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FABLE IX.

L'HUÎTRE ET LES PLAIDEURS.

Boileau, on le sait, a composé sur ce sujet un apologue, qu'il inséra d'abord à la fin de sa 1o épître, en 1669; il l'en retrancha ensuite, comme il nous l'apprend lui-même dans l'Avis au lecteur placé en tête de la seconde édition de cette épître, se rendant « à l'autorité d'un prince non moins considérable par les lumières de son esprit que par le nombre de ses victoires (le grand Conde). » Mais ne voulant pas perdre cette fable, dont il était fort content, il écrivit, tout exprès pour l'y introduire, sa 11° épître (à M. l'abbé des Roches, Contre les Procès), qui ne parut qu'en 1672.

Brossette (OEuvres de Boileau, édition Saint-Marc, 1747, tome I, p. 284) dit que le satirique l'avait apprise de son père, greffier à la grand'chambre du Parlement, « à qui il l'avait ouï conter dans sa jeunesse; elle est tirée d'une ancienne comédie italienne. » Nous plaçons ici, pour faciliter la comparaison, l'extrait de Boileau :

.... Si jamais quelque ardeur bilieuse

Allumoit dans ton cœur l'humeur litigieuse,
Consulte-moi d'abord; et pour la réprimer,
Retiens bien la leçon que je te vais rimer.

Un jour, dit un auteur, n'importe en quel chapitre,
Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître;
Tous deux la contestoient, lorsque dans leur chemin
La Justice passa, la balance à la main.

Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose.
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La Justice, pesant ce droit litigieux,

Demande l'huître, l'ouvre, et l'avale à leurs yeux;
Et par ce bel arrêt terminant la bataille :

« Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille;

Des sottises d'autrui nous vivons au Palais;

Messieurs, l'huître étoit bonne. Adieu. Vivez en paix. »>

Chamfort, rapprochant les deux poésies, dit de celle de la Fon

J. DE LA FONTAINE. II

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taine : « Cette fable est parfaite d'un bout à l'autre. La morale, ou plutôt la leçon de prudence, qui en résulte, est excellente. C'est un de ces apologues qui ont acquis la célébrité des proverbes, sans en avoir la popularité basse et ignoble. » Puis il ajoute, après avoir transcrit les alexandrins de l'épître : « On voit quel avantage la Fontaine a sur Boileau. Celui-ci, à la vérité, a plus de précision; mais, en la cherchant, il n'a pu éviter la sécheresse.» D'Alembert, dans sa note 19 sur l'Éloge de Boileau (Histoire des membres de l'Académie française morts depuis 1700 jusqu'à 1771, tome III, p. 86), juge aussi comparativement les deux apologues. « Quoique, dit-il, dans cette fable, la Fontaine ne laisse pas Despréaux aussi loin derrière lui que dans la première (celle du Búcheron, livre I, fable xvi; Boileau, Poésies diverses, no xxvi), il y conserve toujours sa supériorité. » Il ajoute ensuite : « Il nous semble.... que la jolie fable de la Motte intitulée le Fromage (livre II, fable x1), et qui a le même objet à peu près que celle de l'Huître, est bien préférable (n'est-ce pas beaucoup dire?) à celle de Despréaux, car nous n'osons la comparer à celle de la Fontaine. » (Ibidem, p. 86-87.)

Robert cite, parmi ses rapprochements, le Democritus ridens, p. 217, Aliena sæpe aliis prodest stultitia; Noël du Fail, les Contes et discours d'Eutrapel, conte vII, Jugements et suites de procès; Piovano Arlotto Mainardi, Facezie, etc., p. 97-98 (Firenze, 1568); Jacques Regnier, Apologi Phædrii, pars 1, fab. 21, Viverra, Vulpes, Leo, et Lupus. Mais la seule ressemblance que ces récits offrent avec le nôtre est la moralité qui s'en peut tirer sur le danger qu'il y a d'ordinaire pour les plaideurs, les contestants, à faire intervenir la justice ou un tiers arbitre. Pour même similitude, on peut citer aussi le conte LXXiv des Avadánas (traduction de Stanislas Julien, tome II, p. 8–10). — Voyez plus loin, dans la note 13, un extrait, fort significatif, du vieux sermonnaire Menot.

