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Tous deux, par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant.
L'Homme eut peur; mais comment esquiver
Se tirer en Gascon17 d'une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.

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L'Ours, très-mauvais complimenteur,
Lui dit : «< Viens-t'en me voir.» L'autre reprit : « Seigneur,
Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait 18 : ce n'est peut-être pas
De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire 19;
Mais j'offre ce que j'ai. » L'Ours l'accepte; et d'aller 20.
Les voilà bons amis avant que d'arriver;
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble;

Et, bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,

Comme l'Ours en un jour ne disoit pas deux mots,
L'Homme pouvoit sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'Ours alloit à la chasse, apportoit du gibier,

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quelques éditions modernes, d'y substituer destin, sans doute pour rimer plus exactement avec matin.

16. Comparez ci-dessus, p. 6, note 1.

17. «

Quand le courage manque aux Gascons, dit Geruzez, ce qui est rare, ils savent au moins sauver les apparences. »

18. Passage à rapprocher des vers 61 et 70 de Philémon et Baucis. 19. L'ours boit très-volontiers du lait, mange des fruits, du miel; mais le poëte dit : « le manger ordinaire ». Nous avons rencontré plus haut (vers 12-13 de la fable 11 de ce livre) le manger, avec le dormir et le boire: voyez la note 5 de la page 217.

20. Sur ce tour vif et facile de l'infinitif, avec de, traduisant l'infinitif latin dit « de narration, » voyez Littré, qui cite, à DE, 200 cinq autres exemples tirés des fables, auxquels on en peut ajouter un bon nombre, les uns déjà vus livre VII, fable v, vers 21; fable xiv, vers 14; fable xvIII, vers 45; livre VIII, fable vi, vers 18; fable vii, vers 27; et ceux-ci du livre XII fable x1, vers 12; fable XII, vers 67, etc.

• Ainsi dans la re de l'abbé Guillon; non dans la 2de donnée par J. Janin.

Faisoit son principal métier

D'être bon émoucheur, écartoit du visage
De son ami dormant ce parasite ailé

Que nous avons mouche appelé".

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Un jour que le Vieillard dormoit d'un profond somme, Sur le bout de son nez une allant se placer,

Mit l'Ours au désespoir; il eut beau la chasser.

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« Je t'attraperai bien, dit-il; et voici comme. »
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'Homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer" que mauvais raisonneur, 55
Roide mort étendu sur la place il le couche".

21. Ce mot n'est ni dans Richelet (1680), ni dans Furetière (1690), ni, ce qui peut étonner, dans aucune des éditions du Dictionnaire de l'Académie, pas même dans la dernière (1878), bien que toutes aient le verbe émoucher. Celui de Trévoux donne le nom en 1771. Chez Rabelais (Pantagruel, chapitre xv, tome I, p. 292), nous trouvons esmoucheteur et, dans la même phrase, les deux verbes esmoucher et esmoucheter.

22. Le poëte répète toute cette périphrase aux vers 4-5 de la fable x du dernier livre. Au sujet de la construction, compa

rez ci-après, p. 274 et note 4.

23. « Expression impropre, dit Crapelet. Les archers ne lançaient que des flèches; c'étaient les frondeurs qui lançaient des pierres. » Le critique n'y pense pas : lancer, la fronde à la main, un pavé, à la façon de l'Ours! Pour le mot archer, l'observation est vraie, sans doute; mais combien de locutions, de bonnes locutions, seraient incorrectes et deviendraient impossibles s'il fallait tenir ainsi un compte rigoureux de l'étymologie? Pour la Fontaine, qui ailleurs (fable xxvi du livre VIII, vers 19 et 26) emploie archer dans son sens exact, bon archer signifie simplement ici: habile à viser, à atteindre le but.

24. « Par hasard, une (mouche), plus obstinée, se vint poser sur la bouche du Jardinier, et autant de fois que l'Ours la chassoit d'un côté, elle revenoit de l'autre, ce qui le mit en telle colère, qu'il prit une grosse pierre, avec dessein de la tuer, et ayant trop bien visé (pour ce pauvre homme), la jeta droit sur sa bouche, et lui

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami;
Mieux vaudroit un sage ennemi.

écrasa la tête. C'est à cause de cela que les gens d'esprit disent qu'il vaut mieux avoir un sage ennemi qu'un ignorant ami. » (Livre des lumières, p. 136-137.)

25. Sage, c'est-à-dire ne poussant pas à l'excès la haine ni ses conséquences: la modération n'est-elle pas l'une des premières conditions de la sagesse? Geruzez trouve que l'expression n'est pas juste; a trop générale, pas assez précise » serait peut-être plus vrai. Mais la signification devient si claire par la nature même du fait d'où elle se déduit, qu'on ne peut convenir, croyons-nous, avec le même critique, que le sens de ces vers est « louche ». Ils sont devenus proverbe : c'est preuve que le bon sens populaire ne les a pas jugés si obscurs. M. Aubertin traduit sage par prudent; mais est-il dans la nature de se faire un devoir de la prudence dans l'intérêt de son ennemi? Voici la réflexion toute différente par laquelle débute le récit de Straparole, et qui lui sert de moralité : « J'ai souventefois ouy dire.... que les pechez qui se commettent insciemment ne sont tant graves comme les volontaires. De là provient que l'on pardonne plustost à rusticité, aux enfans et autres semblables, qu'à ceux qui sçavent bien qu'ils font mal. >>

FABLE XI.

