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A toujours quelque trou. » Le Trafiquant admire
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au bout de quelques jours il détourne" l'enfant
Du perfide Voisin; puis à souper convie

Le Père, qui s'excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi, je vous supplie ;

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Tous plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimois un fils plus que ma vie ;

Je n'ai que lui; que dis-je ? hélas! je ne l'ai plus.
On me l'a dérobé : plaignez mon infortune. »
Le Marchand repartit : « Hier au soir, sur la brune",
Un chat-huant s'en vint votre fils enlever;
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter. »
Le Père dit « Comment voulez-vous que je croie
Qu'un hibou 23 pût jamais emporter cette proie?
Mon fils en un besoin" eût pris le chat-huant.
- Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment;
Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je,
Et ne vois rien qui vous oblige

D'en douter un moment après ce que je dis.

Faut-il que vous trouviez étrange

Que les chats-buants 26 d'un pays

Où le quintal de fer par un seul rat se mange,

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21. L'emmène, le fait disparaître; le mot implique l'idée de secret et de larcin; en latin, avertit. Nous avons vu ce verbe, avec une légère nuance d'acception, au livre I, fable xx, vers 1.

22. La locution revient au conte i de la III° partie, vers 170. 23. Ici le naturaliste n'a rien à reprendre, pas même le peu qui a été relevé à la fable xx11 du livre VIII, note 13, pour la chouette confondue avec le hibou le chat-huant est une sorte de hibou. 24. Même expression dans l'Eunuque, acte V, scène v (tome IV M.-L., p. 93).

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25. Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,

Ce qu'on appelle vu.

(Le Tartuffe, 1664, acte V, scène 11, vers 1676-1677.) 26. Chat-huans dans les anciennes éditions (1679-1729).

Enlèvent un garçon pesant un demi-cent? »
L'autre vit où tendoit cette feinte aventure:
Il rendit le fer au Marchand,

Qui lui rendit sa géniture

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Même dispute avint entre deux voyageurs.
L'un d'eux étoit de ces conteurs

Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope;
Tout est géant chez eux 28: écoutez-les, l'Europe,
Comme l'Afrique 29, aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyoit l'hyperbole permise.

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« J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison. - Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église.» Le premier se moquant, l'autre reprit : « Tout doux 30; On le fit pour cuire vos choux 31.

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L'homme au pot fut plaisant; l'homme au fer fut habile.
Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De vouloir par raison combattre son erreur :
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.

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27. Nous avons déjà vu et verrons ce mot plusieurs fois : fables xvi du livre IV, vers 15; xvi du livre V, vers 21; contes xv de la II partie, vers 187; 11 de la III, vers 67, etc.

28. Comparez livre VIII, fable 1x, vers 8.

29. Tot monstra ferentem, dit Lucain en parlant de l'Afrique (livre IX, vers 855). Voyez aussi Horace, livre I, ode XXII, vers 13-16. 30. Ne vous moquez pas; plus souvent, ne vous fâchez pas. Littré, à l'article Doux, 11°, cite deux exemples de Molière.

31. Quintilien (Institution oratoire, livre VI, chapitre 1, 78-80) fait de cette sorte de réfutation du mensonge par le mensonge (repercutiendi.... mendacium mendacio) un précepte de rhétorique et cite une réplique en ce genre de l'empereur Galba. C'est aussi la manière du fils de Monsieur de Crac (scène 1) dans la pièce citée à la notice :

A renchérir sur lui, voyons que je m'amuse........
Le papa près de moi ne sera qu'un enfant;
S'il me parle d'un loup, je cite un éléphant.

FABLE II.

LES DEUX PIGEONS.

Livre des lumières, p. 19-27 (long récit, analysé, en quelques lignes, par Benfey, tome I, p. 87; développé avec une ingénieuse facilité, il est digne d'être comparé par là à notre fable : nous le donnons à l'Appendice). — Bidpaï, tome I, p. 77–105, les Deux Pigeons.

Fénelon a repris ce sujet dans sa xx fable, sous ce titre : le Pigeon puni de son inquiétude (tome XIX des OEuvres, p. 58); mais il l'a sensiblement modifié; le récit se termine, non par le retour, mais par la mort du Pigeon voyageur, qui « expire plein de douleur, condamnant sa vaine ambition, et regrettant le doux repos de son colombier, où il pouvoit vivre en sûreté avec son ami. » — Horace, au commencement de l'épître x du livre I (vers 3-6), adresse à Fuscus Aristius cette charmante assurance d'amitié :

Ad cetera pæne gemelli,

Fraternis animis, quidquid negat alter, et alter;
Annuimus pariter, vetuli notique columbi.

Tu nidum servas, ego, etc.

L'hémistiche des « vieux pigeons connus » et tout l'ensemble paraissent bien faire allusion à la fable orientale et rendent très-vraisemblable qu'elle n'était pas demeurée inconnue de l'antiquité grecque et romaine.