Cet apologue parut, pour la première fois, dans le recueil de Fables nouvelles, de 1671, p. 21. Nous en avons vu, dans le cabinet de M. Boutron-Charlard, un manuscrit, qu'une dédicace et une sorte d'envoi épistolaire rendraient bien précieux, si l'on pouvait se tenir pour assuré de l'authenticité. Au-dessous du titre sont les mots : A mon amy de Maucroy; et après la fable on lit la note suivante: «Mets cette fable dans ton recueil, et fais-en ton profit. Je te manderay mon sentiment sur tes derniers vers, qui m'ont

édifié; si tout le reste y ressemble, je donneray de bien loin la palme à tes homélies sur tes vers dignes du paganisme. Quant à tes deux dernières épigrammes, j'en donnerois le choix pour une épingle. « Adieu, j'ay trois autres fables sur le chantier, j'ay refait le Glan et la Citrouille.

« DE LA FONTAINE, »

L'Huitre et les Plaideurs ont fourni à Sedaine le sujet d'un livret d'opéra-comique, portant le même titre (1761).

Un jour deux Pèlerins1 sur le sable rencontrent
Une Huître, que le flot y venoit d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent;
A l'égard de la dent il fallut contester3.
L'un se baissoit déjà pour amasser la proie;
L'autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir

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1. Emplois analogues du mot aux livres II, fable x, vers 7; IX, fable xiv, vers 11, etc.; et du féminin la pèlerine au livre X, fable 11, vers 17. Le substitut Messieurs, du vers 18, là familier aussi et plaisant, ne permet guère de prendre ici Pèlerins au sens propre.

2. « La Fontaine, dit Chamfort, ne s'est point piqué de la précision de Boileau. Il n'oublie aucune circonstance intéressante. Sur le sable, l'huître est fraîche, ce qui était bon à remarquer; aussi le dit-il formellement : que le flot y venoit d'apporter, et ce mot fait image. » Pour avoir l'huître fraîche, peut-on objecter à l'éloge, on la va prendre au rocher. Sans doute l'auteur veut que nous la jugions fraîche, mais il ne nous dit pas de le conclure de ce que le flot vient de l'apporter. Sur la suite, Chamfort ajoute : « L'appétit des plaideurs lui fournit [à la Fontaine] deux jolis vers qui peignent la chose. » Voyez aussi, sur le vers 3, M. Marty-Laveaux, Essai sur la langue de la Fontaine, p. 45.

3. Dans la fable de Boileau (voyez ci-dessus a notice), il y a le même verbe avec complément direct : « Tous deux la contestoient. >> 4. Amasser est le texte original et le mot était juste alors; un de ses sens était « relever de terre ce qui est tombé, » comme dit l'Académie, dans toutes ses éditions sauf la dernière (1878). Elle ajoute cependant, dès la première : « On dit plus ordinairement ramasser; » ce qui est la leçon de 1679 Amsterdam. Ailleurs la Fontaine dit de même accourcir (livre IX, fable xiv, vers 8).

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5. « Voilà comme cela a dû se passer. Le discours des Plai

Qui de nous en aura la joie.

Celui qui le premier a puo l'apercevoir
En sera le gobeur'; l'autre le verra faire.
- Si par là l'on juge l'affaire,

Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci.
- Je ne l'ai pas mauvais aussi,

Dit l'autre ; et je l'ai vue avant vous, sur ma vie”.
Eh bien! vous l'avez vue; et moi je l'ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,

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Perrin Dandin1o arrive : ils le prennent pour juge.

