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dans son Année littéraire, 1775, tome V, p. 252-256 : « Le nom de ce curé Chouart n'est point.... inventé à plaisir pour la rime : il a réellement existé; il était d'une famille très-distinguée de la Touraine, conseiller du Roi, docteur en théologie dans la Faculté de Paris, curé de Saint-Germain-le-Vieux1, doyen de Messieurs les curés de cette ville, ami de Boileau, de Racine, de la Fontaine, etc. » L'auteur de cette lettre, l'abbé Choquet, dit tenir ces détails de l'abbé d'Olivet, et raconte que le curé Chouart était de ce repas où Racine et Boileau pressèrent la Fontaine d'aller à Château-Thierry pour se raccommoder avec sa femme; il joignit ses instances aux leurs; et ce fut au retour de ce voyage, qui fut sans résultat, comme on sait (voyez la Notice biographique, tome I, p. XLV), que la Fontaine composa cette fable, et diffama ainsi, pour se venger, le nom du curé, son ami. Rien de moins vraisemblable que ce récit. Nous n'essayerons pas de préciser ici la date du voyage à Château-Thierry; il serait assez difficile de savoir s'il peut ou non se rapporter au temps de la mort du comte de Boufflers2. Mais ce qu'on a le droit d'affirmer, c'est que rien dans la vie du poëte n'autorise à le croire capable d'une méchanceté pareille3. Il n'a eu aucun penchant pour la satire personnelle et directe. Deux fois seulement il se la permit, contre Lulli et contre Furetière, quand il put se croire joué par l'un, et qu'il se vit grossièrement attaqué par l'autre. La seule malice sans doute qu'on puisse ici lui reprocher est d'avoir choisi pour son joyeux curé de campagne un nom que les lecteurs du Pantagruel durent trouver assez significatif. Les mots de Maitre Jean Chouart se rencontrent dans un des épisodes les plus libres de l'histoire de Panurge (livre II, chapitre xx1, tome I, p. 325*), et,

1. Ancienne église de Paris, près du marché Neuf et du pont Saint-Michel.

2. Voyez cependant la fin de la note 1 de la page XLV, déjà citée, de la Notice biographique : d'après cette note, le voyage à ChâteauThierry aurait eu lieu lorsque la Fontaine était déjà de l'Académie, où il n'entra qu'en 1684.

3. C'en eût été une grande en effet, et, cette personnalité admise, il n'y aurait certes plus lieu à l'indulgence que témoigne M. Taine (en son chapitre 1, de la 2o partie, les Personnages, § 1v), lorsqu'il dit (p. 124) au sujet de notre fable : « Il y a dans ce récit beaucoup de malice, mais point de méchanceté. »

4. J.-B. Rousseau, dans son épigramme x du livre IV (Lon

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quoi qu'en dise Walckenaer, nous sommes loin de penser que la Fontaine << avait sans doute oublié cette circonstance, qu'il ne se souvenait que du batteur d'or, » Jean Chouart de Montpellier, dont il est question au chapitre LII du quart livre (tome II, p. 451). - Nous ne ferons aucune remarque, dit Chamfort, sur cette méchante petite historiette, à qui la Fontaine a fait, on ne sait pourquoi, l'honneur de la mettre en vers. Elle a d'ailleurs l'inconvénient de retomber dans la moralité de la fable précédente, qui vaut cent fois mieux; aussi personne ne parle de Messire Jean Chouart; mais tout le monde sait le nom de la pauvre Perrette. » Personne, c'est par trop dédaigneux; il suffisait de dire que le premier apologue est bien plus connu, plus goûté, plus populaire même que le second.

Un mort s'en alloit tristement
S'emparer de son dernier gîte ;
Un Curé s'en alloit gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
Notre défunt étoit en carrosse porté,
Bien et dûment empaqueté,

Et vêtu d'une robe, hélas ! qu'on nomme bière,
Robe d'hiver, robe d'été,

Que les morts ne dépouillent guère".

Le Pasteur étoit à côté,

Et récitoit, à l'ordinaire,
Maintes dévotes oraisons,

Et des psaumes et des leçons",

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dres, 1753), se sert du même nom de « Maître Jean Chouart ». 5. On remarquera le tour vif et leste de ces quatre vers, et la manière dont ils se répondent deux à deux. « On dirait à entendre ces vers que le bonhomme fredonne une chanson entre ses dents. » (M. TAINE, p. 318.)

6. Cette métaphore a une mélancolie singulière dans sa poétique énergie.

7. « On appelle aussi leçon, certains petits chapitres de l'Écriture ou des Pères, que l'on récite ou que l'on chante à Matines. » (Dictionnaire de l'Académie, 1694.)

