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FABLE VI'.

LES SOUHAITS.

La source de cette fable paraît bien être l'un des contes des Paraboles de Sendabar. Ce roman hébreu et le roman grec de Syntipas ont reproduit plus ou moins directement un original indien, le Livre de Sindbad, aujourd'hui probablement perdu. Le Syntipas n'a été imprimé que dans notre siècle, et il est à peu près certain qu'il n'a pu être connu de la Fontaine. Le texte hébreu des Paraboles de Sendabar, au contraire, avait été quatre fois imprimé à Constantinople et à Venise (la dernière en 1605); il n'était certainement pas lettre close à Paris; on sait même que Gaulmin en avait fait une traduction latine, et, bien qu'elle soit restée inédite1, quelque copie avait pu être communiquée au fabuliste; on peut croire que la lec

1. Dans les deux textes de 1678, cette fable est numérotée v, et les suivantes VI, VII, VIII, etc., parce que les fables iv et v y sont réunies sous un seul numéro, Iv. Voyez la note 1 de la fable iv.

2. Voyez la seconde partie (Sendabad, p. 80 et suivantes) de l'Essai sur les fables indiennes de Loiseleur Deslongchamps; Benfey, tome I, p. 38 et suivantes; et la Notice de M. Mesnard sur George Dandin, dans les OEuvres de Molière, tome VI, p. 482 et 483. Il y a au Ve livre du Pantschatantra un conte (le vie, tome II, p. 341, de Benfey) dont semble être sorti, par exagération, celui des Paraboles et du Syntipas: voyez encore Loiseleur Deslongchamps, p. 54 et 55, et Benfey, tome I, p. 496.

3. La première édition, d'après deux manuscrits de la Bibliothèque nationale, en grec ancien, a été donnée par Boissonade en 1828 de Syntipa et Cyri filio Andreopuli narratio. Une version en grec vulgaire avait été publiée à Venise en 1805.

4. Un exemplaire de l'édition de Venise 1605, dit Loiseleur Deslongchamps (p. 82, note 2), « ayant autrefois appartenu à Gaulmin, et chargé de notes de son écriture, se trouve aujourd'hui dans la Bibliothèque royale.... Il existe aussi dans le même établissement un manuscrit des Paraboles de Sendabara, venant également de

C'est l'ancien no 510, le n° actuel 1282 du fonds hébreu de la Bibliothèque nationale.

ture du Livre des lumières, qu'il avait si bien su mettre à profit, lui avait donné quelque curiosité pour les autres histoires orientales. Voici le commencement du conte hébreu des Trois Souhaits, tel que l'a fidèlement traduit de nos jours M. E. Carmoly* ; il contient la donnée principale et a même avec le début de la Fontaine un trait de ressemblance assez frappant : « Il y avait un homme auprès duquel était un Démon. Aussi longtemps que ce Démon habitait en lui, tous ceux qui avaient perdu quelque chose, ou qui possédaient quelque objet chéri en pays lointain, venaient le consulter, et le Démon leur faisait voir tout ce qu'ils demandaient. Pendant vingt ans, ce Démon posséda notre homme, et l'homme vivait par ce moyen richement. Or, un jour, le Démon lui dit : « Le roi des « Démons m'a ordonné d'aller dans une autre contrée, et je ne << reviendrai plus chez toi; c'est pourquoi je veux t'apprendre << comment, au moyen de trois formules, tu pourras obtenir de << ton dieu l'accomplissement de trois souhaits que tu formeras : « tout ce que tu désireras, il te l'accordera. » Et il lui apprit les trois formules. » Le Démon des Paraboles est d'une autre nature que le Follet de la fable française; il s'est logé dans le corps de l'homme, qu'il enrichit; puis, cela fait, il part et s'emploie à un autre service; mais son zèle et sa largesse au départ sont les mêmes; il faut remarquer l'ordre de son roi qui l'appelle dans une autre contrée : ce détail n'est pas dans le récit, d'ailleurs presque identique, du Syntipas1; il se retrouve dans celui de la Gaulmin.... Gaulmin avait fait une traduction latine des Paraboles.... Groddeckius, qui connaissait ce travail, avait annoncé l'intention de le publier, ce qui n'a pas eu lieu. »

5. Paraboles de Sendabar sur les ruses des femmes, traduites de l'hébreu.... par E. Carmoly, P. Jannet, 1849, p. 123. « Je me suis proposé avant tout, dit le traducteur à la fin de sa Notice historique, p. 48, de suivre le texte le plus littéralement qu'il m'a été possible. » — La date la plus récente que l'on puisse, d'après Loiseleur Deslongchamps (p. 83), assigner à l'original hébreu est la fin du douzième siècle.

