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digne d'avoir une place dans le même livre que la fable du Savetier aux cent écus2. » Il ne faut pas sans doute mettre toutes choses au même rang; mais il ne faut pas non plus que les petites souffrent du voisinage des grandes, et l'on peut, sans faire tort à celles-ci, priser celles-là. Il y a d'ailleurs, on ne le saurait méconnaître, de beaux vers dans le prologue, et une piquante opposition entre ce prologue et la fable. Par la fable même, fort élégante en sa brièveté, l'auteur montre que, quand le sujet ne se prête pas aux développements, il sait imiter, lui aussi, à sa manière, la sobriété antique, ésopique, qui, pour le grand fabuliste allemand Lessing, est l'idéal du genre.

Par3 des vœux importuns nous fatiguons les Dieux, Souvent pour des sujets même indignes des hommes : Il semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes Soit obligé d'avoir incessamment les yeux,

Et

que le plus petit de la race mortelle,

A chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle,
Doive intriguer l'Olympe et tous ses citoyens,
Comme s'il s'agissoit des Grecs et des Troyens.

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2. Cette remarque a été ajoutée au commentaire de l'abbé Guillon dans l'édition de 1829, qui fut, sur l'invitation de l'auteur, préparée par Jules Janin.

3. Chamfort fait remarquer « cette distribution égale de huit vers pour le prologue, et de huit autres pour la fable, » et rappelle la distribution analogue de la fable du Coq et la Perle (livre I, fable xx), divisée en deux parties de six vers chacune.

4. Le mot avait un peu plus de force qu'à présent; la Fontaine l'a sans doute employé, non dans le sens de piquer la curiosité, mais d'occuper, de préoccuper, que lui donne aussi Mme de Sévigné, tome IV, p. 198, et, plus énergiquement, Malherbe dans une lettre à Peiresc (tome III, p. 300) : « J'ai été, depuis quatre ou cinq mois [si] intriqué de l'affaire de ma pension..., que je n'avois du sens ni du temps que ce qu'il m'en falloit en cette occasion. >>

5. Comparez livres III, fable vII, vers 22; VIII, fable xx1, vers 5; X, fable x, vers 14; XII, fable x11, vers 64; et, pour le même mot, au féminin, 9 de la fable x11 du livre VI.

6. Allusion à la manière dont les Dieux se partagent, dans

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Un Sot par une Puce' eut l'épaule mordue;
Dans les plis de ses draps elle alla se loger.
« Hercules, ce dit-il, tu devois' bien
purger
La terre de cette hydre au printemps revenue 1o.
Que fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue
Tu n'en perdes la race afin de me venger11? »
Pour tuer une puce, il vouloit obliger

Ces Dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.

ΙΟ

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Une pareille prétention

l'Iliade, entre les Grecs et les Troyens. de l'Éléphant à occuper les Dieux est raillée dans la fable xxı du livre XII, l'Éléphant et le Singe de Jupiter.

7. Au sujet du plaisir que semble prendre maint poëte du seizième et du dix-septième siècle à chanter l'incommode insecte, voyez, dans les OEuvres inédites de Pierre Motina, les notes de la page 108, se rapportant à une jolie pièce de la page 55.

8. Cognatus (Cousin) raffine : c'est en sa qualité d'¿λɛğíxaxo; (il le nomme ainsi en grec dans sa fable latine), de dieu « chassant les maux, » que l'homme invoque Hercule; et il a eu soin de nous dire en commençant que cet homme n'est pas le premier venu, que c'est un impie. »>

9. Tu devois, tu aurais dû : voyez, à l'Introduction grammaticale de la plupart des Lexiques de la Collection, de semblables emplois de l'imparfait de l'indicatif au sens du conditionnel.

10. Le choix, pour si petite besogne, du héros à la massue, de l'exterminateur de l'hydre de Lerne, est bien autrement comique ici que dans la prière, à laquelle ce choix fait songer, du Chartier embourbé (fable xvi du livre VI); et, comme le fait si bien sentir le dernier vers, la massue n'y suffit point; il y faut de plus la foudre.

11. A cette plainte ridicule M. Moland oppose la tolérante mansuétude de l'oncle Tobie dans Tristram Shandy de Sterne, et cette phrase dont la fin est charmante: « Va, dit-il à la mouche,... en ouvrant la main pour la laisser échapper.... Pourquoi te ferais-je du mal? Le monde est bien assez grand pour nous deux >> (livre II, chapitre xxxvII).

• Publiées par M. Paul d'Estrée, Paris, 1883, in-12.

FABLE VI.

LES FEMMES ET LE SECRET.

Abstemius, fab. 129, de Viro qui Uxori se ovum peperisse dixerat. Lodovico Guicciardini, Detti et fatti, etc., p. 143, Cosa stolta et pericolosa communicar alle donne segreti importanti.

Mythologia sopica Neveleti, p. 589.

