Ce réseau me retient: ma vie est en tes mains; En aurai-je ? reprit le Rat. - Je jure éternelle alliance Dispose de ma griffe, et sois en assurance : Envers et contre tous je te protégerai, Et la Belette mangerai Avec l'époux de la Chouette13 : Ils t'en veulent tous deux. » Le Rat dit : « Idiot! Moi ton libérateur? je ne suis pas si sot. » Puis il s'en va vers sa retraite. La Belette étoit près du trou. 30 35 Le Rat grimpe plus haut; il y voit le Hibou : L'Homme paroît en cet instant; Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite. 12. C'est le latin dissolvere, « défaire, détacher, briser. » « Parfois, dit M. Marty-Laveaux à propos de cet endroit, la Fontaine, remontant à la source étymologique, rend aux mots des acceptions qui ne sont point consacrées par l'usage » (Essai sur la langue de la Fontaine, p. 44). 13. En faisant du Hibou « l'époux de la Chouette, » la Fontaine donne très-légitimement au premier de ces noms, qui, en zoologie, désigne un oiseau d'un autre genre que le second, la valeur plus étendue d'oiseau de proie nocturne (voyez Littré) qu'il avait de son temps et qu'il a gardée. Un commentateur très-lettre de Mathurin Regnier, Cl. Brossette, nomme la chouette, « la femelle du hibou, » dans sa note sur le vers 50 de la satire xII (Londres, 1729, in-4°, p. 199). Au reste, le poète se donne, en ce genre, pleine liberté : s'il y avait ici licence, elle ne serait rien en comparaison de celle de la fable VII du livre IX où le Rat devient mari de la Souris. Son Rat qui se tenoit à l'erte" et sur ses gardes: 45 Qu'après Dieu je te dois la vie 17 ? Et moi, reprit le Rat, penses-tu que j'oublie Ton naturel? Aucun traité Peut-il forcer un Chat à la reconnoissance? S'assure-t-on sur l'alliance 50 55 14. Telle est l'orthographe des premières éditions; c'est la coupe italienne, all' erta, qui signifie « à ou sur la côte, l'éminence; » d'où la locution: stare all' erta, « se tenir sur ses gardes. » Retz écrit ainsi le mot dans ses Mémoires autographes (tomes II, p. 395; III, p. 66, 96); de même Saint-Simon (tome III, p. 313, édition de 1873), sans parler des auteurs plus anciens, Rabelais, Montaigne, etc. 15. Le Renard dit de même au vieux Coq (fable xv du livre II, vers 13-14): Et cependant viens recevoir Le baiser d'amour fraternelle; et il lui donne aussi, au vers 3 de la même fable, le nom de frère, comme Tartuffe à Orgon chez Molière (acte III, scène vi, vers 1074). 16. Ta défiance, ton inquiétude, en latin cura. 17. a Ainsi, dans Sheridan, dit M. Taine (p. 129), l'hypocrite anglais, Joseph Surface, se surprend à faire de grandes phrases devant son ami Snake. A force de prêcher, on finit par ne plus pouvoir parler qu'en sermons. » FABLE XXIII. LE TORRENT ET LA RIVIÈRE. Abstemius, fab. 5, de Rustico amnem transituro. Fables éso piques de Camerarius, fab. 291, Amnium silentia. Haudent, 2o partie, fab. 66, d'un Rusticque sondant le fonds d'un fleuue qui (sic) Desmay, fab. 4, le Torrent ou l'humeur mélanco vouloit passer. Mythologia sopica Neveleti, p. 537. Dans les quatre fables latines et françaises que nous venons de citer, il s'agit d'un paysan qui, plus avisé que notre voyageur, choisit, voulant passer une rivière à gué, l'endroit où elle est le plus bruyante Quam tutius, lui fait dire Abstemius, clamosis aquis quam quietis et silentibus vitam nostram credere possumus! Le sujet allégorique de l'apologue et l'affabulation sont ainsi rendus dans un distique de Denys Caton (livre IV, chapitre vii) : Demissos animo et tacitos vitare memento: Quod flumen tacitum est, forsan latet altius unda. Chamfort trouve que « la fable serait meilleure, c'est-à-dire, la vérité que l'auteur veut établir mieux démontrée, si le voyageur, ayant le choix de passer par la Rivière ou par le Torrent, eût préféré la Rivière; » il est