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Que ce soit aux rives prochaines.

Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,

Toujours divers", toujours nouveau ;

Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien" le reste.

26

J'ai quelquefois aimé je n'aurois pas alors

Contre le Louvre et ses trésors,

Contre le firmament et sa voûte céleste,

Changé les bois, changé les lieux

Honorés par les pas,

éclairés par les yeux

De l'aimable et jeune Bergère

27

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des Filles de Minée (vers 330-331), où il s'agit également du danger que l'on court en voyage, la Fontaine, employant la même épithète, appelle la mer : « L'élément

Qui doit être évité de tout heureux amant. »

24. Au vers 37 de la fable x du livre II, nous avons ces mêmes mots opposés à « toujours égal ».

25. Rien pour ne...... rien. L'ancien nom rien, surtout dans le langage familier, passe ainsi souvent, employé sans ne, de son sens positif originaire, au sens négatif.

26. Quelquefois, au sens archaïque d'une fois, comme le montre la suite : la « jeune Bergère » et le temps du verbe « servis », vers 75-77. Littré cite de ce sens deux vieux exemples, et nous disons encore quelque jour pour un jour. Toutefois il ne faut pas entendre « une seule fois,» mais « une fois entre autres; » il s'agit d'un fait déterminé; l'auteur du sonnet Pour Mademoiselle de Poussaya (Amarante), publié en 1671 (tome V M.-L., p. 63), ne peut, ni ne veut hypocritement, le donner pour un fait unique dans sa vie : J'avois brisé les fers d'Aminte et de Sylvie,

J'étois libre, et vivois content et sans amour...!
Quand du milieu d'un cloître Amarante est sortie.

Nous ne chercherons pas à lire le nom propre qui se cache, cinq vers plus bas, sous le nom commun Bergère: ce serait perdre sa peine. Les mots : « premiers serments », du vers 77, marquent, ce semble, un très-ancien souvenir, un premier amour.

27. Le poëte a pris ce vers entier dans une lettre en prose et en

a Voyez la Notice biographique, p. LXXXIX.

Pour qui, sous le fils de Cythères,

?

Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas! quand reviendront de semblables moments?
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète 29
Ah! si mon cœur osoit encor se renflammer 30!
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?
Ai-je passé le temps d'aimer31?

vers, adressée par lui, en juin 1671, à la duchesse de Bouillon : Peut-on s'ennuyer en des lieux

Honorés par les pas, éclairés par les yeux
D'une aimable et vive princesse?

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Voyez aussi, pour les premiers mots : « honorés par les pas, » conte i de la V° partie, vers 70; et Voltaire, Nuit blanche de Sully, tome XIV des OEuvres, p. 315. L'abbé Guillon juge cet hémistiche: éclairés par les yeux, « trop hyperbolique, bon pour les Églé de Ronsard et de Voiture. » Geruzez trouve tout le vers « délicieux », et nous sommes de son avis. « La princesse [de Tarente] éclaire ces bois comme la nymphe Galatée, » dit Mme de Sévigné dans une lettre du 29 septembre 1680 (tome VII, p. 90).

28. Cythère pour Cythérée, c'est-à-dire Vénus, la déesse adorée à Cythère, dans cette île du golfe laconique où elle avait d'abord abordé à sa naissance. Même forme au vers 102 du conte xvi de la IV partie, et dans une épître (tome V M.-L., p. 182). Dans le Virgile travesti de Scarron (livre IV, traduction du vers latin 92), Junon, s'adressant à Vénus, dit pareillement : « Dame Cythère. »

29. C'est-à-dire, comme le veut mon « humeur inquiète » (vers 20), n'osant, ne pouvant rester arrété, attaché à aucun. Sens identique d'inquiet au vers 7 de la 11de élégie.

30. Voyez de vieux exemples de ce composé dans le Dictionnaire de Littré. Corneille, à l'acte IV, scène 1, vers 1092, de Mélite, s'est servi, au même sens, du verbe rembraser.

31. En 1679, date où parut cette fable, le poëte avait cinquantehuit ans. Dans la lettre à la duchesse de Bouillon, de 1671, que nous citions tout à l'heure (note 27), il répondait franchement oui à sa question.

Pour moi le temps d'aimer est passé, je l'avoue.

- « La Fontaine, dit Sainte-Beuve, est notre seul grand poëte

personnel et rêveur avant André Chénier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous entretient de lui, de son âme, de ses caprices et de ses faiblesses. Son accent respire d'ordinaire la malice, la gaieté, et le conteur grivois nous rit du coin de l'œil, en branlant la tête. Mais souvent aussi il a des tons qui viennent du cœur et une tendresse mélancolique qui le rapproche des poëtes de notre âge. Ceux du seizième siècle avaient bien eu déjà quelque avant-goût de rêverie; mais elle manquait chez eux d'inspiration individuelle, et ressemblait trop à un lieu commun uniforme, d'après Pétrarque et Bembo. La Fontaine lui rendit un caractère primitif d'expression vive et discrète; il la débarrassa de tout ce qu'elle pouvait avoir contracté de banal ou de sensuel; Platon, par ce côté, lui fut bon à quelque chose, comme il l'avait été à Pétrarque; et quand le poëte s'écrie dans une de ses fables délicieuses :

Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?
Ai-je passé le temps d'aimer?

ce mot charme, ainsi employé en un sens indéfini et tout métaphysique, marque en poésie française un progrès nouveau qu'ont relevé et poursuivi plus tard André Chénier et ses successeurs. » (Portraits littéraires, 1862, tome I, p. 59-60.)

