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FABLE X.

L'OURS ET L'AMATEUR DES JARDINS.

Livre des lumières ou la Conduite des Rois, p. 135-137. — Bidpaï, tome II, p. 180-184, le Jardinier et l'Ourse. Straparole, les Facétieuses Nuits, XIII nuit, fab. 4. Thrésor des récréations, p. 238239, du Sot du prince de Ronceval, qui le frappa bien fort sur son nez, pensant en chasser une mouche.

La source première de cette fable est sans doute dans le Pantchatantra, dernier conte du livre I, dont Loiseleur Deslongchamps (Essai sur les fables indiennes, p. 431) cite une version intitulée, dit-il : le Fils du Roi et ses Compagnons, où l'on voit un singe domestique s'efforcer de chasser une abeille qui s'obstine à rester sur le front du fils du Roi endormi, et, ne pouvant y réussir, prendre l'épée de son maître et couper en deux, du même coup, et l'abeille et la tête du prince. C'est de cette fin du conte, seule ici à considérer, que se sera inspiré, dans celui du Jardinier et l'Ours, l'auteur de l'Anwari-Sohaili (voyez aussi Benfey, tome I, p. 282, § 100), dont le Livre des lumières est, comme nous l'avons dit plus haut (p. 81, note 6), la traduction abrégée, et la Fontaine aura emprunté à cette traduction le sujet de son apologue.

Dans le récit de Straparole, les acteurs ne sont pas les mêmes; le conteur italien nous représente un jeune garçon, Fortunin, « tout simple, niais, et de peu d'entendement, » qui, tandis que l'épicier, son maître, dort à cause de la grande chaleur du jour, délibère de tuer une mouche qui était « comme collée contre la tempe» du dormeur. Le malavisé serviteur, traduit Larivey, << print un gros et lourd pilon de bronze, et d'iceluy deschargeant un pesant coup sur la teste de son maistre, le tua, pensant tuer la mousche. >> Dans le Thrésor des récréations le dénoue

1. Dans une autre version, c'est la tête du Roi lui-même que le singe fend ainsi voyez au tome II de Benfey, p. 154, le x11o récit de l'appendice du livre I, et au tome I, l'Introduction, p. 292–293. Voyez aussi les Indische Studien de M. Weber, tome III, p. 128 et 358.

ment est moins tragique : le prince de Ronceval s'endort après son dîner. Son fou, voulant chasser une mouche qui était assise sur le nez du dormeur, frappe de toute sa force sur ce nez auguste avec le manche d'un éventail. Le prince, « sentant mieux ce coup que la pointure d'une mouche, » s'éveille en sursaut, mais << il tourna la chose en ris,... car il sçavoit bien qu'il ronfloit en dormant, et que ce sot prenoit ce ronflement pour trespas, » pour le râle d'un mourant. « Les fols font les follies,» ajoute philosophiquement l'auteur, en guise de morale.

« Cette fable, dit l'abbé Guillon, n'est pas comptée parmi les chefs-d'œuvre de notre auteur. On ne sait ce que c'est que cette étrange association de l'Ours avec un Solitaire. Le style a des négligences; mais ces défauts sont réparés par quelques beaux vers, entre autres par ceux de la morale, devenus proverbes. » Nous sommes loin d'accepter ce jugement; chef-d'œuvre ou non, cette fable est une des plus jolies de notre poëte, et une de celles qui sont le plus justement populaires. Quant à l'association, l'idée, qui, au reste, est antérieure à notre fabuliste, peut sembler d'abord un peu étrange; mais, expliquée comme elle l'est aux vers 8 et suivants, elle se justifie parfaitement, comme tant d'autres, par la nature même de l'apologue, qui des bêtes fait des hommes; puis, si elle contrarie l'instinct de l'ours (voyez ci-après la note 4), c'est seulement en lui faisant rechercher, dans les vers 23 et 31, la compagnie de l'homme, car d'ailleurs il se fait, on le sait, à cette compagnie, « paraît doux pour son maître, dit Buffon, et même obéissant lorsqu'il est apprivoisé. » Au point de vue de l'histoire naturelle, on pourrait peut-être adresser au premier inventeur une autre critique plus juste. Il n'a vu dans l'Ours que le gros lourdaud; mais la finesse, l'intelligence qu'on lui reconnaît (voyez encore Buffon) s'accordent-elles bien avec l'énorme sottise qu'il lui fait commettre, comme aussi, ajouterons-nous, avec l'épithète de sot qui lui est appliquée dans une fable antérieure (la xxo du livre V, vers 23)? La plupart des autres versions orientales rendent coupable de cette stupidité une bête bien plus fine encore, le Singe.

