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Comptoit déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait, en employoit l'argent ;
Achetoit un cent d'œufs 15, faisoit triple couvée :
La chose alloit à bien par son soin diligent.
« Il m'est, disoit-elle, facile

D'élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
porc à s'engraisser coûtera peu de son 16;

Le

17

Il étoit, quand je l'eus ", de grosseur raisonnable:

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15. La laitière de des Périers ne va qu'à la douzaine d'œufs, puis de poussins.

16. On reconnaît bien là, comme le dit M. Taine (p. 249-250), la paysanne qui «< calcule, sou par sou, sa dépense et son profit, » la propriétaire qui a coutume de faire son compte elle-même et connaît en détail ses affaires. « Elle sait les chiffres, les chances, la nourriture des bêtes, le prix du dernier marché, tout enfin. Que ne sait pas un paysan, quand il s'agit d'un écu à gagner ou d'un cochon à vendre? » — La remarque s'applique bien mieux encore à la bonne femme de des Périers, qui sait et fait son compte progressif par sols, francs et écus, et, ajoutons, à qui nous savons gré de nous instruire ainsi du prix des choses vers le milieu du seizième siècle.

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17. L'imagination marche vite: Perrette voit son porc comme si elle l'avait acheté déjà. Deux vers plus loin, elle dira de même :

Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau ?

C'est ainsi que, dans la fable telle que la donne un des Pantchatantras, celui qui a été traduit par l'abbé Dubois, le Brâhmane dit : « Riche comme je le suis, il convient aussi que ma femme et mes enfants aient en abondance beaux vêtements de couleur et joyaux de toute sorte. » De pareils emplois de temps se trouvent plusieurs fois dans le chapitre de Rabelais cité à la notice, pour exprimer de même les illusions de l'imagination qui croit tenir ce qu'elle désire : « De là prendrons Candie..., et donnerons sus la Moree. Nous la tenons. » Et plus loin: « Que boyrons-nous par ces desers?... Nous, dirent-ilz, auons ia donné ordre à tout. Par la mer Siriace, vous auez neuf mille quatorze grands naufz chargees des meilleurs vins du monde : elles arriuerent à laphes. Là se sont trouuez vingt et deux cens mille chameaulx, et seize cens

J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée 18:

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Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée 19.
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri"
Sa fortune ainsi répandue,

Va s'excuser à son mari,

En grand danger d'être battue.
Le récit en farce 22 en fut fait;
On l'appela le Pot au lait.

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elephans, lesquelz aurez prins à vne chasse enuiron Sigeilmes, lors que entrastes en Libye : et d'abondant eustes toute la garauane de la Mecha. Ne vous fournirent-ilz de vin à suffisance? — Voyre mais, dist-il, nous ne beumes poinct frais (tome I, p. 125–126). » La Fontaine, en composant cette fable, avait présent à l'esprit, sous les yeux peut-être, tout ce chapitre de Rabelais, comme paraissent l'indiquer, outre l'allusion à Picrochole, ces tours semblables du récit.

18. Dans le conte cité de Nicolas de Pergame, c'est à un cheval qu'elle songe; chez des Périers, à un poulain. Elle imite le saut de l'un, en criant gio, gio! la ruade de l'autre et son cri hin! Dans le Démocrite, fêtant sa richesse par un festin, par un bal, elle ouvre la danse avec son mari.

19. Chamfort a relevé l'insuffisance de la rime de transportée et

couvée.

20. Domina; la maîtresse de ces biens.

21. D'un œil triste : le vieil adjectif marri était encore fort usité dans la langue familière au dix-septième siècle, mais se joignait d'ordinaire à des noms de personnes.

22. Ce mot doit se prendre ici dans le sens où il se prenait autrefois pour désigner une action plaisante, un petit drame populaire. Éd. Fournier (la Farce et la Chanson au théatre avant 1660, en tête des Chansons de Gaultier Garguille, Jannet, 1858, p. xx et suivantes) a cité de nombreux exemples de farces tirées des contes et fabliaux. Le fond de la farce était un fait, un récit, auquel se mêlaient d'ordinaire plusieurs personnages s'entretenant ensemble. Il est probable que, dans celle que la Fontaine a en vue à ce vers et au suivant, le mari de la Laitière avait un rôle. Il ne

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Picrochole, Pyrrhus 25, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous.

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Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;

Tout le bien du monde est à nous,

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figure point dans la nouvelle du Messin Philippe de Vigneulles, dont on doit la publication à M. H. Michelanta, ni dans les contes 164 et 168 des frères Grimm', rédigés, l'une comme les autres, d'après des variantes populaires, provinciales, de la tradition indienne. Ces trois versions de l'historiette sont tout en dialogue, donc de vrais petits drames; mais on conçoit bien qu'un seul acteur ait suffi quelquefois à la mise en scène, que, par exemple, la farce à laquelle Rabelais semble faire allusion (voyez ci-dessus, p. 147) se réduisît à un monologue du Cordonnier dans son échoppe.

