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sais bien que le grand nombre des hommes ne pense pas de la sorte; mais il m'a paru que leur calcul était faux, car ils conviennent presque tous que leur vie n'est pas heureuse. Ma morale vous fera peut-être sourire; mais je suis persuadé que vous prendrez à la lettre tout ce que je viens d'écrire pour mes véritables sentiments, auxquels ma pratique sera conforme.

Vous ne sauriez imaginer ce qu'il m'en a coûté de peines et de mortifications pour n'avoir pas su danser; je n'en suis pas encore délivré. Combien on est sensible sur l'article de la vanité! J'espère pourtant me mettre au-dessus de ces petites puérilités. A quoi donc m'auraient servi mes livres, si mon cœur était encore sensible à ces atteintes, qui ne peuvent passer que pour de légères piqûres, en comparaison de ce qui m'attend par la suite? J'ai pourtant pris un maître qui me trouve toutes les dispositions du monde, mais que j'abandonnerai sans doute, comme j'ai déjà fait vingt fois.

A M. CHLEWASKI,

A TOULOUSE.

Rome, le 8 janvier 1799.

Monsieur, après vous avoir annoncé que je m'arrêterais à Milan, je vous écris de Rome, encore tout étourdi de me voir lancé si loin de l'heureux pays où vos lettres pouvaient me parvenir en huit jours. Je ne sais comment cela s'est fait, mais me voilà décidément redevenu soldat, par conséquent sine sede, vivant à la mode des Scythes, quorum plaustra vaga rite trahunt domos. Et pour avoir de vos lettres, qui me sont devenues nécessaires depuis que vous m'en avez fait goûter d'une si bonne, je me trouve un peu embarrassé à vous donner mon adresse. Car nous autres conquérants, emportés par la victoire, nous ne savons guère aujourd'hui où nous serons, ni si nous serons demain. En cherchant la gloire, nous trouvons la mort. Je m'arrête tout court sur cette phrase, car je sens qu'un pareil style m'emporterait haut et loin. N'allez pas conclure de tout ceci que ce n'est pas la peine d'écrire à des gens dont l'existence même est toujours douteuse; et, sans vous inquiéter si je suis des morts ou des vivants, adressez-moi bientôt une lettre dans ce monde

ci, au quartier général de l'armée de Rome; et comptez que si on ne me donne point d'autre emploi que celui que j'exerce, elle me trouvera bien sain, et me fera bien aise.

Ce laurier qu'Horace appelle morte venaɩem est ici à meilleur marché. Ceux dont se charge ma tête ne me content guère, je vous assure. J'en prends maintenant à mon aise, et je laisse fuir les Napolitains, qui sont, à l'heure où je vous écris, de l'autre côté du Garigliano : je ne fais pas tant de chemin pour trouver des ennemis, et ceux-là ne valent pas la peine qu'on coure après eux. Vous aurez vu sans doute dans les papiers publics l'histoire de leur déconfiture.

Je m'en tais donc ici, de crainte de pis faire.

Ce que je pourrais vous en apprendre, bon à dire sous les peupliers qui bordent votre canal, ne vaut rien à mettre dans une lettre.

Par une raison semblable, je ne vous dirai rien de Lyon, où j'ai passé deux semaines sans plaisirs et sans peines, bonnes par conséquent selon les stoïques, mauvaises au dire d'Épicure.

Milan est devenu réellement la capitale de l'Italie depuis que les Français y sont maîtres. C'est à présent delà les monts la seule ville où l'on trouve du pain cuit et des femmes françaises, c'est-à-dire nues; car toutes les Italiennes sont vêtues, même l'hiver, mode contraire à celle de Paris. Quand nos troupes vinrent en Italie, ceux qui usèrent sans précaution des femmes et du pain du pays s'en trouvèrent très-mal. Les uns crevaient d'indigestion, les autres coulaient des jours fort désagréables (expression que me fournit bien à propos le style moderne):

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés,

comme les animaux de la Fontaine : ce que voyant, la plupart des nôtres prirent le parti de s'accommoder aux usages du pays; mais ceux qui n'ont pu s'y faire, et auxquels il faut encore de la croûte (vous me passez ces détails, puisque charta non erubescit, selon Cicéron, qui en écrivait de bonnes), ceuxlà donc font venir de France des femmes et des boulangers. Voilà comment et pourquoi madame M.... passa les Alpes. Sachez, monsieur, que madame M.... est la femme d'un comunissaire envoyé par le gouvernement à Malte, où il n'a pu aller;

mais ce qu'il eût fait à Malte, il le fait ici, de même que sa femme, qui est sans contredit la plus jolie de toute l'armée. Tous deux écorchent l'italien, comme disait Mazarin, mais de différentes manières : illa glubit magnanimos Remi nepotes; le mari est agent des finances de l'armée française, charge de l'invention de Bonaparte, mais changée depuis son règne, en ce qu'elle dépend peu de ses successeurs, bien moins puissants que lui. La dame fut prise à Viterbe lors de la retraite des Français, et reprise avec la place. Il y a dans son histoire quelque chose de celle d'Hélène, peut-être dans sa personne; mais plus sûrement dans le rôle que joue son mai qui est un plaisant Ménélas, court, lourd et sourd, d'ailleurs ébloui, on peut même dire aveuglé par les charmes de la princesse. Puisque me voilà sur cet article, madame Pepe est dans le petit nombre des femmes françaises qui voient un très-petit nombre de maisons romaines la seconde pour la beauté, la première à d'autres égards. Elle donne tout à fait dans le bel esprit, et veut passer pour connaisseuse en peinture et en musique. Vient ensuite madame Bassal, femme d'un consul, non romain, mais français; tout cela se rassemble, avec beaucoup d'hommes, chez les princesses Borghèse et Santa-Croce, et chez la duchesse de Lante. Joignez-y une marquise de Cera (maison piémontaise), figure très-agréable, gâtée par des mines et des airs d'enfant qui ont pu plaire en elle à seize ans, et il y a seize ans.