Saint-Marc Girardin cite cette fable dans sa xix leçon (tome II, p. 139-141), pour montrer combien notre fabuliste sait mettre de naturel et de vérité dans le langage qu'il prête aux animaux. Ailleurs (xxviir leçon, tome II, p. 437), à propos du ravissant épilogue du poëme, le critique remarque que « la Fontaine a fait une grande part à l'expression de ses sentiments; et c'est par là qu'il nous plaît. Il n'a rien de général ni de convenu; il est le plus particulier du monde, il est lui-même.... Les réflexions qu'il fait sont de véritables confidences. >> M. Taine (p. 266-269), comparant le langage des deux Pigeons dans Bidpaï et dans la Fontaine, voit d'un côté, « une litanie sentencieuse qui ne laisse à l'auditeur au

cune impression précise, » et, de l'autre, « le discours d'un amant, dont chaque mot est une preuve de tendresse.... Ces détails de tendresse prévoyante et alarmée, cette émotion plaintive, ce ton plein de langueur et d'amour, sont dans Virgile. Didon n'est ni plus passionnée ni plus triste » (voyez ci-après la note 6). — « Cette fable est célèbre, dit Chamfort, et au-dessus de tout éloge. Le ton du cœur, qui y règne d'un bout à l'autre, a obtenu grâce pour les défauts qu'une critique sévère lui a reprochés. » Critique sévère en effet, qu'on aurait bien de la peine à justifier. C'est sans doute à la Motte que Chamfort fait allusion; c'est de lui du moins qu'il parle un peu plus loin : « La Motte, qui a fait un examen détaillé de cette fable, dit qu'on ne sait quelle est l'idée qui domine dans cet apologue, ou des dangers du voyage, ou de l'inquiétude de l'amitié, ou du plaisir du retour après l'absence. Si, au contraire, dit-il, le Pigeon voyageur n'eût pas essuyé de dangers, mais qu'i eût trouvé les plaisirs insipides loin de son ami, et qu'il eût été rappelé près de lui par le seul besoin de le revoir, tout m'aurait ramené à cette seule idée, que la présence d'un ami est le plus doux des plaisirs. Cette critique de la Motte, poursuit Chamfort, n'est peut-être pas sans fondement; mais que dire contre un poëte qui, par le charme de sa sensibilité, touche, pénètre, attendrit votre cœur au point de vous faire illusion sur ses fautes et qui sait plaire même par elles? On est presque tenté de s'étonner que la Motte ait perdu à critiquer cette fable un temps qu'il pouvait employer à la relire. » Et non moins tenté de demander à qui trouve, comme fait Chamfort, la critique fondée, comment il peut se borner à excuser le fabuliste par l'admirable talent qui fait tout pardonner. La règle d'unité de la Motte nous paraît, de la façon qu'il la pose, d'une ridicule étroitesse. Tout ne tend-il point parfaitement à ce large but, très-légitimement compréhensif, qui est de montrer combien, à tous égards, pour deux vrais amis, il fait bon être ensemble? c'est ce que prouvent et l'inquiétude de l'un et le plaisir de l'autre au retour; et quelle faute peut-il y avoir à accroître ce plaisir par les dangers courus? Voyez la réfutation sans réplique que fait, de son côté, Saint-Marc Girardin, dans sa xxIII° leçon (tome II, p. 259–263), de l'incroyable jugement de la Motte. Après avoir exprimé brièvement son admiration pour « le discours du premier des deux Pigeons » (voyez ci-après la note 8), Chamfort ajoute encore, à propos de l'épilogue: « Tout le morceau de la

fin, depuis: « Amants, heureux amants, » est, s'il est possible, d'une perfection plus grande. C'est l'épanchement d'une âme tendre, trop pleine de sentiments affectueux, et qui les répand avec une abondance qui la soulage. Quels souvenirs, et quelle expression dans le regret qui les accompagne! On a souvent imité ce morceau, et même avec succès, parce que les sentiments qu'il exprime sont cachés au fond de tous les cœurs, mais on n'a pu surpasser ni peut-être égaler la Fontaine. » L'abbé Guillon a rapproché cette fable de celle des Deux Amis (voyez ci-dessus, livre VIII, fable x1), et il est tenté de donner la supériorité aux Deus Pigeons, pour « la naïveté du récit, 'aimable simplicité des personnages, la variété des tableaux, la douce et touchante sensibilité qui y domine, enfin.... le charme de la versification. » Il termine ainsi son examen : « La Fontaine n'eût-il fait que cette fable, elle suffisait pour rendre son nom immortel, comme le seul hymne qui nous reste de Sapho a consacré sa mémoire pour tous les siècles à venir. » — Une fable de la Motte, la Ive du livre III, a pour titre également les Deux Pigeons; mais elle n'a rien de commun que ce titre avec la nôtre, ni dans l'ensemble ni dans les détails.

Mme de Sévigné, qui aimait tant les fables de la Fontaine, qui les appelait « divines » (tome V, p. 552), fait plusieurs fois dans ses lettres allusion à celle des Deux Pigeons, qui avait dû la toucher, entre toutes, bien qu'elle les trouvât « toutes bonnes » (ibidem): le pigeon, votre pigeon, son pigeon, écrit-elle, mainte fois, à Mme de Grignan, en lui rappelant la tendre et vive affection que son frère a pour elle (tome VI, p. 22, 30, 36, 41, 59, 60, 142, 188).

On dirait que Buffon s'est souvenu de notre fable dans le gracieux éloge qui termine sa description du Pigeon. Le naturaliste, comme le fabuliste, ont peut-être fait à l'oiseau la part un peu plus belle qu'il ne le mérite. On l'a reproché à l'un comme à l'autre. Pour nous, en lisant le second, nous nous contentons de lui savoir gré de son charmant embellissement. « .... . Tous ces pigeons, dit Buffon après avoir décrit les diverses espèces, ont de certaines qualités qui leur sont communes : l'amour de la société, l'attachement à leurs semblables, la douceur de mœurs; nulle humeur, nul dégoût, nulle querelle; toutes les fonctions pénibles également réparties; le mâle aimant assez pour partager les soins maternels et même s'en charger, couvant régulièrement à son tour et les œufs et les petits pour en épargner la peine à sa compagne

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