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Ou morts, ou mourants, ou malades : Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement? Allons, vieillard, et sans réplique.

Il n'importe à la République 17

Que tu fasses ton testament18.

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simple, en parlant du vieillard (p. 87, édition Boissonade): « Il ne se réjouit plus voyant la lumière du soleil, »

Οὐδ' αὐγὰς προσορῶν τέρπεται ἠελίου,

et André Chénier développe ainsi l'idée :

Ses yeux par un beau jour ne sont plus égayés,
L'ombre épaisse et touffue, et les prés et Zéphire
Ne lui disent plus rien, ne le font plus sourire.

(Élégie vin du livre I, vers 54-56.)

17. Le mot revient, en ce sens général d'État, dans la fable XIX de ce livre (vers 20):

La République a bien affaire

De gens qui ne dépensent rien,

et au vers 31 de la fable vIII du livre XI.

18. Chez Lucrèce, dans un passage à comparer tout entier à notre apologue (livre III, vers 965 et suivants), c'est par un ordre de départ aussi que la Nature, indignée des plaintes d'un vieillard, de son désir insatiable de vivre, coupe court aux reproches qu'elle lui adresse :

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La Fontaine lui-même avait déjà resserré dans une épigramme, triste à la fois et plaisante, Sur un mot de Scarron qui étoit près de mourir, l'idée de ce dialogue de la Mort et du Mourant :

Scarron, sentant approcher son trépas,
Dit à la Parque : « Attendez; je n'ai
Encore fait de tout point ma satire.

pas

-Ah, dit Cloton, vous la ferez là-bas;

Marchons, marchons, il n'est pas temps de rire. »

Quelques lignes de Mme de Sévigné (lettre du 26 juillet 1691, tome X, p. 45-46) sont comme une application de la fable à des personnages qui avaient, eux, d'autres raisons de croire que leur existence importait à la République : « Voilà donc M. de Louvois mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenoit une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, étoit si étendu, qui étoit le centre de tant de choses! Que d'affaires, que de des

La Mort avoit raison. Je voudrois qu'à cet àge
On sortît de la vie 19 ainsi que d'un banquet,
Remerciant son hôte 20, et qu'on fit son paquet ";
Car de combien peut-on retarder le voyage?

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seins, que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échecs à faire et à conduire ! « Ah! mon Dieu, donnez-moi un peu « de temps je voudrois bien donner un échec au duc de Sa<< voie, un mat au prince d'Orange. Non, non, vous n'aurez << pas un seul, un seul moment. » Faut-il raisonner sur cette étrange aventure? En vérité, il faut y faire des réflexions dans son cabinet. Voilà le second ministre que vous voyez mourir depuis que vous êtes à Rome (le premier était Colbert de Seignelay, mort en novembre 1690). Rien n'est plus différent que leur mort; mais rien n'est plus égal que leur fortune, et leurs attachements, et les cent mille millions de chaînes dont ils étoient tous deux attachés à la terre. >>

19. On a peine à s'expliquer que Vaugelas ait condamné, comme non française, la locution « sortir de la vie, » et que l'emploi qu'en a fait le fabuliste en 1678 n'ait pas suffi à l'Académie pour réformer le jugement du grammairien, dans les Observations qu'elle a publiées sur ses Remarques en 1704: voyez à la page 477 de l'édition in-4° de cette année.

20. « Je sors de la vie comme de la maison d'un hôte, non comme de la mienne, » dit le vieux Caton dans le dialogue de la Vieillesse de Cicéron (§ 84) Ex vita ita discedo tanquam ex hospitio, non tanquam ex domo. Comparez les vers 72 et 73 de la fable 1x du livre X.

:

21. A propos de ce mot, son paquet, et de quelques autres expressions analogues, M. Taine dit (p. 302): « Tout son style est composé ainsi de familiarités gaies; rien n'est plus efficace pour mettre en notre cerveau l'image des objets; car, en tout esprit, les images familières se réveillent plus aisément que les autres, et les images gaies naissent plus promptement que toutes les autres dans l'esprit des Français. Lucrèce avait dit noblement à l'antique (livre III, vers 951, un peu avant le passage où renvoie la note 18): Cur non, ut plenus vitæ conviva, recedis ?

La Fontaine ajoute, en bourgeois et en paysan, et dans le style amusant de la fable:

Je voudrois qu'à cet âge, etc. »

On sait comment Horace a repris l'image de Lucrèce pour

Tu murmures, vieillard! Vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir

A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.

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l'appliquer à la même pensée (satire 1 du livre I, vers 117-119): Inde fit ut raro qui se vixisse beatum

Dicat, et exacto contentus tempore vitæ
Cedat, uti conviva satur, reperire queamus.

