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Chacun d'eux eut part au gâteau17.

Je crois voir en ceci l'image d'une ville

Où l'on met les deniers à la merci des gens.
Échevins, prévôt des marchands,

Tout fait sa main 18; le plus habile

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Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,

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Voltaire qu'il cite à propos de cette étymologie. - « Ce dernier mot, dit M. Taine (p. 3oo), a quelque chose d'ignoble, qui convient à ces pillards gloutons. Mettez à la place : « Ils firent tous << festin, >> on ne voit plus cette voracité brutale. » — A cet endroit, l'abbé Guillon cite ce passage de Rabelais, dont la Fontaine, dit-il, avait pu garder souvenir (Pantagruel, chapitre XIV, tome I, p. 287288) « De premiere venue (tous ces chiens) accoururent droict à moy,... et me eussent deuoré à l'heure, si mon bon ange ne m'eust bien inspiré.... Soudain ie me aduise de mes lardons, et les gettoys au mylieu d'entre eulx lors chiens d'aller et de se entrebatre l'un l'aultre à belles dents, à qui auroit le lardon. Par ce moyen me laisserent, et ie les laisse aussi se pelaudans l'un l'aultre. »

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17. C'est-à-dire, dans un sens collectif, proverbial, « aux mets, au régal; » mais d'ordinaire, dans «< avoir part au gâteau, » le mot gâteau est plus détourné de sa signification accoutumée et veut dire « bonne affaire » : comparez livre X, fable xiv, vers 50.

18. Voyez la fable xv du livre IX, vers 28. Littré définit cette périphrase verbale : « faire sa main, » par « dérober, faire des profits illicites,» et, outre les deux exemples de notre auteur, il en cite de Corneille, de Vauban, de Saint-Simon, de J.-J. Rousseau.

19. Ce verbe, qu'il faut traduire ici, ce semble, par « réduire, et faire disparaître (pièces par pièces), » signifie proprement « rendre net, vide, » comme dans les locutions : « nettoyer la maison (en parlant de voleurs), le tapis, les brocs. » Ailleurs (livre X, fable iv, vers 7) monceau est construit avec s'altère. La figure, en cet endroitci, consiste à considérer le monceau, par une légère déviation du sens, plutôt comme un contenant que comme un composé de pistoles, acception qu'il a au vers 27 de la fable I du livre XII:

Détachoit du monceau tantôt quelque doublon,

Veut défendre l'argent, et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu'il est un sot.

Il n'a pas de peine à se rendre :
C'est bientôt le premier à prendre 20.

20. Defensor acer ante qui fuerat rei

Corrumpit illam per malum exemplum fidem.

(J. REGNIER, vers 18-19.)

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La Fontaine, en développant cette moralité, l'a tournée en vraie satire; d'après Brossette (voyez ci-dessus, à la notice, et ci-après, à l'Appendice), il s'appropriait, quant au sens, la conclusion de la fable du Chien politique que lui avait communiquée le savant de Lyon :

Ainsi dans les emplois que fournit la cité,

Tel des deniers publics veut faire un bon usage,
Qui d'abord des pillards retient l'avidité,

Mais après s'humanise et prend part au pillage.

Sur ces habitudes de malversations qui semblent ainsi bien constatées, M. Taine fait (p. 131) les réflexions suivantes : « Les dignités municipales exercées sous la main de l'intendant ne valent pas la peine qu'on se sacrifie à elles; échevin, maire, élu, il n'est (le bourgeois) qu'un fonctionnaire, fonctionnaire exploité et tenté d'exploiter les autres. Le noble orgueil et la générosité ont pour terres natales le commandement ou l'indépendance; partout ailleurs poussent, comme des chardons, l'égoïsme et le petit esprit. On ne se pique pas de donner, mais de prendre. On tâche de n'être point dupe; on se répète tout bas, avec un rire sournois, qu'il faut tirer son épingle du jeu. » En Allemagne, au seizième siècle, Waldis n'ajoutait à la fable qu'un conseil de joyeuse résignation pour ceux qui, dans ces durs temps, se voyaient contraints d'ouvrir leurs maisons, de livrer leurs provisions aux gens de guerre ne pouvant rien sauver, qu'ils se donnent du moins la consolation de prendre part à la bombance. Ce petit conte rappela un jour à Luther l'histoire des sécularisations, et à la politique du Chien il compara celle de l'empereur d'Allemagne. « Un ancien précepteur du fils de Ferdinand, roi des Romains, nommé Severus, contait à Luther l'histoire du Chien qui défendait la viande, et qui pourtant, quand les autres la lui arrachaient, en prenait sa part. « C'est « ce que fait maintenant l'Empereur, dit Luther, pour les biens « ecclésiastiques (Utrecht et Liége). » (MICHELET, Mémoires de Luther, tome III, Paris, 1835, p. 103-104.)

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FABLE VIII.

LE RIEUR ET LES POISSONS.

Abstemius,

Athénée, livre I, chapitre vi; dans l'édition de Schweighauser, chapitre x1, intitulé Philoxeni cytherei Galatea. fab. 118, de Viro de morte patris Pisciculos sciscitante. Mythologia sopica Neveleti, p. 584.

Athénée raconte que la folie ici rapportée fut dite à la table de Denys l'Ancien par un poëte grand gourmand et grand rieur, Philoxène de Cythère, le Philoxène dont un mot au même tyran : Qu'on me remène aux carrières, a mieux mérité d'être retenu1. Chez Abstemius, ce propos de buveur est devenu quelque peu lugubre; tel qu'Athénée le prête à Philoxène, il est du moins plus gaiement amené le poëte compose une Galatée, et c'est des choses de l'empire de Nérée qu'il s'informe. Le récit de l'Histoire macaronique de Merlin Coccaie (1606)2, signalé par Génin3, ceux du Thrésor des récréations (1611)', de la vio serée de G. Bouchet (1615), des Divertissements curieux (1650)3, du Democritus ridens (1655)o, et quelques autres encore indiqués par Guillaume et Robert, ne sont que des répétitions ou des variations peu intéressantes.

