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Lui cependant méprise une telle victoire
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,

Il s'amuse à toute autre chose

Qu'à la gageure. A la fin, quand il vit
Que l'autre touchoit presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait; mais les élans qu'il fit
Furent vains: la Tortue arriva la première.
<«< Eh bien! lui cria-t-elle 1o, avois-je pas raison?

10

De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l'emporter! et que seroit-ce
Si vous portiez une maison 11? »

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en grec de ßpadéws, comme nous l'apprend encore Suétone (Vie d'Auguste, chapitre xxv). On connait le précepte de Boileau (Art poétique, chant I, vers 171 et 172):

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.

9. Geruzez admire beaucoup ce rejet, et l'appelle « une des plus heureuses rencontres de l'harmonie imitative. » Chamfort aussi avait dit : « La coupe de ce vers et ce monosyllabe au troisième pied expriment à merveille l'inutilité de l'effort que fait le Lièvre. »

10. Un mot, crier, suffit au poëte pour marquer que le Lièvre est encore à bonne distance du but; c'est ce que remarque finement Nodier: « Elle crie: observez qu'il est encore loin. » — Dans son livre sur l'Art de la lecture (4o partie, III, p. 289 et 290), M. Legouvé prête à Samson la découverte, qu'en effet il peut bien avoir faite de son côté, de cette même habileté de style, et rapporte le vif entretien qu'il eut, à ce sujet, avec le célèbre comédien.

11. « Trait admirable: la Tortue, non contente d'être victorieuse, brave encore le vaincu. C'est dans la joie qui suit un avantage remporté que l'amour-propre s'épanche plus librement.... Louez une jolie pièce de vers, il est bien rare que l'auteur n'ajoute : « Je n'ai mis qu'une heure, un jour, » plus ou moins; et s'il s'abstient de dire cette sottise,... c'est qu'il remporte une victoire sur lui-même, c'est qu'il craint le ridicule. » (CHAMFORT.)

FABLE XI.

L'ANE ET SES MAÎTRES.

Ésope, fab. 45, Ὄνος καὶ Κηπωρός, Ὄνος καὶ Βυρσοδέψης (Coray, P. 29, p. 304). Faërne, fab. 69, Asinus Dominos mutans. — Corrozet, fab. 65, de l'Asne et de ses Maistres.

fab. 175, de l'Asnesse d'un Jardinier.

Mythologia sopica Neveleti, p. 127.

Haudent, re partie,

Dans les deux fables grecques et dans la fable latine de Faërne, les trois maitres successifs sont un jardinier, un potier, un corroyeur. Jupiter y tient la place du Sort ou Destin de notre fable, où le roi des Dieux n'est nommé que tout à la fin.

L'Ane d'un Jardinier se plaignoit au Destin

De ce qu'on le faisoit lever devant l'aurore1.

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Les coqs, lui disoit-il, ont beau chanter matin,
Je suis plus matineux encore.

Et pourquoi? pour porter des herbes au marché :
Belle nécessité d'interrompre mon somme! »
Le Sort, de sa plainte touché,

Lui donne un autre maître, et l'animal de somme
Passe du Jardinier aux mains d'un Corroyeur.
La pesanteur des peaux et leur mauvaise odeur2
Eurent bientôt choqué l'impertinente bête.

« J'ai regret, disoit-il, à mon premier seigneur :
Encor, quand il tournoit la tête,
J'attrapois, s'il m'en souvient bien,

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1. Molière (Amphitryon, acte II, scène II, vers 936) a employé la même locution, précédée d'une préposition : « Dès devant l'au

rore. »

2.

.... Onustus fœtidis

Fratrum suorum affiniumque pellibus.

(FAERNE, vers 11 et 12.)

Quelque morceau de chou qui ne me coûtoit rien;
Mais ici point d'aubaine; ou, si j'en ai quelqu'une,
C'est de coups. » Il obtint changement de fortune,
Et sur l'état d'un Charbonnier

Il fut couché tout le dernier.

Autre plainte. « Quoi donc? dit le Sort en colère",
Ce baudet-ci m'occupe autant

Que cent monarques pourroient faire.

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3. A cela se joint, dans les fables ésopiques et chez Faërne, une crainte bien naturelle, vu l'industrie de son maître, pour sa peau après décès :

Ubi me labore occiderit,

Corium quoque exercere perget mortui.

(FAERNE, vers 15 et 16.)

Benserade, qui n'a eu garde de négliger ce trait, termine son quatrain (le CXLIX) par ce jeu de mots :

Et sous la cruauté de ce tyran nouveau

Eut lieu plus que jamais de craindre pour sa peau.