Certain Ours montagnard, Ours à demi léché',
Confiné par le Sort dans un bois solitaire,

2. Nous avons vu au tome I, p. 121, dans la fable xxx du livre I, J. DE LA FONTAINE, II

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Nouveau Bellerophon vivoit seul et caché*.

vers 22, une allusion métaphorique à cette croyance populaire que les ours lèchent leurs petits pour les façonner, croyance d'où vient la locution commune: un ours mal léché, appliquée à un homme grossier. Ainsi dans le Paysan du Danube (fable vi du livre XI, vers 12-13):

Toute sa personne velue

Représentoit un ours, mais un ours mal léché.

Dans le conte vi de la III partie (1671), vers 17-19, l'auteur a tiré de là cette autre ingénieuse figure :

Chimon, jeune homme tout sauvage,

Bien fait de corps, mais ours quant à l'esprit.
Amour le lèche, et tant qu'il le polit.

Ici il s'agit, au sens propre, d'un véritable ours, et c'est, plutôt
que l'endroit des Frelons et les Mouches à miel auquel renvoie le
commencement de cette note, le vrai lieu qui appelle l'addition
suivante à la note 5 de la page 121 du tome I, addition suggérée
par M. Delboulle (Revue critique du 24 décembre 1883, p. 516),
parmi des rapprochements à d'autres fables, lesquels pourront trou-
ver place dans les Addenda : « La légende de l'ourse qui lèche ses
petits, pour les façonner, remonte très-loin; on pouvait renvoyer
aux auteurs de Bestiaires, à Brunetto Latino, Trésor, p. 253, à Jean
édition
de Condé, li Lais de l'Ourse, à Oppien, de Venatione, p. 26,
Didot [livre III, vers 168 :

Ὥς ἄρκτος λιχμῷσα φίλους ἀνεπλάσσατο παῖδας],

et surtout à Manuel Philès (de Proprietate animalium, p. 27, édition Didot, de Ursa, vers 1 et 2), dont Rabelais [, cité dans notre commentaire de la fable des Frelons,] connaissait évidemment ce passage:

*Ασημον ἄρκος (sic) ἀποτίκτουσα κρέας

Σιφῷς διαρθροῖ, καὶ τυπεῖ, καὶ φαιδρύνει. »

On peut voir encore, sur l'expression: un ours mal léché, non léché, une note curieuse, relative à un passage de Shakspeare, dans le savant ouvrage de Francis Douce, intitulé Illustrations of Shakspeare and of ancient manners (London, 1839, p. 330-331).

3. Bellerophon, le vainqueur de la Chimère, se voyant haï de tous les Dieux, dit Homère (Iliade, chant VI, vers 200 et 202), errait «rongeant son âme, évitant les traces des hommes. » Rabelais (le tiers livre, chapitre 1, tome II, p. 29) le compte parmi ceux qui furent « loups es homes, les loups-guaroux et les lutins. » 4. « L'ours, dit Buffon, est non-seulement sauvage, mais solitaire;

Il fût devenu fou la raison d'ordinaire

N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés.
Il est bon de parler, et meilleur de se taire1;

Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
Nul animal n'avoit affaire

Dans les lieux que l'Ours habitoit :

Si bien que, tout ours qu'il étoit", Il vint à s'ennuyer de cette triste vie. Pendant qu'il se livroit à la mélancolie,

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ΤΟ

il fuit par instinct toute société, il s'éloigne des lieux où les hommes ont accès, il ne se trouve à son aise que dans les endroits qui appartiennent encore à la vieille nature. »

5. La première leçon était toujours, qui prêtait à deux sens; l'Errata, et les exemplaires cartonnés y substituent longtemps, qui vaut bien mieux.