On cherche les rieurs, et moi je les évite.

Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite":

1. Un autre trait de gloutonnerie attribué à Philoxène a fourni le sujet de l'un des trois contes, à savoir le vir de la Ir partie, que la Fontaine a tirés d'Athénée.

2. Livre XV, p. 253-254 (édition G. Brunet et P.-L. Jacob). 3. Récréations philologiques, tome I, p. 289-290.

4. Pages 213-216 d'un Compagnon qui demandoit aux poissons qu'on apportoit à table nouvelle de son père qui estoit noyé.

5. Pages 22-23 : Plaisanterie d'un Bouffon et des Poissons.

6. Page 146 Strategema parasiticum. Le gourmand dit qu'il veut savoir des poissons ce qu'est devenu son père qui jadis s'est noyé: voyez le titre cité dans la note 4.

7. Au second livre des dialogues de l'Orateur de Cicéron, bien qu'il y soit nié d'abord que la plaisanterie (jocus, facetia) soit un

Dieu ne créa que pour les sots

Les méchants diseurs de bons mots 8.
J'en vais peut-être en une fable
Introduire un; peut-être aussi

Que quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.

Un Rieur étoit à la table

D'un Financier, et n'avoit en son coin

Que de petits Poissons tous les gros étoient loin.
Il prend donc les menus, puis leur parle à l'oreille,
Et puis il feint, à la pareille,

D'écouter leur réponse. On demeura surpris;
Cela suspendit les esprits.

Le Rieur alors, d'un ton sage",
Dit qu'il craignoit qu'un sien ami,
Pour les grandes Indes 10 parti,
N'eût depuis un an fait naufrage;

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art qui se puisse enseigner, on peut voir, pár le long morceau qui y est consacré (chapitres LIV-LXX1), par l'exposé méthodique, les classifications, mis dans la bouche de l'orateur Jules César Strabon, que les anciens y attachaient grande importance et la regardaient comme fort utile (vehementer utilis) à l'orateur.

8. L'abbé Guillon cite, à propos de ce vers, le mot de Pascal, « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » Mais méchant n'est évidemment pas pris ici dans l'acception morale; il signifie sans talent, sans esprit, mauvais, plat, au sens où Boileau a dit, dans son Art poétique (chant I, vers 162), « un méchant écrivain, » et Mme de Sévigné, dans sa lettre du 27 mars 1671 (tome II, p. 132), « un méchant prédicateur. »

9. D'un ton qu'il affectait de rendre grave et sérieux; mais sage marque mieux l'opposition avec le ton habituel du rieur de profession, du convive qui paye son dîner en faisant le plaisant.

10. On désignait souvent l'Amérique par les noms de « Grandes Indes, » ou d' « Indes occidentales. » C'était un reste de l'erreur qui avait fait croire à Christophe Colomb que les terres nouvelles découvertes par lui étaient un prolongement de l'Inde.

a Article VI, S 19, de l'édition de M. lavet. La Bruyère a repris et développé ce mot au chapitre de la Cour, no 80, tome I, p. 330.

Il s'en informoit donc à ce menu fretin";

Mais tous lui répondoient qu'ils n'étoient pas d'un âge 20 A savoir au vrai son destin;

Les gros en sauroient davantage.

« N'en puis-je donc, Messieurs, un gros interroger? » De dire si la compagnie

Prit goût à sa plaisanterie,

J'en doute 12; mais enfin il les sut engager

A lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire
Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus
Qui n'en étoient pas revenus,

Et que, depuis cent ans, sous l'abîme avoient vus
Les anciens du vaste empire15.

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11. Le mot, ici collectif, s'emploie aussi comme épithète d'un seul poisson: voyez livres V, fable III, vers 6, et IX, fable x, vers 1. 12. Chamfort a-t-il bien compris quand il nous dit que pourtant « la plaisanterie n'est point mauvaise »? Ce que peut-être bien les convives ne goûtèrent pas, ce fut de faire, à leurs dépens, la part du parasite.

13. Comparez livre X, fable xv, vers 1.

14. Anciens en trois syllabes. Même mesure au vers 2 de la fable 1 du livre III, et au vers 4 de l'Épitre à l'évêque de Soissons. Voyez aussi un triple exemple dans le Lexique de Corneille.

15. « En résumé, » dit l'abbé Guillon, ou plus probablement Jules Janin (la remarque n'est que dans la seconde édition du commentaire), « on ne peut guère remarquer dans cette fable que les quatre vers qui la terminent. Arrivé au bout de sa narration, et peut-être assez peu satisfait de son conte, quoi qu'il en dise au commencement, le poëte s'amuse à polir quatre beaux vers qui ne tiennent en rien à sa fable, mais qui reposent agréablement l'oreille, et font presque oublier au lecteur le nescio quid que le fabuliste ne pas donné le temps de trouver. » Jugement dédaigneux qui ne nous semble pas juste. Nous ne comprenons pas d'abord comment on a pu dire que ces quatre derniers vers, qui sont fort beaux en effet, « ne tiennent en rien à la fable. » Par le tour et l'expression, ils font contraste avec le reste du récit. Mais est-ce là un défaut? En tout cas, nous le rencontrons souvent dans la Fontaine, et d'ordinaire on ne l'y blâme pas. L'anecdote d'ailleurs, à ne prendre qu'elle, est vivement et agréablement contée.

s'est

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