FABLE III.

LE SINGE ET LE LÉOPARD.

Ésope, fab. 159, Alway§ xal Hápdaλis (Coray, p. 96 et p. 351, sous cinq formes, dont deux, la seconde élégamment complète en fort peu de mots, sont dans Plutarque: voyez la suite de la notice). Avianus, fab. 40, Vulpes et Pardus. G. Cognatus, p. 8, de Vulpe et Pardali. — P. Candidus (Weiss), fab. 87, Pardus et Vulpes. Ysopet-Avionnet, fab. 18, de Renart et de la Ourse (Robert, tome II, p. 202-204). — Haudent, I partie, fab. le Second apologue d'un Regnard et d'un Léopard. Hégémon, fab. 16, du Léopard et du Regnard. Lodovico Guicciardini, Detti et fatti, etc., Verdizotti, fab. 46, della Volpe et del Pardo.

P. 152.

-

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Mythologia sopica Neveleti, p. 221, p. 483.

2,

Chez Plutarque, la fable ésopique est dans l'opuscule intitulé: Quelles passions et maladies sont les pires, celles de l'áme ou celles du corps, § 2, et dans le Banquet des sept sages, § 12. Voyez aussi dans Érasme, Adagiorum Chiliades (1606), p. 899, col. 2, le paragraphe intitulé: Pardalis exuvium induere.

« Voilà encore une de ces fables, dit Chamfort, qui ne pouvaient guère réussir que dans les mains de la Fontaine. Le sujet, si mince, prend tout de suite de l'agrément, et, en quelque sorte, un intérêt de curiosité, par l'idée de donner aux discours des personnages la forme et le ton des charlatans de la foire. » M. Taine (p. 331) cite la fable d'Ésope d'où la Fontaine a tiré la sienne, comme « le modèle de la fable philosophique » opposée à la fable poétique; il transcrit plus loin (p. 342-344) celle d'Ysopet-Avionnet, de Renart et de la Ourse, comme un exemple des contes naïfs et quelque peu traînants du moyen âge; et, à la suite, celle de la Fontaine (p. 348-349), comme un modèle du genre poétique à opposer au genre philosophique.

Le Singe avec le Léopard

Gagnoient de l'argent à la foire.
Ils affichoient chacun à part.

J. DE LA FONTAINE, II

5

L'un d'eux disoit1: « Messieurs, mon mérite et ma gloire
Sont connus en bon lieu❜. Le Roi m'a voulu voir3;
Et, si je meurs, il veut avoir

Un manchon de ma peau : tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée ! »

1. Disait sur l'affiche ou plutôt par la bouche des bateleurs qui les faisaient voir. Les images des deux animaux devaient, selon l'usage, être peintes, affichées sur la baraque. Les bêtes pourraient, dans une fable, jouer elles-mêmes le rôle de bateleurs; mais on voit, par toute la suite, surtout par les vers 10-11, que ce n'est pas ainsi que l'entend ici le poëte.

2. Ce qui suit immédiatement explique fort bien ces mots, et nous ne croyons pas qu'il y faille voir, comme on l'a dit, quelque allusion aux armoiries où le Léopard figure.

3. Y a-t-il une malicieuse réminiscence de ce passage dans ces premiers mots de la note a mise par Voltaire au bas de sa satire contre le Franc de Pompignan, intitulée la Vanité (tome XIV des OEuvres, p. 168) : « Un provincial, dans un mémoire, a imprimé ces mots : « Il faut que tout l'univers sache que Leurs Majestés « se sont occupées de mon discours. Le Roi l'a voulu voir; toute « la cour l'a voulu voir. » Il dit dans un autre endroit que « sa << naissance est encore au-dessus de son discours. »?

4. Nous avons vu marqueté dans la fable v du livre VI, vers 26; quant à vergeté, en ce sens, il manque dans Richelet (1679), Furetière (1690) et la première édition du Dictionnaire de l'Académie (1694); mais, dans celui-ci, se lit dès la seconde (1718): « On appelle teint vergeté, peau vergetée, un teint, une peau où il paroît de petites raies de différentes couleurs, et plus ordinairement rouges. >>> Ces trois rimes féminines de suite, dit Nodier, et, ajouterons-nous, ces trois formes de participes à longue désinence semblable, <«<font très-bien ici, parce qu'elles rappellent le débit emphatique et redondant d'un charlatan de place. On a déjà vu (fable xix du livre VI, vers 11-14) que la Fontaine excellait à imiter leur langage. » Et on va le voir bien mieux encore aux vers 12 et suivants.

5. Dans la fable d'Avianus, le Léopard va jusqu'à prendre en pitié les lions parce que leur peau n'est pas bigarrée :

Et quia nulla graves variarent terga leones,

Protinus his miserum credidit esse genus.

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