23. « On a dit aussi (remarque Littré, d'après l'historique que, à l'article CHÂTEAU, il a donné de la locution, laquelle se trouve, dès le treizième siècle, dans le Roman de la Roseo), château en Asie, cháteau en Albanie: de sorte que, au fond, cela veut dire faire des châteaux en pays étrangers, là où l'on n'est pas, c'est-à-dire se repaître de chimères; le nom de l'Espagne a fini par prévaloir, sans doute parce qu'il était très-connu par les récits de Roland. >>

24. La Fontaine a écrit Pichrocole, orthographe qui a été reproduite dans les éditions de 1682, 1688, 1708, 1729; elle est contraire à l'étymologie (лxpóyoλos, ayant une bile âcre). - Quant au personnage que désigne ce nom, voyez le Gargantua (particulièrement le chapitre xxxIII, cité dans la notice), où Rabelais a si gaiement reproduit, entre Picrochole, poussé à la folie des conquêtes par ses gouverneurs, et le routier Échéphron, l'entretien de Pyrrhus et de Cinéas dans Plutarque (Pyrrhus, chapitre xiv).

25. C'est ce roi d'Épire, nommé dans la note précédente, qui rêvait la conquête du monde : voyez sa Vie dans Plutarque; voyez aussi ce que dit de lui Boileau, épitre 1, vers 61-86.

Dans l'Athenæum français du 26 novembre 1853, p. 1137 et 1138. Philippe de Vigneulles écrivait au seizième siècle; les frères Grimm, qui n'ont pas connu son manuscrit, ont puisé dans des recueils allemands de 1581 et de 1601.

Lors feras chastiaus en Espaigne.

(Vers 2530.)

Tous les honneurs, toutes les femmes.

Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m'écarte 26, je vais détróner le Sophi";

On m'élit roi, mon peuple m'aime;

Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :

Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis gros Jean 28 comme devant.

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26. C'est-à-dire, je fais une pointe (en Asie); je cours en imagination les chemins loin des lieux où je suis.

27. Sophi, ou Sofi, est le nom qu'on donnait autrefois, dans l'Occident, au souverain de la Perse. Il est tiré, dit Littré, du « persan sefewy, adjectif patronymique dérivé du nom du cheik Sefy, sixième ancêtre de Chah Ismail, fondateur de la dynastie des sophis, » qui finit en 1736, en la personne d'Abbas III. Geruzez trouve que « ces deux vers sentent le matamore >>; mais cela les empêche-t-il d'être tout naturels et fort bien à leur place dans un rêve ?

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28. C'est-à-dire un homme de village ou d'humble condition. Gros lan et Grand Tibault sont deux noms de paysans, dans une chanson que cite Rabelais (Prologue du quart livre, tome II, p. 263). Le vers est devenu proverbe (si le proverbe n'avait déjà cours) et semble faire allusion au héros de quelque histoire populaire, à quelque aventurier retombé à rien après de courtes et fantastiques grandeurs. Pour ceux qui savaient que Jean était le prénom du fabuliste, l'application était plus plaisante.

FABLE XI.

LE CURÉ ET LE MORT.

M. de Boufflers (le frère aîné du maréchal) a tué, dit Mme de Sévigné, un homme, après sa mort. Il étoit dans sa bière et en carrosse; on le menoit à une lieue de Boufflers pour l'enterrer; son curé étoit avec le corps. On verse; la bière coupe le cou au pauvre curé. » (Tome II, p. 514, lettre du 26 février 1672: la mort du comte de Boufflers est du 14.) Quelques jours après, à la date du 9 mars (tome II, p. 529-530), elle écrit : « Voilà une petite fable de la Fontaine, qu'il a faite sur l'aventure du curé de M. de Boufflers, qui fut tué tout roide en carrosse auprès de lui: cette aventure est bizarre; la fable est jolie, mais ce n'est rien au prix de celles qui suivront. » Elle ajoute, faisant allusion au dernier vers : « Je ne sais ce que c'est que ce Pot au lait, »

L'origine de cette fable est donc incontestable, et il est fort intéressant d'apprendre que, si peu de temps après sa composition, elle circulait déjà avec quelques autres, dans un public choisi, sans doute en manuscrit; au moins n'avons-nous aucune trace de tirages à part. Au 9 mars 1672, la Fontaine avait-il déjà composé la Laitière et le Pot au lait? On peut en douter d'après les derniers mots de Mme de Sévigné. Le vers qui termine le Curé et le Mort pouvait très-bien n'être à ce moment qu'une allusion à l'ancien conte déjà traité par Bonaventure des Périers ou à celui qui est mentionné par Rabelais; en ce cas, il marquerait simplement que la pensée de la Fontaine se tournait déjà vers ce sujet, qu'il songeait à le reprendre pour son compte, ce qu'il dut faire presque aussitôt. On pourrait aussi supposer que la Laitière et le Pot au lait existait déjà, mais n'était pas encore, comme le récit de l'anecdote du jour, livrée à l'empressement des amis de l'auteur. — Au sujet du nom de Messire Jean Chouart donné au Curé, il y a une anecdote, mais forgée assez tard, et que Walckenaer traite à bon droit de ridicule (Histoire.... de la Fontaine, tome I, p. 307-308). Voici ce qu'on lit dans une lettre adressée à Fréron, et que celui-ci a insérée

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