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LIVRE NEUVIÈME'.

FABLE PREMIÈRE.

LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE.

Livre des lumières, p. 137-140.— Bidpai, tome II, p. 186-191, les Deux Marchands. (Voyez Benfey, tome I, p. 283-284, et le Pantchatantra de M. Lancereau, p. 369-370.) — Camerarius, fab. 385, Depositum æs. Doni, Filosofia morale, fol. 46. Burkhard Waldis, Esopus, fab. 96.

On peut comparer, dans les Contes populaires de la Kabylie, recueillis par M. J. Rivière (Leroux, 1882), le Juif infidèle, conte vo du groupe des cinq contes intitulé le Vol. Citons aussi, entre autres exemples, non de notre sujet, mais d'impudence analogue de menterie, la xive nouvelle du Grand Parangon des Nouvelles nouvelles : de deux Compaignons qui venoint de sus la mer et comment c'estoit à eux deux à qui mentiroit le plus fort; et, pour le dernier trait, si connu, de notre fable, l'épigramme du Chou de Bretagne et de la Marmite d'Espagne, dans le recueil d'impression gothique intitulé Contes d'Alix. Comme charge encore en fait de mensonge, on pourrait rapprocher, non le Menteur de Corneille, où rien ne va à un tel excès, mais la petite comédie en un acte de Collin d'Harleville: Monsieur de Crac dans son petit castel (1791), dont le couplet final (scène XXVII) célèbre la victoire du héros de la pièce sur tous les Gascons et menteurs.

1. A partir du livre IX, qui forme, avec les livres X et XI, la Quatrième partie des fables publiées par la Fontaine, c'est 1679, et non plus 1678, qui est la date de l'édition originale. L'Achevé d'imprimer, placé à la fin du volume, avec l'extrait du Privilége, est du 15 juin 1679.

2. Le P. Garasse y renvoie dans les Recherches des Recherches et autres œuvres d'Est. Pasquier, Paris, 1622, in-8°, p. 534.

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Saint-Marc Girardin, dans sa vir leçon (tome I, p. 191-193), rapproche de cette fable un fabliau du moyen âge qu'il emprunte au XXII volume de l'Histoire littéraire de la France; nous le citons à l'Appendice de ce volume, avec les piquantes réflexions qu'il suggère au critique. Chamfort, qui semble aborder d'un air assez maussade, et avec une sévérité exagérée, l'examen des derniers livres de la Fontaine, critique d'abord le prologue de cette fable, qui « pèche, selon lui, par un défaut de liaison dans les idées, et où aucune beauté de détail ne rachète ce défaut, » puis ajoute en finissant : « Les deux historiettes suivantes ne sont point des fables, et n'étaient la matière que de deux petits contes épigrammatiques. Le conseil de prudence qui les termine n'est pas assez imposant pour mériter tant d'apprêts. » Il n'y a pas là tant d'apprêts, ce nous semble, et la Fontaine, d'autre part, n'a jamais visé, que nous sachions, à donner des conseils imposants.

Grâce aux Filles de Mémoire3,
J'ai chanté des animaux*;
Peut-être d'autres héros
M'auroient acquis moins de gloire.
Le Loup, en langue des Dieux",
Parle au Chien dans mes ouvrages;
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages®,

Les uns fous, les autres sages:
De telle sorte pourtant

Que les fous vont l'emportant";

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3. Les Muses étaient filles de Jupiter et de Mnémosyne, déesse de la Mémoire.

4. Voyez la dédicace en vers « à Monseigneur le Dauphin, » en tête du Ier livre des Fables, p. 55-56.

5. C'est-à-dire en vers: voyez l'épilogue du livre XI, vers 2, où c'est la Muse, et non, directement, la bête, comme ici, qui est dite parler cette langue.

I

6. Comparez la fin du prologue de la fable 1 du livre V, tome I, p. 363 et note 9.

7. Nous aurions eu déjà mainte occasion de relever ce tour aisé,

La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans et des ingrats,
Mainte imprudente pécore3,
Force sots, force flatteurs;
Je pourrois y joindre encore
Des légions de menteurs :
Tout homme ment, dit le Sage'.
S'il n'y mettoit seulement
Que les gens du bas étage 1o,

On pourroit aucunement11

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Souffrir ce défaut aux hommes 12;

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si fréquent dans le style familier, où le verbe aller, comme une sorte d'auxiliaire, forme, avec le participe présent, une périphrase verbale.

8. Voyez livre I, fable 1, vers 9, tome I, p. 66 et note 4.

9. Omnis homo mendax. (Psaume cxv, verset 11, cité dans l'Épitre aux Romains, chapitre II, verset 4.) Dans le Discours à Mme de la Sablière, à la fin de ce livre IX, vers 121:

Jamais un roi ne ment.

