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Un vaisseau mal frété périt au premier vent;
Un autre, mal pourvu des armes nécessaires,
Fut enlevé par les corsaires;

Un troisième au port arrivant,

Rien n'eut cours ni débit le luxe et la folie
N'étoient plus tels qu'auparavant.

Enfin ses facteurs le trompant,

Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie“,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup 1,
Il devint pauvre tout d'un coup.

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Son ami, le voyant en mauvais équipage13,
Lui dit : « D'où vient cela? - De la Fortune, hélas !
Consolez-vous, dit l'autre; et s'il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage. »

Je ne sais s'il crut ce conseil;

Mais je sais que chacun impute, en cas pareil,

Son bonheur à son industrie 15

15;

Et si de quelque échec notre faute est suivie,

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11. Sur la manière dont ce vieil adjectif lie, qui n'est plus usité que dans cette locution, dérive du latin lætus, « joyeux », voyez le Dictionnaire de Littré. Nous l'avons déjà trouvé au vers 5 de la fable xvii du livre III; il est aussi, joint à chère, avec le même sens, dans Rabelais, chapitre XLIV du quart livre, tome II, p. 423.

12. Solvet et Walckenaer rapprochent de cette répétition du mot beaucoup, celle-ci, de Virgile, avec même construction, du mot latin de même sens :

Multa super Priamo rogitans, super Hectore multa.

(Énéide, livre I, vers 750.)

13. Équipage, familièrement, manière d'être vêtu et en général état où se trouve une personne ou même une chose; au vers 43 de la fable iv du livre IV, nous avons vu le mot appliqué à un potager. 14. C'est-à-dire que vous réussissiez dans vos affaires. Au vers 41, bonheur est employé de même dans le sens de succès.

15. L'idée d'habileté et celle d'activité se confondent dans ce mot; c'est bien ici le latin industria: Interrogatus.... quomodo tam parvo

Nous disons injures 16 au Sort.

Chose n'est ici plus commune :

Le bien, nous le faisons; le mal, c'est la Fortune;
On a toujours raison, le Destin toujours tort 17,

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temporis curriculo tot opes coacervasset, « Mea, inquit, industria. » (ABSTEMIUS.)

16. Omission à remarquer du partitif des devant injures.

17. Chamfort trouve la moralité de cet apologue (qu'on peut rapprocher de la fable x1 du livre V) trop longuement exprimée. « Il fallait passer bien vite, dit-il, à ces deux vers admirables:

Le bien, nous le faisons, etc. »

Il va sans dire que la Fontaine eût pu abréger cette affabulation. Aurait-il bien fait ? Ce qui est certain, c'est qu'il la rattache à son récit par un tour d'une bonhomie charmante que personne, je crois, ne voudrait supprimer. — Nous trouvons cité dans les remarques de M. H. Kurz sur les fables de Burkhard Waldis (tome II, p. 78 des notes) un fragment de Ménandre (Bibliothèque grecque de Didot, à la suite d'Aristophane, p. 58, no xx), qui peut être rapproché de ces derniers vers :

Ὅταν τις ἡμῶν ἀμέριμνον ἔχῃ τὸν βίον,
Οὐκ ἐπικαλεῖται τὴν Τύχην εὐδαιμονῶν·
Ὅταν δὲ λύπαις ἐπιπέσῃ καὶ πράγμασιν,
Εὐθὺς προσάπτει τῇ Τύχῃ τὴν αἰτίαν.

Robert donne (tome II, p. 101, d'après le manuscrit de la Bibliothèque nationale aujourd'hui coté 1630, fol. 21 vo) un passage de Renart le contrefait, où le vieil auteur s'est étendu sur des réflexions analogues voyez cet extrait à l'Appendice.

J. DE LA FONTAINE, 11

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FABLE XV.

LES DEVINERESSES.

Cette fable, publiée en 1678 (voyez ci-dessus, p. 79, note 1), a été composée dans le court intervalle de temps qui sépare les deux grands procès de la Brinvilliers (1676) et de la Voisin (1679-1680), et où les histoires de devineresses et d'empoisonneuses durent tant occuper le public. La Fontaine, comme le croit Walckenaer, a-t-il conté en vers une des anecdotes qui couraient alors, ou plus librement arrangé son récit? Il n'en peut, en tout cas, avoir « emprunté la matière à la comédie de Visé et Thomas Corneille intitulée la Devineresse ou les Faux Enchantements » : cette pièce de circonstance ne fut annoncée d'abord dans le Mercure galant qu'au mois d'août 1679, et ne fut jouée pour la première fois que le novembre suivant.