4. Les rois, les princes, les grands seigneurs avaient une maison, dont les divers officiers étaient portés sur une liste, un tableau qui s'appelait l'Étata. On voit ce qu'a de plaisant ici cette expression: « l'état d'un charbonnier. » Par un contraste inverse, et non moins plaisante, Rabelais avait dit (au début du chapitre xxxIII du tiers livre, tome II, p. 161): « On temps........ que Iuppiter feit l'estat de sa maison Olympicque et le calendrier de tous ses Dieux et Déesses, ayant establi à vn chascun iour et saison de sa feste, etc. >> 5. « Il faut convenir que l'Ane n'a pas tout à fait tort de se plaindre. Le Destin, dans cette fable-ci, a presque autant d'humeur que Jupiter dans la fable des Grenouilles, du Soliveau et de l'Hydre. Mais j'ai déjà observé que la morale de la résignation est toujours excellente à prêcher aux hommes bien entendu que le mal est sans remède. » (CHAMFORT.)

a On publiait autrefois des annuaires ayant ce mot pour titre. Ainsi en 1649: «< Estat des officiers, domestiques et commençaux (sic) du Roy, de la Reyne, etc. » Dans la fable Iv du livre III, qui a pour titre les Grenouilles qui demandent un roi, « Il faut convenir, avait dit Chamfort au vers 14, que la conduite de Jupiter, dans cet apologue, n'est point du tout raisonnable. Il est très-simple de désirer un autre roi qu'un Soliveau, et très-naturel que les Grenouilles ne veuillent pas d'une Grue qui les croque. »

Croit-il être le seul qui ne soit pas content?
N'ai-je en l'esprit que son affaire? »

Le Sort avoit raison. Tous gens sont ainsi faits :
Notre condition jamais ne nous contente;

La pire est toujours la présente ;
Nous fatiguons le Ciel à force de placets.
Qu'à chacun Jupiter accorde sa requête,

Nous lui romprons encor la tête".

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6. « L'Ane n'avait pas tort non plus, dit à son tour Geruzez; car, à chaque changement de maître, sa condition s'aggravait réellement, et le Sort se moquait de lui en feignant d'exaucer ses vœux. » Nodier, à une remarque analogue, ajoute: « L'affabulation serait bien autrement utile, si l'Ane avait gagné à tous les changements sans cesser de se plaindre, et cependant elle ne serait pas moins vraie. » C'est, au reste, l'idée impliquée dans les deux dernières phrases de la fable.

7. Voyez la 1re satire du livre Ier d'Horace, qui débute par le développement de cette idée de l'inconstance et de l'inguérissable mécontentement des hommes. On y trouve, par hypothèse (vers 20 et 21), Jupiter en colère, comme l'est ici le Sort:

Quid causæ est merito quin illis Juppiter ambas

Iratus buccas inflet...?

et, immédiatement avant (vers 15-19), le Dieu, comme il est supposé à la fin de notre fable, accorde ce qu'on lui demande, sans réussir à contenter personne.

FABLE XII.

LE SOLEIL ET LES GRENOUILLES.

Ésope, fab. 350, Βάτραχοι καὶ Ἥλιος, Ἥλιος γαμῶν καὶ Βάτραχοι (Coray, p. 226 et 227, p. 407, sous trois formes). Babrius, fab. 24, Γάμοι Ἡλίου. Phèdre, livre I, fab. 6, Ranæ ad Solem. Romulus, livre I, fab. 7, même titre. Anonyme de Nevelet, fab. de Femina et Fure. Marie de France, fab. 6, dou Solaus qui volst fame prendre. — Boursault, les Fables d'Ésope ou Ésope à la ville, acte IV, scène v, les Colombes et le Vautour (c'est le même sujet avec d'autres personnages).

7,

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Mythologia sopica Neveleti, p. 365, p. 393, p. 491.

Comparez ci-dessous la 1r des deux fables additionnelles qui suivent le livre XII.

Aux noces d'un tyran1 tout le peuple en liesse2
Noyoit son souci dans les pots.

Ésope seul trouvoit que les gens étoient sots
De témoigner tant d'allégresse.

« Le Soleil, disoit-il, eut dessein autrefois
De songer à l'hyménée 3.

Aussitôt on ouït, d'une commune voix,

5

1. Dans la fable de Phèdre, de Romulus, de l'Anonyme, de même que dans la 17o de Neckam (édition du Méril, p. 189), et dans les Ysopet I et II de Robert (tome II, p. 28-31), c'est le mariage d'un voleur, d'un brigand, qui est l'occasion de l'apologue. Il en est de même chez le Minnesinger de Zurich (n° 10); mais dans l'apologue de ce dernier, c'est la Terre qui s'épouvante du mariage du Soleil, et c'est à Dieu qu'elle adresse ses plaintes.-Les fables grecques n'ont pas cette application de l'allégorie à un tyran ou à un brigand. L'une d'elles parle aussi d'un festin, mais que donne le Soleil : yλovto μεγάλως ἐπὶ τῇ λαμπρᾷ τραπέζῃ τοῦ Ἡλίου; et celle de Babrius, des joyeux festins qu'en l'honneur du Dieu célèbrent tous les animaux. 2. Même locution au conte xv de la IIe partie, vers 203. 3. Vers de sept syllabes, que reprend Geruzez, et qu'on peut bien dire boiteux, parmi les autres de la fable, de douze, de dix et de huit.

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