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D'attendre que ton maître ait fini son sommeil;
Car il te donnera, sans faute, à son réveil,
Ta portion accoutumée :

Il ne sauroit tarder beaucoup".

Sur ces entrefaites, un Loup

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Sort du bois, et s'en vient: autre bête affamée.
L'Ane appelle aussitôt le Chien à son secours.
Le Chien ne bouge, et dit : « Ami, je te conseille
De fuir, en attendant que ton maître s'éveille;
Il ne sauroit tarder: détale vite, et cours.
Que si ce Loup t'atteint, casse-lui la mâchoire :
On t'a ferré de neuf; et, si tu me veux croire,
Tu l'étendras tout plat. » Pendant ce beau discours,
Seigneur Loup étrangla le Baudet sans remède.

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Je conclus qu'il faut qu'on s'entr'aide 1o.

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7. Chez Abstemius, le Roussin est encore plus ironique : Canem irridens, illi ut secum herbas pasceret consulebat.

8. Dans le recueil du chevalier Lestrange, p. 12 (cité plus haut, p. 11, note 17), au lieu de la mordante allusion à ce que l'Ane a dit, où revient plaisamment ton (pour notre) maitre, il y a celle-ci à ce qu'il a fait : « Ceux qui veulent manger seuls se défendent aussi tout seuls, s'il leur plaît. »

9. Voyez livre I, fable 1x, vers 15, et livre III, fable 1, vers 39. 10. Dans le Cheval et l'Ane, livre VI, fable xvi, vers 1, la Fontaine avait déjà dit :

En ce monde il se faut l'un l'autre secourir.

« Même sujet que celui-ci, » remarque l'abbé Guillon; ou plutôt, devrait-il dire, même moralité, mais déduite d'une autre action. « Ces ressemblances, ajoute-t-il, ne sont point des répétitions. On aime à comparer le grand artiste à lui-même, à le suivre dans ses progrès. »

FABLE XVIII.

LE BASSA1 ET LE MARCHAND.

Robert rapproche de cette fable la fable 215 d'Ésope, Aiava xai 'Alú (Coray, p. 139 et p. 372), et plusieurs autres traitant le même sujet que la grecque; mais il n'y a de rapport entre elles et notre apologue que dans l'affabulation. La Lionne, insultée par le Renard, parce qu'elle n'a mis bas qu'un enfant, lui répond : « Un seul, il est vrai, mais un Lion; » d'où suit la morale qu'il faut considérer la valeur et non le nombre, idée bien rendue en ces termes par l'un des imitateurs d'Ésope, Pantaleo Candidus (Weiss) :

Non res numero est censenda sed præstantia.

Chamfort et Nodier voudraient qu'on sautât tout le prologue, et que la fable commençât à ces mots : « Il étoit un Berger, etc. » << Il n'était pas besoin, dit le second, de deux récits pour amener cette affabulation; » et le premier : « On sent combien cette manière est défectueuse » (d'amener une fable à la suite d'une historiette). « Mais tous les lecteurs ne le sentent pas, répond l'abbé Guillon, et nous sommes, dit-il, de ce nombre.... On proposait à l'Académie française un grand seigneur, dont les titres étaient dans sa richesse. Patru, pour tout argument, raconte cet apologue · « Timothée avait cassé une des cordes de sa lyre; on en mit une

1. Bassa, bacha (italien bascià), pacha, orthographes et prononciations différentes d'un même mot, désignant, en Turquie, non pas seulement un gouverneur de province, mais tout personnage de haut rang. La véritable forme turque de ce terme, d'origine incertaine, est la troisième, pacha. Les initiales des deux premières s'expliquent par ce fait que les Arabes n'ont point de p et le remplacent par b. Quant aux deux ss de bassa, elles viennent des Grecs du Levant, qui les substituent à la chuintante ch, qui leur manque.

2. Delitiæ poetarum germanorum hujus superiorisque ævi illustrium (Pars II, 1612, p. 138, no 67 : Leæna et Vulpes).

a d'argent, et sa lyre cessa de résonner. » L'historiette qui amène l'apologue lui est-elle étrangère? »

Un Marchand grec en certaine contrée
Faisoit trafic. Un Bassa l'appuyoit3;

De quoi le Grec en Bassa le payoit,

Non en Marchand : tant c'est chère denrée *
Qu'un protecteur. Celui-ci coûtoit tant,
Que notre Grec s'alloit partout plaignant.

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Trois autres Turcs, d'un rang moindre en puissance,
Lui vont offrir leur support en commun.
Eux trois vouloient moins de reconnoissance"
Qu'à ce Marchand il n'en coùtoit pour un.
Le Grec écoute"; avec eux il s'engage;
Et le Bassa du tout est averti :
Même on lui dit qu'il jouera, s'il est sage,
A ces gens-là quelque méchant parti3,
Les prévenant', les chargeant d'un message

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3. Surtout, il va de soi, contre les exigences soit légales, soit arbitraires, du fisc, de la douane.

4. Locution familière s'appliquant à toute chose mise à trèshaut ou trop haut prix. Elle est bien à sa place ici, en parlant d'une dépense qui entre dans des comptes de négoce.