6. Le rôle du Follet de la Fontaine, qui n'a rien de la malice de la fée Mab de Shakespeare, rappelle surtout celui des Petits hommes (Männlein, Männchen) de certaines traditions allemandes : voyez, par exemple, le no 39 des Contes des frères Grimm, 1o récit. 7. Voyez p. 84 et 85 du texte de Boissonade. Il existe encore du roman primitif, sous le titre d'Histoire.... des sept vizirs,

Fontaine. La suite de l'histoire dans les deux romans hébreu et grec (et aussi dans l'imitation arabe qu'indique notre note 7) se refuse à l'analyse ; les souhaits sont du grotesque le plus éhonté et le plus absurde, dont s'est cependant encore accommodé (malgré la substitution, pour les singuliers prestiges à opérer, d'un saint à un démon) l'auteur du vieux fabliau intitulé les Quatre Souhaits saint Martin. Pour remplir le cadre analogue de sa fable 24, dou Vilain qui prist un Folet, Marie de France (tome II, p. 140142) 10 a imaginé d'autres joyeusetés, qui sont, il est vrai, plus acceptables, mais des plus communes. La Fontaine, dans son élégante composition, a singulièrement relevé le sujet. Tout son récit lui appartient bien en propre. Quant à ce qui en fait le fond moral, la leçon, le conseil qui en sort, Rabelais l'avait développé en des pages pleines de verve, dont on ne peut guère douter que notre poëte se soit inspiré. Cette idée de la nécessité imposée aux hommes de borner leurs désirs, et du ridicule, de la folie des vœux où la plupart se laissent aller, remplit presque à elle seule

une imitation arabe qui contient également les Trois Souhaits; nous n'en avons pu voir ni la traduction anglaise, ni la traduction allemande mentionnées par Loiseleur Deslongchamps (p. 82, note I, et p. 132, note 1); le texte d'ailleurs n'a été apporté qu'assez récemment en Europe. La célèbre Historia septem sapientum Romæ, qui dérive des Paraboles de Sendabar, ne renferme pas ce conte. 8. Voyez Loiseleur Deslongchamps, p. 114.

9. Voyez le recueil de Barbazan, édition de Méon, 1808, tome IV, p. 386-392.

10. Elle est en prose moderne dans Legrand d'Aussy (1829, tome IV, p. 385 et 386), et se trouve racontée tout à fait de même, en vers bas allemands, dans le Niederdeutscher Esopus, publié en 1870, d'après un manuscrit du quinzième siècle, par M. Hoffmann de Fallersleben (no 18, p. 63). Le Follet, guetté et attrapé par le Vilain, rachète sa liberté en accordant d'avance trois souhaits; la femme du Vilain, par niaiserie, le Vilain, par dépit contre sa femme, réalisent, on ne peut plus mal à propos, les deux premiers, et le troisième souhait se dépense en pure perte, c'est-à-dire à réparer la sottise des deux autres. Cette fable a certainement suggéré à Perrault son conte en vers des Souhaits ridicules (1694: voyez l'édition de M. André Lefèvre, p. 71-77); on en peut rapprocher la 111o de l'Appendice Perotti aux fables de Phèdre, Mercure et les deux Femmes (édition Lemaire, tome II, p. 504).

tout le Prologue du quart livre, auquel la Fontaine avait déjà emprunté la fable du Bucheron et Mercure (la ire du livre V). Nous croyons devoir en citer deux passages essentiels (tome II, p. 256; p. 267 et 268): « l'ay cestuy espoir en Dieu qu'il.... accomplira cestuy nostre soubhayt, attendu qu'il est mediocre. Mediocrité a esté par les saiges anciens dicte auree11, c'est à dire precieuse, de tous louee, en tous endroictz agreable. Discourez par (parcourez) les sacres bibles : vous trouuerez que de ceulx les prieres n'ont iamais esté esconduites, qui ont mediocrité requis.... >> « Voyla que c'est (cette conclusion vient après l'histoire de la Cognée). Voyla qu'aduient à ceulx qui en simplicité soubhaitent et optent choses mediocres. Prenez y tous exemple.... Soubhaitez doncques mediocrité elle vous aduiendra, et encores mieulx, deument ce pendent labourans et trauaillans. »