Et des versets et des réponsR :

<< Monsieur le Mort, laissez-nous faire,

On vous en donnera de toutes les façons';

Il ne s'agit que du salaire. >>

Messire Jean Chouart 10 couvoit des yeux son mort,
Comme si l'on eût dû lui ravir ce trésor,

Et des regards sembloit lui dire :
<< Monsieur le Mort, j'aurai de vous
Tant en argent, et tant en cire 11,
Et tant en autres menus coûts 12

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Il fondoit là-dessus l'achat d'une feuillette
Du meilleur vin des environs;
Certaine nièce assez propette13
Et sa chambrière Pâquette
Devoient avoir des cotillons.

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8. « Paroles ordinairement tirées de l'Écriture qui se disent ou se chantent dans l'office de l'Église, après les leçons ou après les chapitres, et que l'on répète entières ou en partie. » (Dictionnaire de l'Académie, 1694.) - Les éditions de 1678, 1682, 1688 et celle de Londres 1708 portent réponds.

9. « Écoutez maintenant ces rimes accumulées et ces sons pressés qui expriment la volubilité et la loquacité.... La multitude des rimes rapprochées étourdit le lecteur.... » (M. TAINE, p. 318.) 10. Voyez la notice de la fable.

11. Aujourd'hui encore le casuel de la cire, les cierges qui ont été employés à un enterrement, se partagent entre le clergé et la fabrique d'une église.

12. Cout, « ce qu'une chose coûte, » dit l'Académie (1694): en autres menus frais.

13. Telle est la leçon des éditions originales; celle de 1708 donne proprette. Notons, du reste, que ni l'un ni l'autre ne se trouvent ni chez Furetière (1690), ni dans les trois premières éditions du Dictionnaire de l'Académie; Richelet (1679) n'a que propret, proprette, mais il le donne à la place où alphabétiquement devrait être propet, et, si le mot, avec r, n'était quatre fois dans l'article, on se demanderait si l'en-tête PROPRET n'est pas une faute d'impression. Le Dictionnaire de Trévoux (1771) a propet et propret, chacun à sa place; mais il dit que le premier est seul en usage;

Sur cette agréable pensée,

Un heurt survient: adieu le char.
Voilà Messire Jean Chouart

Qui du choc de son mort a la tête cassée :
Le paroissien en plomb1 entraîne son pasteur;
Notre Curé suit son seigneur 16;

Tous deux s'en vont de compagnie.

Proprement toute notre vie

Est le curé Chouart, qui sur son mort comptoit,

Et la fable du Pot au lait 17.

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Littré fait remarquer que c'est le contraire aujourd'hui. — Le prénom Paquette qui termine le vers suivant a un équivalent latin Paschasia.

14. Un choc. Voyez, à la fin du livre IX, le Discours à Mme de la Sablière, vers 195.

15. Le paroissien vêtu de sa robe de plomb, enfermé dans la bière de plomb. Cela ne peut, comme on l'a supposé, signifier << le paroissien de plomb, transformé en plomb; » la préposition en, dont on se sert souvent aujourd'hui pour exprimer la matière, n'a point ce sens en bon français et surtout ne l'avait point autrefois. Nodier fait remarquer que cette catastrophe est « racontée avec une gaieté dure, » et il ajoute qu'elle « est trop fàcheuse d'ailleurs pour une fable. »

16. M. de Boufflers: voyez le commencement de la notice.

17. Au sujet de ce dernier vers, voyez le commencement de la notice de la fable.

FABLE XII.

L'HOMME QUI COURT APRÈS LA FORTUNE,

ET L'HOMME QUI L'ATTEND DANS SON LIT.

La source de cette fable est inconnue; la Fontaine s'est inspiré, dans le détail, de plusieurs poëtes anciens ou modernes, Lucrèce, Horace, Racan (voyez ci-dessous les notes); ou plutôt il s'est inspiré de son propre caractère, de son amour du repos, de son goût si vif pour la solitude, de son horreur pour les soucis de la fortune et les tracas de l'ambition. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs l'origine de cet apologue dont le cadre n'était pas difficile à imaginer. On peut toutefois se demander s'il ne s'est pas souvenu de l'emblème xvi de Gueroult, p. 44-46: Fortune fauorise sans labeur, où les vers suivants sont mis dans la bouche de « Thimothée, empereur athénien, estimé le plus heureux de son temps » :

Viateur qui es desireux

De sauoir les tours de fortune,

Et combien el' rend l'homme heureux,
Quand elle luy est opportune,

Ie te prie, arreste tes pas

Et contemple un peu en toy mesme,
Assauoir mon1 si ie n'ay pas

Tout l'heur de sa faueur supresme.
Mon corps en doux repos estant
Fortune (amye) pour moy veille,
Voire et des biens m'amasse tant
Que chascun en ha grand merueille.
Ses retz estend en un moment
Sur chasteaux, villes de deffence,
Les attrappant subtilement

Pour m'en donner la iouyssance.
Quel seray ie estant esueillé

1. Vieille particule affirmative. Littré, à l'Historique du 1article Mox, cite un exemple de Marot de A sçavoir-mon.

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