vrai que lui-même ajoute aussitôt : « Cela peut être ; mais il en résulterait que la fable est bonne, et pourrait être meilleure. » Meilleure? en quoi et comment? Pour l'unique vérité que le fabuliste veut établir, n'est-il pas indifférent qu'il y ait, pour le passage successif des cours d'eau, choix ou nécessité? « Voyez, dit ensuite plus à propos l'annotateur, comme la Fontaine varie ses tons; voyez comme il monte, comme il descend avec son sujet. Opposez à cette peinture du Torrent celle de la Rivière, huit ou dix vers plus bas. Remarquons aussi ce trait de poésie du voyageur qui va traverser.... Bien d'autres fleuves que les nôtres (vers 22-23). » L'abbé Guillon fait, de son côté, ressortir avec justesse, bien qu'un peu longuement, la beauté de cette double peinture et l'effet de cette opposition. Avec grand bruit et grand fracas Un Torrent tomboit des montagnes1 : Tout fuyoit devant lui; l'horreur suivoit ses pas; Nul voyageur n'osoit passer Une barrière si puissante : Un seul vit des voleurs; et, se sentant presser3, Ce succès lui donnant courage, Et les mêmes voleurs le poursuivant toujours, 1. C'est, chez Lucrèce (livre V, vers 944-945), le .... Montibus e magnis decursus aquai, que le poëte latin nous montre, sous un autre aspect, faisant non fuir, mais accourir (pour y étancher la soif): Claru' citat late sitientia sæcla ferarum. 2. « Un voyageur seul, isolé, dit Geruzez. Ellipse un peu forte. >> Trop forte, faut-il dire, et, à notre avis, impossible, si on la veut faire entre un et seul, et non après seul; le sens est « Un seul voyageur », et le sujet ainsi complété est opposé à « Nul voyageur » du vers 5. C'est comme s'il y avait : Il n'y eut qu'un seul voyageur qui, voyant des voleurs, et se sentant presser, osa traverser le torrent. L'irrégularité du tour est d'avoir fait de l'idée accessoire, explicative : « voir des voleurs, » la dépendance immédiate et principale du sujet. 3. Au vers 1 d'une épigramme intercalée, sous le no x, dans les contes de la IIIe partie, il y a un remarquable emploi de ces mots, signifiant, à eux seuls et sans complément : « se sentant presser de la mort, près de mourir. » 4. Canem timidum vehementius latrare quam mordere; altissima quæque flumina minimo sono labi, dit Cobarès à Bessus dans QuinteCurce (livre VII, chapitre Iv). Il rencontra sur son passage Une Rivière dont le cours, Image d'un sommeil doux, paisible, et tranquille", Point de bords escarpés, un sable pur et net. Il entre; et son cheval le met A couvert des voleurs, mais non de l'onde noire : Allèrent traverser, au séjour ténébreux, Les gens sans bruit sont dangereux : 15 20 25 5. Ce vers si doux et si coulant en rappelle un de Virgile, où une autre similitude, énergique entre toutes, est appliquée à l'objet même de celle-ci, le sommeil : Dulcis et alta quies placidæque simillima morti. (Énéide, livre VI, vers 522.) 6. Noir équivaut de même à infernal dans l'expression « noir rivage, » au vers III du conte vi de la IV partie et dans le vers cité plus haut, p. 39, note 6. 7. L'Achéron, le Cocyte qui s'y jette, le Phlégéton, sans parler du Styx, nommé au vers 20, qui entoure neuf fois, dit Virgile (Géorgiques, livre IV, vers 480, et Énéide, livre VI, vers 439), « le séjour ténébreux, » ni du Léthé, ni de l'Éridan des Champs Élysées (Énéide, livre VI, vers 659). -- 8. On peut rapprocher cette fable, pour la morale, de la va du livre VI, le Cochet, le Chat, et le Souriceau. Bonnes aussi à comparer sont les morales des fabulistes nommés dans la notice. Voici d'abord les deux françaises : La fable prinse au moral sonne Qu'on doibt plus craindre la menace Que d'une qui beaucoup menace. (HAUDENT.) Desmay se sert comme la Fontaine du mot bruit : N'est L'ennemi le plus redoutable pas toujours celui qui fait le plus de bruit. |