Ce sujet, de souhaits dont une faveur des Dieux ou des saints a promis l'accomplissement, a donné naissance à tout un cycle d'histoires sérieuses ou comiques, répandues tant en Orient qu'en Occident, dont on peut voir quelques-unes des plus intéressantes, ainsi que l'indication des autres, dans le commentaire que les frères Grimm ont donné du no 87 de leurs Contes, le Pauvre et le Ricke (3e édition du tome III, 1856, p. 146-152), et au tome I de Benfey, p. 495-499; voyez aussi la notice de Philémon et Baucis.

Il est au Mogol 12 des follets 13

Qui font office de valets,

Tiennent la maison propre, ont soin de l'équipage",

12.

11. Voyez les vers d'Horace cités ci-après, p. 125, note 26. Mogol, qui est ici nom de contrée, désigne ordinairement le souverain de la vaste région de l'Asie, conquise par les Mongols ou Mogols, qu'on appelait Empire du grand Mogol, et qui, dans sa partie indienne, avait pour capitale Delhi. C'est à cet empire, et à cette partie indienne (voyez aux vers 6 et 25). que le fabuliste applique le mot. Les conteurs orientaux faisaient volontiers de ce monde lointain un théâtre de merveilles, et nos conteurs les ont imités.

13. « On appelle.... Esprit follet, ou simplement un follet, une sorte de lutin qu'on dit qui se divertit sans faire de mal. » (Dictionnaire de l'Académie, à l'article FOLLET, 1694.)

14. Équipage pourrait, à la rigueur, se prendre ici au sens res

Et quelquefois du jardinage15.

Si vous touchez à leur ouvrage,

Vous gâtez tout. Un d'eux près du Gange autrefois
Cultivoit le jardin d'un assez bon bourgeois.
Il travailloit sans bruit, avoit beaucoup d'adresse,
Aimoit le maître et la maîtresse,

Et le jardin surtout. Dieu sait si les Zéphirs,
Peuple ami du Démon 16, l'assistoient dans sa tâche !
Le Follet, de sa part, travaillant sans relâche,
Combloit ses hôtes de plaisirs.

Pour plus de marques de son zèle,

Chez ces gens pour toujours il se fût arrêté,
Nonobstant la légèreté

A ses pareils si naturelle;

Mais ses confrères les Esprits

Firent tant que le chef de cette république,
Par caprice ou par politique,

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treint de voitures, chevaux et ce qui en dépend, mais paraît signifier plutôt collectivement ce qui compose le train de maison, ce qu'on appelle la maison, domesticité, écurie, meubles, ustensiles, hardes. Nous avons vu ce nom (livre IV, fable vi, vers 51), et le reverrons (livre VIII, fable xv, vers 14), dans le sens de « train en voyage, en route ».

15. La croyance à ces esprits domestiques était autrefois, tout particulièrement dans le nord de l'Allemagne et dans les pays scandinaves, très-répandue, et non pas seulement dans le peuple. Solvet cite le père jésuite Gaspard Schott qui, dans sa Physica curiosa, imprimée plusieurs fois (1662, 1667, 1697) vers le temps même où la Fontaine publiait sa fable, raconte sérieusement (livre I, chapitre xxxvIII) « qu'il y avait jadis dans les demeures de beaucoup de gens de petits génies nains qui s'acquittaient de presque tous les offices domestiques, soignaient les chevaux, balayaient la maison, apportaient le bois et l'eau, etc. » Et le P. Schott s'appuie sur de graves autorités du milieu et de la fin du seizième siècle, telles qu'Agricola, del Rio, Olaus Magnus,

16. Au sens grec du mot, ami de ce génie ou esprit, de ce Follet: sympathie naturelle entre ces deux ordres de démons ou génies.

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