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Avant la fin de la journée

Ils se montoient à plus d'un cent".

8. « D'après la construction de la phrase, ils se montoient devrait être au singulier. Le pronom il ne peut cesser de se rapporter au nominatif de la phrase, qui est nombre. » (Note de Crapelet, 1830.) Il faudrait dire, au contraire, que l'idée dominante étant œufs, le poëte a eu raison d'y faire rapporter le pronom plutôt qu'au sujet abstrait nombre. Une critique, vaine aussi, mais un peu plus spécieuse, eût été que, pour bien légitimer le rapport, il conviendrait que le mot ne fût pas employé indéfiniment, mais déterminé par l'article, qu'il y eût « le nombre des œufs », et non pas « d'œufs ». Au reste, nous ne citons cette note que pour montrer jusqu'où la grammaire, comme l'entendaient certains puristes, poussait encore, il y a peu d'années, les minutieuses chicanes. Cette relation du pluriel est parfaitement claire, et c'est tout ce que veut ici la saine logique du style, telle que l'appliquaient jadis nos bons

auteurs.

9. A plus de cent. (1729.) — Abstemius est plus modéré dans la multiplication des œufs : Antequam sol occideret, per totam urbem vulgatum est hunc hominem ad quadraginta ova peperisse. Mais du Fail (p. 312) l'est beaucoup moins dans celle des cailles, auxquelles, il est vrai, une fois venues, on peut mieux faire place et qui, par le grand nombre, font bien meilleur effet : « Elle voisina tant, caqueta tellement, avec la multiplication et force que les nouvelles acquièrent de main en main, qu'en moins de rien les rues furent remplies, jusques aux oreilles des sénateurs, de plus de vingt mille cailles. >>

J. DE LA FONTAINE, II

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FABLE VII.

LE CHIEN QUI PORTE A SON COU LE DÎNÉ DE SON MAÎTRE.

Jean Walchius, Decas fabularum, etc. (Argentorati, 1609), fab. 3, de Cane quodam argentinensi (« d'un Chien de Strasbourg1»), hero suo fidissimo. Jacques Regnier, Apologi phædrii, 1o partie, fab. 17, Coqui Canis et alii Canes.

Le plus ancien récit que nous trouvions indiqué de cette histoire est celui du franciscain Jean Pauli, qui l'inséra dans son célèbre recueil allemand intitulé Gaieté et Sérieux, et publié à Strasbourg en 1522; elle est là très-courte, sans aucune réflexion, à peu près aussi insignifiante que dans le Thrésor des récréations3. On verra plus loin (p. 247, fin de la note 19) que Luther l'a connue, dans sa nouveauté, ce semble, et en a fait une application à Charles-Quint. Ce qui pourrait faire penser qu'elle n'a pas été, comme beaucoup d'autres, empruntée par Pauli à des recueils antérieurs, c'est que Burkhard Waldis1, qui l'a développée et moralisée à sa manière, en 1548, dans la fable 89 de son livre ш (tome I, p. 376-377), commence par dire que le fait qu'il va raconter s'est passé à Strasbourg: Pauli n'avait pas nommé la ville, mais c'est à Strasbourg qu'avait paru son livre. Le même sujet a été traité, en 1609, dans une fable en prose latine, par Jean Walchius (autre Strasbourgeois ou auteur imprimé à Strasbourg : il n'a eu garde de changer le lieu de la scène, que Waldis avait fixé), et, en 1643, dans une fable en vers latins par Jacques Regnier; nous mentionnons en tête ces deux pièces latines, comme étant, avec le Thrésor des récréations, les

1. Un des noms latins de Strasbourg est Argentina civitas. 2. Schimpf und Ernst: voyez la réimpression faite en 1866 par les soins de la Société littéraire de Stuttgart, p. 256, n° ccccxxv. 3. Rouen, 1611, p. 232-233 : du Chien qui portoit le panier à la boucherie.

4. Dans l'Ésope allemand: voyez la notice de la fable i de ce livre VIII, ci-dessus, p. 216.

5. Voyez Robert, tome I, p. cxiii-cxiv.

sources probables où a pu puiser notre auteur. Mais, si nous en croyons Brossette, c'est à un contemporain que la Fontaine dut la pensée de sa fable, ou au moins de l'application particulière qu'il en fait aux administrateurs des villes. « Brossette nous dit que le poëte se rendit une fois à Lyon chez un riche banquier de ses amis, nommé Caze. Il y vit M. du Puget, plus connu comme physicien que comme poëte; celui-ci lui communiqua un apologue en vers, intitulé le Chien politique; il avait pour but de critiquer la mauvaise administration des deniers publics dont on accusait les magistrats de la ville de Lyon. Ceci donna l'idée au fabuliste de traiter le même sujet. » On trouvera à l'Appendice l'extrait d'une lettre de Brossette à Boileau, datée du 21 décembre 1706, et la fable de du Puget qui y est insérée; elle peut, pour le récit, tenir lieu de celles de Waldis, de Walchius et de Regnier; mais la moralité en est nouvelle et toute conforme en effet à celle de la Fontaine.