LES DEUX AMIS.

Livre des lumières ou la Conduite des Rois, p. 224-226. tome II, p. 304-305, les Deux Amis.

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Cette fable se trouve dans les Manuscrits de Trallage (Bibliothèque de l'Arsenal, no 6541, sous le no 80, fol. 177 (ro et vo). Elle est suivie immédiatement du Rat qui s'est retiré du monde (voyez ci-dessus, p. 106-107, la notice de la fable 1 du livre VII); et au bas de cette dernière fable se lit cette date : « mai 1675 », qui semble s'appliquer à toutes les deux.

Ce conte du Livre des lumières est du nombre de ceux qui ne se lisent ni dans le Calila et Dimna, ni dans le Pantschatantra. Voyez l'intéressante analyse que M. Soullié a faite des Deux Amis, p. 308-313.

<< Nul n'a parlé de l'amitié comme la Fontaine, avec une émotion si vraie et si intime, dit M. Taine (p. 34-35), en rappelant cette fable et celle du Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat (la xv du livre XII). Nulle part elle n'a un élan si prompt et des ménagements si doux. » Voltaire, ou, comme le dit l'Avertissement des éditeurs de Kehl (p. 125), un de ses élèves, dans l'opuscule intitulé: Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l'éloquence dans la langue française, à l'article AMITIÉ (tome XXXIX, p. 154-155), cite les six derniers vers de cette fable; mais c'est pour en prendre occasion de louer et de mettre bien au-dessus un endroit de la Henriade et deux passages tirés des épîtres familières de son auteur. Le mot pudeur (vers 28) lui parait impropre. « Il fallait honte, dit-il; on ne peut dire : J'ai la pudeur de parler devant vous, au lieu de : J'ai honte de parler devant vous (voyez ciaprès la note 14); et l'on sent d'ailleurs que les derniers vers sont faibles. Mais il règne dans ce morceau, quoique défectueux, un sentiment tendre et agréable, un air aisé et familier, propre au style des fables. >> Bien entendu que, selon le même critique, les vers de la Henriade sont « dans un goût plus mâle, plus élevé que le passage

de la Fontaine. » Mais il a du moins la bonne grâce de reconnaître que les « deux styles conviennent chacun à leur sujet. » Chamfort, qui n'a pas les mêmes raisons pour mesurer la louange, ne la marchande pas : « La fin de cet apologue est au-dessus de tout éloge, dit-il; tout le monde le sait par cœur. »

Deux vrais Amis vivoient au Monomotapa1 :
L'un ne possédoit rien qui n'appartînt à l'autre2.
Les amis de ce pays-là

Valent bien, dit-on, ceux du nôtre3.

Une nuit que chacun s'occupoit au sommeil*,

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1. Empire de l'Afrique australe, habité par des Cafres d'un beau noir et bien faits. Il est tombé en dissolution par l'effet des guerres civiles, à la fin du dix-huitième siècle et au dix-neuvième. On sent qu'il y a une intention d'épigramme dans le choix de cette contrée, d'un nom étrange, si lointaine, si peu connue, bien propre à être le théâtre des merveilles et des choses peu croyables, d'un tel idéal d'amitié par exemple. Ce n'est point, cela va sans dire, un emprunt à l'original indien.

2. « Après ce vers qui dit tout, la Fontaine n'ajoute plus rien. » (CHAMFORT.) - « Ne nous reservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien ou mien, » a dit Montaigne (livre I, chapitre xxvII, de l'Amitié, tome I, p. 254), parlant de lui et de la Boétie, de l'union parfaite des âmes, de l'abandon, non des biens, mais des volontés.

3. « Quelle grâce encore et quelle mesure dans ce mot dit-on! Avec moins de goût, un autre poëte aurait fait une sortie contre les amis de notre pays. C'est l'art de la Fontaine de faire entendre beaucoup plus qu'il ne dit. » (CHAMFORT.)

4. S'occuper à, travailler à, et par extension, employer son temps à. On peut considérer comme transition d'un sens à l'autre le vers 594 de la satire x de Boileau :

Il vaut mieux s'occuper à jouer qu'à médire;

et comme analogue à la locution que nous avons ici : « s'occuper au sommeil, » celle-ci d'un autre ouvrage de notre auteur (la Captivité de saint Malc, vers 513):

Dans un cloître éloigné, Malc s'occupe au silence.

Comme autre complément remarquable, mais assez différent, du

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