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deux piquantes anecdotes. Il cite ensuite (p. 224-227) la fable de la Fontaine, et la fait suivre de ces réflexions: « Le tableau de la Fontaine est un chef-d'œuvre, et bien supérieur à la fable du moyen âge.... La morale seulement ne se rapporte pas à la fable d'une manière aussi piquante que dans la fable du moyen âge. Le Taon dont le Mulet ne sent pas le poids est un emblème plus juste de la fausse importance des vaniteux, que la Mouche, qui, selon la maxime de la Fontaine, devrait être chassée. Et pourquoi chasser la Mouche du coche?... Vous-même, qui êtes sur le siége, êtesvous bien sûr que vous menez le chariot? Est-ce à vous ou aux chevaux que je dois savoir gré du chemin que je fais?... « C'est moi « qu'il faut remercier, dites-vous, car c'est moi qui suis le cocher « et qui tiens le fouet. » — J'entends. Mais tout à l'heure, ô cocher, vous alliez vous endormir, si la Mouche en passant ne vous avait piqué et ne vous avait réveillé : sans elle, peut-être nous tombions dans le fossé.... » — « Ce petit apologue, dit Chamfort, est un des plus parfaits; aussi a-t-il donné lieu au proverbe : la Mouche du coche. »

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiroient un coche.

Femmes, moine, vieillards, tout étoit descendu*;
L'attelage suoit, souffloit, étoit rendu.

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3. Moines. (1688, 1708, 29.) C'est une variante fautive, que rend impossible le vers 20:

Le moine disoit son bréviaire.

4. « Conme cette énumération, dit Nodier, représente bien la cohue d'une voiture publique, et dans quel ordre ingénieux Les femmes, le moine lui-même, voilà une épigramme très-gaie pour le temps où elle fut écrite, les vieillards enfin.... » On peut rapprocher de ce vers le passage suivant d'une lettre de la Fontaine à sa femme, du 30 août 1663 : « Dieu voulut enfin que le carrosse passât...; point de moines, mais en récompense trois femmes, un marchand qui ne disoit mot, et un notaire qui chantoit toujours, etc. »

5. M. Taine (p. 245–246) rapporte, à propos, ce passage, pour montrer la vie, l'intérêt que jettent partout, dans les récits du

Une Mouche survient, et des chevaux s'approche,
Prétend les animer par son bourdonnement,
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine,

S'assied sur le timon, sur le nez du cocher.
Aussitôt que le char chemine",

Et qu'elle voit les gens marcher,

Elle s'en attribue uniquement la gloire,

Va, vient, fait l'empressée : il semble que ce soit
Un sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens et hâter la victoire 9.

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poëte, la multiplicité et la précision de détails bien choisis. « Ces cinq premiers vers n'ont rien de saillant, » dit Chamfort; puis il ajoute « mais ils mettent la chose sous les yeux avec une précision bien remarquable. » Il semble y avoir contradiction entre les deux parties de ce jugement. N'est-ce donc rien, en poésie, que de mettre la chose sous les yeux du lecteur? Or, c'est ce que l'auteur fait ici admirablement par le choix des mots, l'accumulation des circonstances, la multiplicité des adjectifs et des substantifs d'abord, puis des verbes jetés là sans conjonction, et d'où résulte une harmonie si bien appropriée au tableau.

6. Musca in temone sedit. (PHEDRE, vers 1.)

7. Dans le recueil de 1671, on lit cette première rédaction :

Fait à fait que le char chemine,

c'est-à-dire à mesure que; c'est, dit Walckenaer, une locution pi'carde. La Fontaine l'a employée dans une lettre à son oncle Jannart, du 19 août 1658 « Je n'imputois pas les sommes données sur les arrérages précédents fait à fait qu'elles ont été données. »

8. « C'est un officier considérable qui, dans un jour de combat, reçoit du général le plan de la forme (la disposition) qu'il veut donner à son armée, la disposition des corps de cavalerie et d'infanterie, l'assiette de l'artillerie, et l'ordre qu'on doit tenir au combat; ensuite le sergent de bataille avec les maréchaux de camp disposent l'armée selon que le général l'a prescrit. » (Dictionnaire de Richelet, 1679.)

9. « La Fontaine, dit M. Taine (chapitre de l'Action, p. 244-245), ne décrit pas seulement les mouvements de l'âme. Il sent que l'imagination de l'homme est toute corporelle; que, pour com

La Mouche, en ce commun besoin,

Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin; Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.

Le moine disoit son bréviaire 10:

Il prenoit bien son temps! une femme chantoit :
C'étoit bien de chansons qu'alors il s'agissoit!
Dame Mouche s'en va chanter à leurs oreilles",
Et fait cent sottises pareilles.