10. « Pourquoi, dit Chamfort, la Fontaine leur pardonnerait-il plus le mensonge qu'aux autres? Le mensonge est vil partout, et partout il est destructeur de toute société. » Chamfort a raison, au point de vue de la morale; mais la Fontaine n'a pas tort, au point de vue de l'expérience et des faits; il sait bien que les petits, opprimés comme ils sont, ne peuvent avoir la franchise d'un homme libre. Le poëte n'a-t-il pas dit : Malesuada fames"? et le mensonge n'est-il pas un de ces mauvais conseils de la faim ou de la faiblesse ?

11. Jusqu'à un certain point, comme au vers 95 du conte iv de la IV partie. Nous trouvons le mot, sans archaïsme, avec ne, ciaprès, au dernier vers de la fable v. L'adjectif est pris au même sens qu'ici l'adverbe au livre VI, fable 1, vers 11:

Phèdre étoit si succinct qu'aucuns l'en ont blàmé. 12. Même tour au vers 3 du conte xiv de la II' partie.

a Énéide, livre VI, vers 278.

J. DE LA FONTAINE, II

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Mais que tous tant que nous sommes
Nous mentions, grand et petit,

Si quelque autre l'avoit dit,

Je soutiendrois le contraire.

Et même qui mentiroit

Comme Ésope et comme Homère13,

Un vrai menteur ne seroit :

Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,

Sous les habits du mensonge

Nous offre la vérité1.

L'un et l'autre a fait un livre 15

Que je tiens digne de vivre

Sans fin, et plus, s'il se peut 16.

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13. « Cela est trivial à force d'être vrai, dit Chamfort. C'est jouer sur les mots que de confondre ces deux idées. Quel rapport y a-t-il, dit Bacon, entre les mensonges des poëtes et ceux des marchands? Le mal moral du mensonge réside dans le dessein de flatter, d'affliger, de tromper ou de nuire. » Ici Chamfort a bien raison, ce semble. Et pourtant la faute est surtout dans la transition : « Et même.... », qui ne sépare pas assez le mensonge de la fiction. Les distinguer, en bien marquer la différence, est une idée qui vient ici on ne peut plus naturellement à l'esprit, et elle sert au fabuliste à bien amener son apologue. Seulement il eût fallu mieux détacher, affirmer énergiquement la distinction à faire : « Que surtout on se garde de faire tomber la sentence sur celui qui

Sous les habits du mensonge

Nous offre la vérité. »

14. C'est ce que dit une épigramme de l'Anthologie grecque, sur une image d'Ésope :

Ille docet verum blanda sub imagine falsi.

(Livre IV, titre xxxIII, no 9, traduction de Grotius, Utrecht, 1797, in-4°o, tome II, p. 575.)

15. Sur Ésope et le livre que lui attribue la Fontaine, voyez la Notice qui est dans le Ier volume, en tête de la Vie d'Ésope, P. 25-28.

16. « Ce mot: et plus, s'il se peut, est ridicule, » dit Chamfort. On

Comme eux ne ment pas qui veut.
Mais mentir comme sut faire

Un certain dépositaire,

Payé par son propre mot17,

Est d'un méchant et d'un sot.
Voici le fait :

Un Trafiquant de Perse,

Chez son Voisin, s'en allant en commerce",
Mit en dépôt un cent1o de fer un jour.

« Mon fer? dit-il, quand il fut de retour.

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-Votre fer? il n'est plus : j'ai regret de vous dire

Qu'un rat l'a mangé tout entier 20.

J'en ai grondé mes gens; mais qu'y faire? un grenier 50

ne trouve rien de ridicule pourtant dans ces beaux vers d'Esther (1284-1286, acte III, scène Ix), où Racine use de la même hyperbole :

Que l'on célèbre ses ouvrages
Au delà des temps et des âges,
Au delà de l'éternité;

ni dans cette exagération biblique, que Racine imite : Dominus regnabit in æternum et ultra. (Exode, chapitre xv, verset 18.)

17. Sur lequel le Trafiquant va tout à l'heure s'appuyer (vers 7174), en lui rendant mensonge pour mensonge.

18. Cette incise est placée de manière à faire amphibologie; mais la suite fait voir aussitôt qu'elle se rapporte à Trafiquant, et non à Voisin. A remarquer: «aller en commerce, » pour « aller

commercer ».

19. Cent livres, un quintal: voyez aux vers 73 et 74. Cet adjectif numéral sans nom s'applique maintenant d'ordinaire aux objets qui se comptent plutôt qu'à ceux qui se pèsent.

20. Cela rappelle, sans qu'il y ait au reste nul rapport avec notre vers que le fait de rats rongeant du fer, ce passage de l'Apocolokyntose de Sénèque (chapitre vii), où Hercule dit à l'empereur Claude qui, parvenu au Ciel après sa mort, ordonne que l'on coupe la tête à la Fièvre : « Te voici dans un pays où les rats mangent le fer, » Venisti huc, ubi mures ferrum rodunt; c'està-dire « Ici pas de haches pour trancher les têtes. »

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