6. « Nul poëte, nul auteur ne prêche plus souvent l'amour de la retraite, et ne la fait aimer davantage. Mais la retraite et la solitude absolue sont deux choses bien différentes. La première est le besoin du sage, et la seconde est la manie d'un fou insociable; c'est ce que la Fontaine exprime si bien dans ces vers charmants (15-18): Il aimoit les jardins, étoit prêtre de Flore, Il l'étoit de Pomone encore.

Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrois parmi
Quelque doux et discret ami.

Nous verrons ce sentiment développé avec plus de grâce et d'intérêt encore dans la fable suivante, et dans celle des Deux Pigeons. » (CHAMFORT.)

7. On connaît le proverbe « La parole est d'argent, mais le silence est d'or. »

8. Même locution, dans un autre sens, au livre VIII, fable xix,

vers 20.

9. On dit souvent d'un homme qui fuit la société : « C'est un ours. » L'auteur joue spirituellement sur la double acception, propre et figurée. Voltaire a dit, dans la seconde : « Tout ours que je suis, soyez très-persuadée que je suis un très-honnête ours » (Lettre à Mme du Deffant, du 28 janvier 1770, tome LXVI, p. 138); et dans les Confessions (livre vIII, tome XV des OEuvres, p. 195, 1824), Mme d'Épinay dit à J.-J. Rousseau : « Mon ours, voilà votre asile ; c'est vous qui l'avez choisi, c'est l'amitié qui vous l'offre. »

Non loin de là certain Vieillard

S'ennuyoit aussi de sa part 10.

Il aimoit les jardins, étoit prêtre de Flore,

Il l'étoit de Pomone encore 11.

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Ces deux emplois sont beaux; mais je voudrois parmi11 Quelque doux et discret ami:

Les jardins parlent peu 13, si ce n'est dans mon livre : De façon que, lassé de vivre

Avec des gens muets ", notre homme, un beau matin,
Va chercher compagnie, et se met en campagne.

L'Ours, porté d'un même dessein 15,
Venoit de quitter sa montagne.

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10. De son côté : voyez dans Littré, 7o, de nombreux exemples, parmi lesquels il y en a deux autres de notre auteur; on peut y joindre les vers 13 de la fable vi du livre IV et 12 de la fable vi du livre VII, dont le premier eût dû être déjà l'objet de cette note.

11. La double personnification revient dans les vers 7-11 de la fable v du livre IX; dans Psyché, livres I et II (tome III, p. 43, 174, 175, de l'édition de M. Marty-Laveaux); dans le Songe de Vaux (ibidem, p. 198). — Voltaire, joignant aussi les deux emplois, dit dans son poëme de la Guerre civile de Genève, chant II :

J'ai vu souvent près des rives du Rhône

Un serviteur de Flore et de Pomone, etc.

12. Au milieu de tout cela. Littré cite un exemple d'une lettre de Charles de Sévigné (15 décembre 1675, tome IV, p. 281), où le mot est pris de même adverbialement, sans régime.

13. Comparez, au tome I, le vers 4 de la page 55.

Les arbres parlent peu,

Dit le bon la Fontaine; et ce qu'un bois m'inspire,
Je veux à mes côtés trouver à qui le dire.

(DELILLE, l'Homme des champs, chant I.)

14. Il semble bien, à lire ce qui précède, que les mots : « gens muets,» se rapportent à jardins, aux fleurs et aux fruits qu'ils contiennent. Si c'est à Flore et à Pomone, ce qui serait plus acceptable, que le poëte a voulu les appliquer, il faut convenir que ces deux personnifications sont un peu loin.

15. Telle est la leçon des éditions originales; on a eu tort, dans

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