Après bien du travail, le Coche arrive au haut 12:

Respirons maintenant! dit la Mouche aussitôt : J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine. Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.

Ainsi certaines gens, faisant les empressés,

S'introduisent dans les affaires :

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prendre le déploiement des sentiments, il faut suivre la diversité des gestes et des attitudes; que nous ne voyons l'esprit qu'à travers le corps. Pour sentir l'importunité de la mouche, il faut être importuné de ses allées, de ses venues, de ses piqûres, de son bourdonnement. Phèdre ne nous apprend rien quand il met sa critique en sermon.... Au contraire ici, reprend M. Taine après avoir cité la fable de Phèdre, la critique est en action et le ridicule palpable, parce que la sottise tombe du moral dans le physique, et que l'impertinence des pensées et des sentiments devient l'impertinence des gestes et des mouvements. >>

10. « La Fontaine emploie près de vingt vers, dit Chamfort, à peindre les travaux de la Mouche, et son sérieux est très-plaisant; mais peut-être fallait-il être la Fontaine pour songer au moine qui dit son bréviaire. »

11. Aux deux vers 22-23 comparez le tour analogue, et là plus plaisant encore, des vers 21-22 de la fable Iv du livre IX.

12. La plupart des commentateurs ont relevé l'effet de cette aspiration, qui, séparant deux syllabes formées du même son, doit être mieux marquée par la prononciation, et rend si bien le dernier effort de l'attelage pour atteindre le plateau. Nodier fait aussi remarquer le changement du mètre : « Tout à l'heure il était irrégulier comme le chemin pénible que le coche parcourait; la mesure se rompait par intervalles, et, si on l'osait dire, par ca

Ils font partout les nécessaires,

Et, partout importuns, devroient être chassés 13.

hots. Maintenant que la voiture est arrivée au-dessus de la montagne, le vers s'aplanit et tombe régulièrement. >>

13. Comparez ce passage d'une autre poésie de Phèdre, anecdote plutôt que fable :

Est ardelionum quædam Romæ natio,
Trepide concursans, occupata in otio,
Gratis anhelans, multa agendo nihil agens,
Sibi molesta, et aliis odiosissima.

(PHÈDRE, livre II, fable v, vers 1-4.)

« Il y a une certaine recherche dans ces vers de Phèdre, remarque M. Taine qui les rapproche aussi (p. 306) de la fin de notre fable. Ces heureuses antithèses font l'éloge de l'écrivain. La Fontaine dit bonnement la chose :

Ainsi certaines gens, etc. »

FABLE X.

LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT.

Nicolas de Pergame, Dialogus creaturarum moralizatus, au dialogue 100 (Goudae, 1482, in-4°, feuille K, fol. 2 vo).- Bonaventure des Périers, nouvelle 14, intitulée : Comparaison des alquemistes à la bonne femme qui portoit une potée de lait au marché 1.- Democritus ridens, Mulier inani spe ditescendi inflata (Amstelodami, 1655, p. 150o). Voyez aussi : 1o le Pot cassé, traduit du sanscrit dụ Pantschatantra (livre V, conte Ix, tome II, p. 345-346, de Benfey, et tome I, p. 499-501); 2° le Brahmane qui brisa les pots, traduit de la même langue, de l'Hitopadésa (p. 239-240 et 345-347 de la 2ao édition de M. Lancereau, 1882), d'où dérive l'histoire d'Alnaschar dans les Mille et une Nuits (nuit 176°), rapprochée de notre apologue par Nodier, qui y compare en même temps le conte d'Andrieux intitulé le Doyen de Badajoz; 3o la version du Calila et Dimna (d'après l'allemand de Wolff, 2a partie, p. 3); 4° Bidpaï, le Santon (édition de 1778, tome III, p. 50).

A ces sources que nous avons signalées ici en tête, comme étant soit celles où a dû puiser la Fontaine, soit les primitives, la suite de la notice, qui reparlera de chacune d'elles, joindra d'autres rapprochements en faisant l'historique de l'apologue. Nous donnons à l'Appendice deux des contes orientaux et le rapide récit de des Périers. Sur l'époque où cette fable a pu être composée, voyez la notice de la fable suivante.

L'histoire des nombreuses transformations par lesquelles a passé la donnée première du conte, depuis les récits indiens jusqu'à celui

1. Reproduite dans le Thrésor des récréations (Rouen, 1611, in-12, p. 230).

2. Le sujet, mis en vers, est vraiment traité là, fort bien et sobrement, comme dans la nouvelle de des Périers; il ne l'est pas du tout dans la fable de Jacques Regnier (Ire partie, fable xxv, Pagana, « la Paysanne, » et ejus mercis emptor) qu'indique aussi Robert.

J. DE LA FONTAINE. II

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