22. Ces mots font songer à la fin de la fable vir du livre XI, le Vieillard et les trois jeunes hommes. Jeunes, substantivement, était autrefois d'un usage très-fréquent. Ainsi, dans cette phrase de Montaigne (livre I, chapitre xix, Que philosopher, c'est apprendre à mourir, tome I, p. 91): « Les ieunes et les vieux laissent la vie de mesme condition. » Dans la fable d'Haudent, la Mort dit au « Vieil homme >> :

"

Quand il voyoit, chascun coup de ses yeulx,
Qu'elle prenoit autant ieunes que vieux.

De même elle dit dans le Faut-mourir (p. 9; voyez la notice de la fable, p. 207):

Enfin, je frappe de mon dard

Tout le monde sans nul égard,...
Le jeune comme le vieillard.

Et le mot n'a rien qui choque comme archaïsme. Sans parler de certains emplois aujourd'hui fort communs, nous lisons dans Victor Hugo (Hernani, acte III, scène 1) :

Hélas! je vous le dis, souvent

Les vieillards sont tardifs, les jeunes vont devant.

23. Comme le remarque, à propos, Solvet, le Vieillard, pour répondre au poëte, n'aurait qu'à s'inspirer de ces vers de Voiture au duc d'Enghien :

La Mort qui, dans le champ de Mars,
Parmi les cris et les alarmes,

Les feux, les glaives et les dards,

Le bruit et la fureur des armes,

Vous parut avoir quelques charmes
Et vous sembla belle autrefois
A cheval et sous le harnois,
N'a-t-elle pas une autre mine
Lorsqu'à pas lents elle chemine

J'ai beau te le crier; mon zèle est indiscret :

Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret". 60

Vers un malade qui languit?
Et semble-t-elle pas bien laide
Quand elle vient tremblante et froide
Prendre un homme dedans son lit?

(Épitre à Monseigneur le Prince, sur son retour d'Allemagne l'an 1645, vers 11-23, p. 176–177 de l'édition des OEuvres, Paris, 1656.)

24. Le regret, tout près de la mort, mais d'une mort volontaire, est bien exprimé par Valerius Flaccus, dans l'exclamation de Médée tenant à la main le poison :

O nimium jucunda dies, quam cara sub ipsa
Morte magis!

(Argonautiques, livre VII, vers 336-337.)

A rapprocher aussi, mais plutôt encore des deux fables xv et xvI du livre I, citées dans la notice (p. 206-207), le repentir que Virgile prête aux ombres de ceux qui se sont donné la mort et regrettent la vie malgré toutes ses peines :

Quam vellent æthere in alto

Nunc et pauperiem et duros perferre labores!

(Énéide, livre vi, vers 436-437.)

FABLE II.

LE SAVETIER ET LE FINANCIER.

On raconte une anecdote semblable d'Anacréon; il avait reçu cinq talents de Polycrate, tyran de Samos; comme Grégoire, il en perdit le sommeil, et, au bout de deux jours, il courut les rendre, en disant qu'ils ne valaient point le souci qu'ils lui donnaient; voyez le Florilegium de Stobée, édition Gaisford, titre xcIII, n° 25. — Une autre histoire, très-différente par les détails, mais que l'analogie du sujet doit faire mettre en regard du Savetier et le Financier, est l'histoire du crieur public Vulteius Mena et de l'orateur Philippe dans Horace (épître vi du livre I, vers 46-98).

Mais cette fable de la Fontaine se rattache plus directement à une tradition du moyen âge. Divers contes parlent d'un pauvre qui, mis, soit par le hasard, soit par la bienveillance ou même la malice d'un riche, en possession d'une somme assez ronde, en perd toute sa joie. Tel est, dans le Promptuarium exemplorum discipuli, imprimé à la suite des Sermones discipuli de tempore de Herolt (Bâle, 1482), l'exemple viii donné sous la lettre T et commençant par ces mots : Pauper mechanicus semper fuit lætus...; tels sont le récit intercalé dans un sermon de Barleta (Lyon, 1516, fol. 109 v°), récit donné pour un extrait d'un ouvrage antérieur : Exemplum in libro de Septem donis1, de quodam paupere; dans le Speculum exemplorum omnibus christicolis salubriter inspiciendum (Haguenau, 1519), le n° Lx du livre (distinctio) IX, débutant ainsi : Quidam dives et valde pecuniosus...; dans le Courrier facétieux (Lyon, 1650, p. 245), le conte: «< d'Un qui ne pouuoit dormir ayant de l'argent; » et, dans les Histoires latines du moyen âge publiées par Th. Wright (Londres, 1843, tome VIII de la collection intitulée Early english poetry), le n° LXX, de Thesauro invento2. Un des plus jolis de ces anciens contes

1. Livre fameux au moyen âge, d'Étienne de Bourbon, dominicain du treizième siècle : voyez l'anecdote du riche et du pauvre dans les Extraits publiés par M. Lecoy de la Marche, 1877, p. 357 et 358. 2. M. Moland a traduit ce dernier dans son commentaire.

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