Page images
PDF
EPUB

les autres délits : l'homicide, l'empoifonnement, le parricide, le facrilège font punis diversement, mais font punis par-tout. L'ingratitude, quoique le vice le plus commun, n'eft punie nulle part; & décriée par-tout, on ne la pardonne point; mais comme il feroit difficile de fixer le châtiment d'un crime auffi incertain, on ne l'a condamné qu'à la haine, & on l'a mis au rang des délits, dont la vengeance eft réfervée aux dieux.

Je vois plus d'une raison, pour que ce crime ne reffortiffe pas des tribunaux. D'abord le principal mé rite du bienfait feroit anéanti, s'il en réfultoit une action, comme en vertu d'une obligation pécuniaire,

ou d'un contrat. Ce que les bienfaits ont de plus beau, c'est qu'on les accorde, dans la difpofition même de les perdre; on les abandonne entièrement à la difcrétion de celui qu'on oblige. Si je le cite en juftice, fi j'implore le juge contre lui, ce n'eft plus un bienfait, c'est une créance. D'un autre côté, la reconnoiffance, qui eft un fentiment honnête, ceffe de l'être, quand elle devient forcée. L'homme reconnoiffant ne fera pas plus louable, que celui qui rend un dépôt, ou qui paye fes dettes fans fe laiffer affigner.

Ainfi nous gâterions les deux plus belles vertus de l'humanité, la bienfaifance & la reconnoiffance. Qu'a

de beau la première, fi elle prête au lieu de donner? & la feconde, fi elle ne s'acquitte pas volontai rement, mais par néceffité? Il n'y aura plus de gloire à être reconnoiffant, s'il n'y a pas de sûreté à être ingrat. Ajoutez que pour l'exécution de cette unique loi, tous les tribunaux ne fuffiroient pas ; tout le monde fe trouveroit deman deur & défendeur : il n'y a perfonne qui n'exagère ses propres bienfaits, qui n'amplifie les moindres fervices qu'il a rendus. De plus, les matières de jurifprudence font circonf crites, & ne laiffent pas au juge une liberté indéfinie ; auffi, quand la cause eft bonne, on préfère un juge à un arbitre; parce que le pre

mier eft affujetti par la forme, & renfermé dans des bornes qu'il ne peut franchir; au lieu que la confcience du fecond eft libre & fan's liens; il peut ajouter ou retrancher à fon gré, & régler la fentence, non fur le difpofitif de la loi, ou d'après les règles d'une juftice rigoureuse, mais fur les fentimens de l'humanité & de la compaffion. L'action pour l'ingratitude, bien loin d'aftreindre le juge, lui laifferoit le pouvoir le plus illimité. D'abord la nature même des bienfaits eft elle-même un problême; enfuite leur importance dépendroit de la façon de voir, plus ou moins favorable du juge. Il n'y a pas de loi qui fpécifie ce que c'eft qu'un

ingrat; fouvent on l'eft, quoiqu'on ait acquitté le bienfait ; fouvent on eft reconnoiffant, même fans l'avoir acquitté. Enfin, il y a des cas où le juge le plus ignorant est en état de prononcer comme dans les queftions de fait, ou lorsque l'exhibition des pièces termine le différent; mais quand c'eft la raifon qui décide entre les parties, quand ce font les lumières natuxelles qu'il faut confulter, quand la conteftation eft du reffort de la feule fageffe, on ne peut plus s'en rapporter à un de ces juges vulgaires qui ne doivent leur élévation qu'au hafard.

n

Le poëte Rabirius fait dire un mot fublime à Antoine. Il voyoit

« PreviousContinue »