« Cette petite historiette, dont la moralité n'est pas neuve, dit Chamfort, est bien joliment contée...... Le dialogue des deux femmes est très-naturel. C'est un des talents de la Fontaine, et voilà ce que n'ont pas les autres fabulistes. » — - Il faut peut-être regretter que la Fontaine n'ait pas préféré aux données du fabliau d'Abstemius celles d'un récit de Plutarque, dont l'objet est le même, qui ne le cède pas à l'autre en gaieté, et qui est d'une invention plus naturelle à la fois et plus élégante : voyez le traité du Babil, chapitre x1 (dans la Bibliothèque Didot, tome I des OEuvres morales, p. 613614); c'est là une femme de sénateur romain, curieuse des secrets d'État, dont la discrétion est également mise à l'épreuve par son mari, qui lui confie un feint prodige, l'apparition, au-dessus de la ville, d'une caille armée, « ayant le morion en tête et la pique aux pieds. » Noël du Fail, dans les Contes et Discours d'Eutrapel (chapitre xxx, tome II, p. 311-312, de l'édition elzevirienne de M. J. Assézat), a fort bien fait valoir le conte de Plutarque, et y a ajouté, en l'appliquant aux cailles, un des bons traits d'Abstemius, les conteuses multipliant successivement le nombre des œufs. Dans les Gesta Romanorum cum applicationibus moralisatis ac misticis1 (Parisiis, Regnault, 1494, in-8°, caput cxxv, fol. 103), il y a une singulière variante; ce n'est pas un œuf qu'a pondu l'époux, mais un corbeau : Quum ad privata accesseram, ut opus naturæ facerem, corvus nigerrimus a parte posteriori evolavit; et, d'une femme à l'autre, le nombre s'élève à soixante.-M. Soullié (p. 205-210) a cité et apprécié l'imitation de du Fail, en la rapprochant d'abord de Plu

1. Voyez Brunet, le Manuel du libraire, tome II, col. 1571 et suivantes.

tarque et de la traduction d'Amyot, puis d'une petite histoire de Rabelais qui raille également la curiosité et l'indiscrétion des femmes (chapitre xxxiv du tiers livre, tome II, p. 165-166)2, enfin de la composition de la Fontaine, que, dans un chapitre précédent (p. 136-138), il a déjà comparée à celle d'Abstemius. Quetant a traité le sujet dans sa comédie de même titre (1768).

Rien ne pèse tant qu'un secret:

Le porter loin est difficile aux dames ';

Et je sais même sur ce fait

Bon nombre d'hommes qui sont femmes.

Pour éprouver la sienne un Mari s'écria,

La nuit, étant près d'elle : « Ô Dieux ! qu'est-ce cela? Je n'en puis plus! on me déchire!

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Quoi? j'accouche d'un œuf!— D'un œuf?—Oui, le voilà,
Frais et nouveau pondu. Gardez-bien de le dire:
On m'appelleroit poule*; enfin n'en parlez pas. >>

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2. M. Marty-Laveaux, dans son commentaire de Rabelais, fait remarquer que ce conte, qui, du reste, n'a d'autre analogie avec notre fable que d'être une mise à l'épreuve de la discrétion des femmes et de tourner à leur confusion, remonte assez haut et a été souvent reproduit, avec plus ou moins de variantes. Aux sources qu'il indique, de Jean Herolt (1476) et de Gratien Dupont (1536), on peut ajouter, entre autres, un ancien recueil de contes dévots, la Fleur des commandemens de Dieu.... (Paris, 1548, p. liiii), de Inobedience, exemple c. M. E. Cosquin nous donne aussi de nombreuses versions, de même moralité, mais, du reste, toutes différentes, sous le n° LXXVII, p. 422, de ses Contes populaires lorrains (1881).

3. « Les sages disent que trois sortes de gens sont privés de jugement: ceux qui recherchent les dignités au service des rois; ceux qui veulent par expérience goûter du poison; et ceux qui disent leurs secrets aux femmes. » (Livre des lumières, p. 69.)

4. Ce trait est emprunté à Abstemius: Sed cave, si me amas, ne cui hoc dicas: tute enim nosti quanto dedecori mihi esset, si ex viro gallina factus dicerer. — L. Guicciardini traduit ainsi : Ma guarda, ben mio, se tu mi ami, che non ti uscisse di bocca, perchè tu puoi pensare che dishonore mi sarebbe se si dicesse che d'huomo io fussi diventato una gallina.

La Femme, neuve sur ce cas,

Ainsi que sur mainte autre affaire,

Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire ;
Mais ce serment s'évanouit

Avec les ombres de la nuit.
L'Épouse, indiscrète et peu fine,

Sort du lit quand le jour fut à peine levé;
Et de courir chez sa voisine.

« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé;

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N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre : 20
Mon Mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D'aller publier ce mystère.

-Vous moquez-vous? dit l'autre : ah! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »

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La Femme du pondeur s'en retourne chez elle.
L'autre grille déjà de conter la nouvelle ;

Au lieu d'un œuf, elle en dit trois.

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Elle va la répandre en plus de dix endroits;

Ce n'est pas encor tout; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait :

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Précaution peu nécessaire,

Car ce n'étoit plus un secret.

Comme le nombre d'œufs, grâce à la renommée',

De bouche en bouche alloit croissant,

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5. C'est à l'article du mot PONDEUSE, ce nom de signification en effet si féminine, que Littré donne ce masculin, comme exemple unique et fabriqué plaisamment par la Fontaine.

6. Rabelais, dans le conte mentionné à la notice, se sert du même mot (p. 166): « La defense ne feut si tost faicte, qu'elles grisloient en leurs entendemens d'ardeur de veoir qu'estoit dedans (ce qui était dans la boite). »

7. Dont le propre, dit l'abbé Guillon, « est d'acquérir des forces à mesure qu'elle s'étend :

Vires.... acquirit eundo. »

(Énéide, livre IV, vers 175.)

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