Michel de Marolles raconte la même allégorie dans ses Mémoires (Amsterdam, 1755), tome III, p. 42-43, et il la fait suivre de cette réflexion ironique : « De cette petite histoire qu'Ésope ni l'affranchi d'Auguste n'auroient pas désavouée, oserons-nous inférer que notre homme prudent ne se feindra (n'hésitera) point à faire son devoir, toutefois et quantes que les finances publiques seront à l'abandon et qu'il aura moyen d'appliquer en sa personne, à l'usage d'un honnête homme, ce qui tomberoit entre les mains d'un maraut s'il ne prenoit soin de le retirer et de le mettre en de meilleures mains...? »

Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,
Ni les mains à celle de l'or':

6. Walckenaer, Histoire de la Fontaine, tome I, p. 286-287; une note nous apprend que Louis du Puget, né à Lyon en 1629, mourut le 16 décembre 1709.

7. La Motte a rapproché, avec une élégante brièveté, ces deux idées :

....

Ici je le vois (le Juge) tel que le Sort l'a fait naître;
Pour les riches, des mains; pour les belles, des yeux;
Pour les puissants, égards et tours officieux :

Voilà tout le code du traître.

(Fables nouvelles, Paris, 1719, livre II, fable xix, les Grillons.

Peu de gens gardent un trésor
Avec des soins assez fidèles.

Certain Chien, qui portoit la pitance au logis,
S'étoit fait un collier du dîné de son maître 8.
Il étoit tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être
Quand il voyoit un mets exquis;

Mais enfin il l'étoit; et tous tant que nous sommes
Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose étrange: on apprend la tempérance aux chiens,
Et l'on ne peut l'apprendre aux hommes!

Ce Chien-ci donc étant de la sorte atourné 10
Un Mâtin passe, et veut lui prendre le dîné.

Il n'en eut pas toute la joie

Qu'il espéroit d'abord le Chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux n'en étant plus chargé;

Grand combat; d'autres chiens arrivent;

Ils étoient de ceux-là qui" vivent

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les coups.

Sur le public, et craignent12 peu
Notre Chien se voyant trop foible contre eux tous,
Et que la chair couroit un danger manifeste,

Du second vers de notre fable on peut rapprocher ce passage:

8.

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Qui hait les présents?

Tous les humains en sont friands.

(Conte xii de la IIIe partie, vers 8-9.)

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Précision très-heureuse, et qui fait peinture. » (CHAMFORT.) 9. « Vers très-plaisant, dit le même critique, qui exprime à merveille le combat entre l'appétit du Chien et la victoire que son éducation le force à remporter sur lui-même. »

10. Ajusté, orné, paré: voyez le vers 6. Le mot revient deux fois de suite au conte 11 de la III° partie, vers 224 et 225.

11. Même tour qu'au vers 41 de la fable 1 du livre VII; voyez un autre emploi de vivre sur, qui suit, au livre XI, fable 1, vers 39. 12. Les deux textes de 1678 portent « en craignant »; mais dans l'Errata le texte est corrigé tel que nous le donnons et qu'il a été depuis reproduit par tous les éditeurs.

Voulut avoir sa part; et, lui sage, il leur dit13:

« Point de courroux, Messieurs, mon lopin me suffit; Faites votre profit du reste. »

A ces mots, le premier, il vous happe un morceau;

Et chacun de tirer", le Mâtin, la canaille 15,

A qui mieux mieux. Ils firent tous ripaille,

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13. « Il est difficile de blâmer la conduite de ce chien, dit Chamfort; cependant, comme il est, dans cette fable, le représentant d'un échevin ou d'un prévôt des marchands, la Fontaine n'aurait pas dû lui donner l'épithète de sage. Il a l'air d'approuver par ce mot ce voleur qui suit l'exemple des autres; proposition insoutenable en morale. Mais l'échevin doit dire «Messieurs, <volez tant qu'il vous plaira, je ne puis l'empêcher, je me retire. >> .... La cause de cette différence vient de ce que le Chien n'étant pas obligé d'être moral, on admire son instinct, dont il fait ici un très-bon usage. Mais l'homme étant obligé de mettre la moralité dans toutes ses actions, il cesse, lorsqu'elles n'en ont pas, de faire un bon usage de sa raison. » — Geruzez pense que sage est pris ici au sens ironique, comme, plus loin, scrupuleux et frivoles, au vers 36:

Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles....

Nous admettons l'ironie dans ce vers de la fin : elle est incontestable (comparez la citation qui termine la notice); mais nous n'en voyons point dans l'épithète de sage appliquée au Chien qui veut avoir sa part. Il ne s'agit point ici de morale, mais de prudence et d'habileté; en cet endroit, sage a le même sens que dans l'avant-dernier vers de la fable v du livre II, la Chauve-Souris et les deux Belettes. 14. Sur cet infinitif, voyez ci-après, p. 261, note 20.

15. Nous doutons que la Fontaine ait songé à l'acception primitive de ce mot, comme le veut Geruzez, ou du moins qu'il ait voulu lui donner ici son sens étymologique. Sans doute canaille s'oppose à Mátin, mais comme il s'opposerait à tout autre mot désignant un puissant, quand même il ne serait pas question de chiens voyez d'autres emplois de ce terme aux livres VII, fable 1, vers 36; et plus loin, VIII, fable xvIII, vers 52 (là aussi il s'agit de chiens); fable III, vers 8.

XI,

16. On sait que ripaille vient du nom d'un château, ainsi appelé, des bords du lac de Genève : voyez Littré et le passage de

a Le mot canaille n'a pas été tiré directement du latin canis, « chien, » mais de l'italien canaglia; la forme française est chienaille.

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