5. Leur appui, figure synonyme de celle des vers 33 et 57.

6. « Reconnoissance » est un mot charmant; nos trois Turcs couvrent leur marché d'un mot honnête, que l'auteur corrige finement par le coûtoient du vers suivant.

7. Goûte la proposition, se laisse persuader, légère nuance de la signification d'obéir qu'a fréquemment ce verbe.

8. Dans cette façon de parler, le verbe jouer se joint le plus souvent à tour, parfois à pièce. Le Dictionnaire de Furetière (1690) est le seul où nous ayons trouvé le même complément qu'ici : « On dit aussi qu'on a joué un mauvais parti à quelqu'un, lorsqu'on l'a attrapé, qu'on lui a fait quelque vilain tour. »

9. Prenant les devants sur eux, n'attendant pas qu'ils l'envoient « protéger les trafiquants qui sont en l'autre monde, » au paradis de Mahomet. Le mot est répété à dessein au vers 18. Comparez livre VI, fable xx, vers 18.

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Pour Mahomet, droit en son paradis 1o,
Et sans tarder; sinon ces gens unis

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Le préviendront, bien certains qu'à la ronde 11
Il a des gens tout prêts pour le venger 13:
Quelque poison l'envoira" protéger

Les trafiquants qui sont en l'autre monde.
Sur cet avis le Turc se comporta

Comme Alexandre 15; et, plein de confiance,
Chez le Marchand tout droit il s'en alla,
Se mit à table. On vit tant d'assurance
En ses discours et dans tout son maintien,
Qu'on ne crut point qu'il se doutât de rien.
Ami, dit-il, je sais que tu me quittes;
Même l'on veut que j'en craigne les suites;
Mais je te crois un trop homme de bien1;
Tu n'as point l'air d'un donneur de breuvage "7.
Je n'en dis pas là-dessus davantage.

Quant à ces gens qui pensent t'appuyer,

Écoute-moi sans tant de dialogue

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10. Voyez des figures analogues au vers 19 de la fable vir du livre VII; et ci-après, aux deux derniers vers de la fable XIII du livre IX. 11. Alentour, près de lui, sous sa main.

12. Tout, sans l'archaïque accord, est bien ici le texte.

13. Pour le venger, les envoyant dans l'autre monde, de l'injure et du tort qu'ils lui font en lui enlevant son client.

14. Pour cette vieille forme, la plus ordinaire encore alors, voyez la plupart des Lexiques de la Collection.

15. A qui l'on avait dénoncé son médecin Philippe comme voulant l'empoisonner, et qui, prenant de sa main la médecine, l'avala, en lui tendant la lettre où on le dénonçait. (Plutarque, Vie d'Alexandre, chapitre XIX; Quinte-Curce, livre III, chapitre VI.)

16. Construction à remarquer : nous omettrions un devant trop. 17. D'un empoisonneur. C'est peut-être le lieu de remarquer que les deux mots breuvage et poison sont, à considérer l'étymologie du second, vieille forme de potion, féminine jusqu'au seizième siècle, absolument synonymes. Le mot breuvage est employé avec poison au livre XII, fable 1, vers 32-33.

Et de raisons qui pourroient t'ennuyer,
Je ne te veux conter qu'un apologue.

Il étoit un Berger, son Chien et son troupeau.
Quelqu'un lui demanda ce qu'il prétendoit faire
D'un Dogue de qui l'ordinaire

Étoit un pain entier. Il falloit bien et beau 18
Donner cet animal au seigneur du village.

Lui, Berger, pour plus de ménage 19,

Auroit deux ou trois mâtineaux 20,

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Qui, lui dépensant moins, veilleroient aux troupeaux Bien mieux que cette bête seule.

mangeoit plus que trois; mais on ne disoit pas Qu'il avoit aussi triple gueule

Quand les loups livroient des combats.

Le Berger s'en défait; il prend trois chiens de taille
A lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le troupeau s'en sentit; et tu te sentiras

Du choix de semblable canaille 21.

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18. Nous avons déjà vu ce tour, que remplace d'ordinaire aujourd'hui la construction inverse : « bel et bien, » au vers 21 de la fable xvi du livre II, et le reverrons au vers 25 de la fable xvi du livre IX, ainsi qu'au conte 11 de la III° partie, vers 204 :

Il la prêcha.... si bien et si beau.

19. Pour plus d'économie.

20. Cet exemple est le seul que donne Littré de ce diminutif de matin. M. Delboulle, dans ses Matériaux déjà cités, donne (p. 200) le suivant, d'un poëte du seizième siècle :

Neuf ou dix mastineaux de toute leur vistesse

Avec la beste entrez s'attachent à sa fesse.

(Gauchet, les Plaisirs des champs, vers 354, édition Franck, 1869.)

21. Nous avons déjà fait remarquer qu'ici, comme dans la fable vii de ce livre, vers 27, canaille s'applique à des chiens: voyez ci-dessus la supposition de Geruzez mentionnée dans la note 17 de

J. DE LA FONTAINE, II

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