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deurs anime la scène. L'arrivée de Perrin Dandin lui donne un air plus vrai que (chez Boileau) celui de la Justice, qui est un personnage allégorique. Je voudrais seulement que les deux Pèlerins fussent à jeun comme ceux de Boileau. » (CHAMFORT.) Selon Brossette, à la suite du passage cité dans la notice, Boileau disait, au contraire, qu'en mettant un juge au lieu de la Justice, « la Fontaine avait manqué de justesse, car ce ne sont pas les juges seuls qui causent des frais aux plaideurs : ce sont tous les officiers de la justice. »

6. A du. (1671, 79 Amsterdam.)

7. Littré ne cite de ce mot, au sens propre, que notre exemple. L'Académie ne le donne dans aucune acception, même en 1878.

8. Le dialogue est autrement coupé dans les éditions de 1671 et de 1679 Amsterdam :

Sur

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pas.... aussi au sens de pas.... non plus, voyez p. 363, note 12. 9. Serment elliptique : « Je le jure sur ma vie. » Voyez Littré, SUR, 32°.

10. Ce nom de Dandin, rendu si populaire par Racine, Molière, la Fontaine, chez qui il revient dans la lettre à la duchesse de Bouillon de novembre 1689 (tome III M.-L., p. 390"), est emprunté à Rabelais (chapitre XL1 du tiers livre). Perrin Dendin (sic), chez Rabelais (tome II, p. 194-195), n'est pas un juge, mais joue simplement, comme ici (voyez toutefois la note 14), le rôle d'arbitre :

a « Or je ne suis bon, non plus que Perrin Dandin, que quand les parties sont lasses de contester. »

Perrin, fort gravement, ouvre l'Huître, et la gruge",
Nos deux Messieurs le regardant.

Ce repas fait, il dit d'un ton de président :

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Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille

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Sans dépens1, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille 13. »

« .... Tous les debatz, procés et differens, estoient par son deuis vuidez, comme par iuge souuerain, quoy que iuge ne feust, mais home de bien.... Iamais n'apoinctoit les parties, qu'il ne les feist boyre ensemble par symbole de reconciliation, d'accord perfaict, et de nouuelle ioye. »

11. Même verbe au figuré dans la fable xx1 du livre I, vers 35. 12. Chamfort dit à ce sujet : « Les deux derniers vers [dans Boileau] sont plus plaisants que dans la Fontaine; mais le mot sans dépens de la Fontaine équivaut, à peu près, à Messieurs, l'huitre étoit bonne. » Berriat-Saint-Prix, dans ses notes sur l'épître de Boileau, dit qu'il ne comprend pas cette équivalence. C'est qu'il entend sans dépens dans le sens qu'il a quand on dit «< gagner son procès sans dépens,» sans obtenir les dépens, sans que la partie adverse soit condamnée àpayer les dépens; tandis que Chamfort, justement croyons-nous, les explique par « sans frais » le juge ou arbitre se trouve suffisamment payé par la bonté de l'huître. Dans Boileau il y a la formule opposée : « Tous deux avec dépens », que nous trouvons aussi dans la xxxIV° des Poésies diverses de la Fontaine, tome V M.-L., p. 59:

Avec dépens; et tout ce qui s'ensuit.

A comparer, sans qu'on en puisse, ce semble, rien conclure pour le sens de notre passage, la fin de l'arrêt burlesque que Rabelais met dans la bouche de Pantagruel (chapitre XII, tome I, p. 281): « Amis comme devant sans despens, et pour cause. »

13. Les textes de 1671 et 1679 Amsterdam ponctuent autrement; ils ont deux points après « une écaille ». —« Cette fable de l'Huitre et les Plaideurs est devenue en quelque sorte, dit encore Chamfort, l'emblème de la justice, et n'est pas moins connue que l'image qui représente cette divinité, un bandeau sur les yeux et une balance à la main. » Voyez les deux derniers vers de la fable xx1 du livre I, où notre auteur lui-même fait allusion à cette fin passée en proverbe. Au reste, les allusions abondent dans la langue soit parlée, soit écrite. En voici une, assez piquante, de Saint-Simon (Mémoires, tome XII, p. 365, édition d 1873): « Il (le maréchal d'Harcourt) demanda sa charge (de capitaine des

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