Je voudrais, au reste, pouvoir vous donner une idée de ces cercles, ou être sûr que ce tableau vous intéresserait. Mais vous en parler sérieusement, cela vous ennuierait; et pour vous le peindre en ridicule, c'est trop dégoûtant. Quelques grands seigneurs d'Italie qui prêtent leurs maisons, et qui font, pour bien vivre avec les Français, des bassesses souvent inutiles, sont des gens ou mécontents des gouvernements que nous avons détruits, ou forcés par les circonstances à paraître aimer le chaos qui les remplace, ou assez ennemis de leur propre pays pour nous aider à le déchirer, et se jeter sur les lambeaux que nous leur abandonnons. Tels sont à Milan les Serbelloni, ici les Borghèse et les Santa-Croce. La princesse de ce nom, formosissima mulier, femme connue de tous ceux qui ont voulu la connaître, et beaucoup au-dessous de sa réputation, du moins

quant à l'esprit, a lancé son fils dans les troupes françaises. Il s'est fait blesser, et le voilà digne d'être adjudant général. Les deux Borghèse, qui ont acheté moins cher des honneurs à peu près pareils, sont deux polissons incapables d'être jamais des laquais supportables, aussi maladroits que plats et grossiers dans les flatteries qu'ils prodiguent à des gens qui les méprisent.

Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé.

J'ai pourtant trouvé ici une connaissance fort agréable, et cela sans recommandation, chose difficile pour un Français. Un jour que j'étais allé voir seul ce qui reste du Musée et de la bibliothèque du Vatican, j'y trouvai l'abbé Marini, autrefois archiviste ou garde des archives de la chambre apostolique; homme assez savant dans les langues anciennes, mais surtout fort versé dans la science des inscriptions, dont il a publié des ouvrages estimés. Son nom, que j'entendis prononcer, me faisant soupçonner ce qu'il pouvait être (car j'avais vu ses ouvrages cités dans je ne sais quelle préface latine d'un auteur allemand), je me décidai à l'aborder. Il se trouva heureusement qu'il parlait assez français. Il me répondit avec honnêteté; et, après une conversation de quelques minutes, me conduisit chez lui, où je trouvai une bibliothèque excellente, dont je dispose à présent, un cabinet d'antiquités, force tableaux, dessins, estampes, cartes, etc. Je suis aujourd'hui de ses intimes, et, comme dit Sénèque, primæ admissionis, ce qui contribue surtout à me rendre agréable le séjour de Rome.

Il m'a prêté, outre ses livres, je veux dire ceux qu'il a composés, auxquels je n'entends pas grand'chose, d'autres dont j'avais besoin pour me remettre un peu de la fatigue des conversazioni franco-italiennes, et m'a conté différentes choses assez curieuses de plusieurs personnages célèbres qu'il a vus de près. Car il a été fort considéré de plusieurs ministres, cardinaux et autres puissants d'alors, et même il passe pour avoir eu quelque crédit auprès des deux derniers papes. Je regrette de ne pouvoir ou de n'oser mettre ici tout ce qu'il m'a dit de l'abbé Maury, qu'il a bien connu et jugé. Mais forsan et hæc olim meminisse juvabit, si le ciel accorde à mes prières de vous revoir quelque jour.

En attendant, soyez témoin des premiers pas que je fais, guidé par lui dans les ténèbres des anciennes inscriptions, où, bien loin de porter la lumière, j'obscurcis ce qui paraissait elair, ou, pour mieux dire, je m'aperçois que ceux qui pensaient m'éclairer ne voient goutte eux-mêmes. Regardez, s'il vous plaît, l'inscription que j'encadre ici, comme un véritable et studieux antiquaire que je suis.

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Elle se trouve à la villa Borghèse sur un beau vase d'albâtre. Les abréviations qu'elle renferme m'étant toutes connues, hors une, par les suscriptions en usage dans les lettres de Cicéron, je crus que celle que j'ignorais me serait facilement expliquée par mon oracle, l'abbé Marini; mais quand je la lui présentai, copiée bien exactement, il demeura stupide comme le Cinna de Corneille. Cependant, après quelques réflexions, il courut à ses livres, et me montra la même inscription écrite tout différemiment dans Winckelmann et d'autres auteurs qui l'ont publiée. La différence consiste en ce que, après le mot Pulcher, ils écrivent en toutes lettres quæsitor, et expliquent ainsi le tout : Appius, Claudius, Appii filius, Appi Nepos, Appii Pronepos, Pulcher Quæstor, Quæsitor, Prætor. Voilà ce qu'ils ont imaginé pour se tirer, sans qu'il y parût, de l'embarras où les jetait ce Q. Ce Q met à la torture l'esprit de mon abbé.

J'ai su lui préparer des travaux et des veilles.

Il cherche, il rêve, il feuillette ses livres, dentibus infrendens. Ne puis-je pas m'appliquer ce que disait Cicéron (conturbavi græcam gentem), ayant proposé, et même je crois aux antiquaires de son temps, quelque nœud qu'ils ne pouvaient soudre. Pour moi, je vous l'avoue avec quelque pudeur, j'ai assez pris goût à cette science, qui est une espèce de divination, et, en style sentimental, je pourrais vous dire que je me plais parmi les tombeaux.

Dites à ceux qui veulent voir Rome qu'ils se hâtent; car chaque jour le fer du soldat et la serre des agents français flétrissent ses beautés naturelles, et la dépouillent de sa parure.

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