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Voyez, au sujet des chiromanciens, des devins, des faiseurs d'horoscope au dix-septième siècle, la Notice des Amants magnifiques, tome VII, p. 369-372, du Molière de notre collection; et sur le succès extraordinaire de la Devineresse, représentée du vivant même de la Voisin, qu'elle mettait en scène, le Théatre français sous Louis XIV par Eugène Despois, p. 45 et suivantes. M. Victor Fournel en a réimprimé les scènes les plus intéressantes dans le tome III (1875), p. 549-570, de ses Contemporains de Molière. Voyez aussi sur les bruits d'empoisonnements qui couraient alors et la panique qui en résulta, sur le procès de la Brinvilliers et celui de la Voisin, les Lettres de Mme de Sévigné, tomes IV et VI passim. -Comparez enfin la fable xIII du livre II, l'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, et la fable xvi du livre VIII, l'Horoscope.

C'est souvent du hasard que naît l'opinion,
Et c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrois fonder ce prologue

Sur gens de tous états: tout est prévention,

ou peu de justice.

Cabale, entêtement; point ou peu

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C'est un torrent: qu'y faire? Il faut qu'il ait son cours. Cela fut et sera toujours.

Une femme, à Paris, faisoit la pythonisse1:
On l'alloit consulter sur chaque événement :
Perdoit-on un chiffon, avoit-on un amant,
Un mari vivant trop2, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse,
Chez la Devineuse3 on couroit

Pour se faire annoncer ce que l'on desiroit'.

1. Le mot rappelle sans doute moins la Pythie de Delphes, Pythia quæ tripode ex Phoebi lauroque profatura,

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que ces femmes possédées d'un esprit de Python dont il est question dans les traductions grecques et latines de l'Ancien Testament (la pythonisse d'Endor) et dans le texte des Actes des Apôtres (chapitre XVI, verset 16). Le mot même de Pythonissa est dans la Vulgate, au livre I des Paralipomènes, chapitre x, verset 13, où, à la place, le grec des Septante donne iyyaoтpípulos, « ventriloque ».

2. Vivant trop longtemps.

3. Le Dictionnaire de l'Académie ne donne devineuse que dans ses deux dernières éditions; dans les précédentes, elle n'a pour le féminin que devineresse; les cinq premières placent ce dernier féminin soit avant, soit après le masculin devineur, et la sixième (1835) le joint au masculin devin, dont nous avons plus bas, au vers 33, le vrai féminin devine, omis dans toutes les éditions du Dictionnaire. 4. « Ces cinq vers, dit Chamfort, sont charmants. C'est une peinture de mœurs qui est encore fidèle de nos jours, et ce dernier trait:

Pour se faire annoncer ce que l'on desiroit, développe les derniers replis du cœur humain. »

a LUCRÈCE, livre I, vers 740.

Walckenaer cite un exemple de devineur, de Marot, épître xxi, vers 90; M. Delboulle (Matériaux pour servir à l'historique du français, p. 99) en donne un du douzième siècle; Littré deux des treizième et quatorzième. Du féminin devine M. Aubertin en cite un de Scarron, sans indiquer l'endroit; Littré n'a que celui de cette fable, mais en outre attribue faussement à la Fontaine

Son fait consistoit en adresse :
Quelques termes de l'art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concouroit,
Tout cela bien souvent faisoit crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passoit pour un oracle.

L'oracle étoit logé dedans un galetas ;

Là cette femme emplit sa bourse,
Et, sans avoir d'autre ressource,

Gagne de quoi donner un rang à son mari;
Elle achète un office, une maison aussi'.
Voilà le galetas rempli

D'une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,

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Femmes, filles, valets, gros Messieurs, tout enfin,
Alloit, comme autrefois, demander son destin:
Le galetas devint l'antre de la Sibylle".

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5. Ce qu'elle faisait, avait à faire, sa manière de faire : voyez le Dictionnaire de Littré, au 2a article FAIT, 9o.

6. C'est-à-dire à peu près autant qu'on le peut être. On appelle carat, dit Littré, « chaque vingt-quatrième partie d'or pur contenue dans une masse d'or que l'on considère comme composée de vingt-quatre vingt-quatrièmes. De l'or à vingt-quatre carats serait de l'or pur. » Il n'y a point (dans le commerce) d'or à vingt-quatre carats. Saint-Simon met un carat de plus et dit : « une dévote à vingt-quatre carats » (Addition au Journal de Dangeau, tome II, p. 56).

7. Pour y continuer, on le voit plus bas, le métier de devineuse. 8. On a dans l'antiquité compté jusqu'à dix Sibylles; la Fontaine songeait sans doute à la Sibylle de Cumes, et voulait peutêtre faire plaisamment allusion à la description de Virgile (voyez au livre VI de l'Énéide, les passages commençant aux vers 42, 77, 98). Il paraît du reste que, dans leurs fantasmagories, les devineresses du temps évoquaient les Sibylles voyez les Lettres de Mme de Sévigné, tome VI, p. 235.

un exemple de devineresse, en changcant tout ce passage et substituant à notre vers 22 cette impossible variante :

Une devineresse avoit empli sa bourse.

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