, à l'avantage du fabuliste latin, remarquons toutefois, au sujet de la grosse querelle de Chamfort, qu'ici encore il ne se place pas, au vrai point de vue de la Fontaine. Ce n'est pas ignorer ni méconnaître les lois de la Providence que de s'étonner et de se plaindre des excès qu'aux divers degrés de l'échelle des êtres, ces lois ne préviennent ni n'empêchent dans la nature; dans la végétale, par exemple, que le Sage, jardinier, de la fable xx du livre XII (vers 11-12), corrige partout, parce qu'elle est

Excessive à payer ses soins avec usure.

Pour le grief principal du critique, la destruction des loups, nous renvoyons à la note 10.

Je ne vois point de créature
Se comporter modérément.
Il est certain tempérament

Que le maître de la nature

Veut que l'on garde en tout3. Le fait-on? nullement. 5 Soit en bien, soit en mal, cela n'arrive guère.

Le blé, riche présent de la blonde Cérès*,

3. Ce juste milieu qu'Horace a prescrit dans ces vers devenus proverbe (106-107 de la satire 1 du livre I) :

Est modus in rebus, sunt certi denique fines
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

<< Soit en bien, soit en mal » fait sentir, au vers suivant, l'ultra citraque latin.

4. Ailleurs (Psyché, livre II, tome V M.-L., p. 217):

[Le] blé, riche présent qu'à l'homme ont fait les Cieux.

Cerealia munera, dit le latin; par exemple Ovide, à diverses reprises (Métamorphoses, livre XI, vers 122, etc.).

Trop touffu bien souvent, épuise les guérets :
En superfluités s'épandant d'ordinaire,

Et poussant trop abondamment,

Il óte à son fruit l'aliment".

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L'arbre n'en fait pas moins: tant le luxe sait plaire'!
Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l'excès des prodigues moissons :
Tout au travers ils se jetèrent,

Gâtèrent tout, et tout broutèrent;
Tant que le Ciel permit aux loups

D'en croquer quelques-uns : ils les croquèrent tous ;
S'ils ne le firent pas, du moins ils y tàchèrent'.
Puis le Ciel permit aux humains

De punir ces derniers : les humains abusèrent
A leur tour des ordres divins 10.

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5. « J'ôte le superflu, » dit (vers 19) le Sage de la fable citée à la fin de la notice.

6. Ces mots peuvent, ce nous semble, prêter à deux sens, qui sont, au reste, aussi bien l'un que l'autre à leur place ici : « prive son fruit, l'épi, de la séve qui doit le nourrir » ou, conséquence de cette privation, « ôte à l'épi, appauvrit sa substance nutritive, l'aliment qu'il fournit. »

7. Plaire, même à un arbre. Ce bref hémistiche qui exprime ou plutôt implique que l'arbre est animé est-il suffisamment clair? Le mot luxe, bien choisi pour impliquer, lui, quelque blâme, est le luxuriem des vers de Virgile que nous rapprochons du vers 14. 8. Ne gravidis procumbat culmus aristis,

Luxuriem segetum tenera depascit in herba,

(VIRGILE, Géorgiques, livre I, vers 111-112.)

9. Même locution dans Psyché, livre I (tome III M.-L., p. 83); et tour analogue dans Adonis, vers 217 : « Il tâche à rappeler. » Littré cite de nombreux exemples, avec y et avec à, surtout de contemporains et de prédécesseurs de la Fontaine.

10. « On ne sait pas trop, dit Nodier, comment les humains purent abuser des ordres divins en tuant les loups; » et Geruzez répète le mot de Chamfort sur les Anglais. Nous avons montré dans la notice comment Abstemius, à qui la fable est empruntée, échappe à toute critique de ce genre. Il faut remarquer que la Fontaine,

De tous les animaux, l'homme a le plus de pente
A se porter dedans l'excès".

Il faudroit faire le procès 12

Aux petits comme aux grands. Il n'est âme vivante
Qui ne pèche en ceci. Rien de trop13 est un point

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comme s'il voulait, lui aussi, n'y donner prise que le moins possible, s'arrête brusquement quand il en vient à l'homme, fait « de l'abus des ordres divins » une généralité et, sans l'appliquer en particulier, explicitement, à l'extermination des loups, se hâte de passer à nos excès en toutes choses. Au reste, réduite même aux loups, comme elle l'est d'abord implicitement, mais forcément, avant de s'étendre à toute la conduite humaine, la proposition ne peut-elle en aucune façon se défendre? Sans doute notre empire sur les bêtes n'est point chimérique », comme dit le Renard au Lion dans les Animaux malades de la peste (livre VII, fable 1, vers 41-42) : il est fondé sur l'intérêt, la prudence, la nécessité; mais ces fondementslà ne sont point d'un ordre et caractère bien élevé, ni tels que, à voir de haut l'ensemble des choses, ils ne gardent rien de mystérieux pour le philosophe et qu'il lui soit facile d'établir sur eux, incontestable, le pouvoir despotique de l'homme. Que de fois ne nous demandons-nous pas, et surtout la Fontaine, tel que nous le connaissons, ne devait-il pas se demander : « Après tout, de quel droit, autre que l'égoïsme? » Voyez d'autres comparaisons, où le fabuliste ne nous ménage pas davantage, entre la conduite de l'homme et les instincts des animaux, dans les fables 1 et v du livre X; 1 du livre XII.

11. Comparez le Poëme du Quinquina, chant 11, vers 312-315: L'homme se porte en tout avecque violence

A l'exemple des animaux,

Aveugle jusqu'au point de mettre entre les maux
Les conseils de la tempérance.

12. Locution très-commune, au figuré, chez nos bons auteurs; ainsi dans l'Art poétique de Boileau (chant III, vers 210):

Je ne veux point ici lui faire son procès.

13. « Rien de trop », ne quid nimis, oùòèv åɣav, est une maxime qui revient souvent chez les anciens comme chez les modernes. Térence l'exprime ainsi par la bouche d'un esclave:

Nam id arbitror

Apprime in vita esse utile, ut ne quid nimis.

(Andrienne, acte I, scène 1, vers 61-62.)

Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point.

Aristote dit dans sa Morale à Nicomaque, livre II, chapitre vi: « La vertu est un milieu », μεσότης ἐστὶν ἡ ἀρετή. I la distingue de la perfection, du bien à son point le plus haut: ȧxpótηs. Voyez la suite où il explique et développe l'idée.

Les moralités de Bidpaï et d'Abstemius se rattachent plus étroitement à la fable et, sans être, elles non plus, d'une constante vérité, prêtent moins à la critique que l'ensemble de la thèse de la Fontaine. Celle de Bidpaï est que « le mal est toujours suivi du mal, » et que « qui tue est tué » : ce que le fabuliste latin résume en disant que « nul immodéré ne dure longtemps » : Fabula indicat nullum immoderatum esse diuturnum.

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