mais Mignard est Mignard, Lulli est Lulli, et Corneille est Corneille. Un homme libre, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde, et aller de pair avec les plus honnêtes gens : cela est moins facile à celui qui est engagé : il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. Après le mérite personnel (1), il faut l'avouer, ce sont les éminentes dignités et les grands titres dont les hommes tirent plus de distinction et plus d'éclat; et qui ne sait être un Erasme doit penser à être évêque. Quelques-uns (2), pour étendre leur renommée, entassent sur leurs personnes des pairies, des colliers d'ordre, des primaties, la pourpre, et ils auraient besoin d'une tiare : mais quel besoin a Benigne (a) d'être cardinal? (a) Benigne Bossuet, évêque de Meaux. (1) L'archevêque de Reims, frère de M. de Louvois, élu proviseur de Sorbonne après la mort de M. de Harlay, archevêque de Paris. (2) De Harlay, archevêque de Paris. L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon (1): il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes: le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? Mais la broderie et les ornemens y ajoutent encore la magnificence : je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre : la garde de son épée est un onyx : il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait : il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi, autant pour la vanité que pour l'usage ; et il ne se plaint non plus toute sorte de parure, qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité, il faut voir du moins des choses si précieuses: envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon, je vous quitte de la personne. (1) Le comte d'Aubigné, frère de madame de Maintenon, ou milord Stafford, anglais d'une grande dépense, mais très-pauvre d'esprit, et qui avait toujours un magnifique équipage. Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage. L'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat. Ce n'est pas qu'il faut (1) quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortége, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent. Un homme à la cour (2), et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d'un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arran (1) M. de Mennevillette, qui a été receveur général du Clergé, où il a gagné son bien. Il a fait son fils président à mortier, qui a épousé madame de Harlay, petite-fille de Boucherat, chancelier. Sa fille a épousé le comte de Tonnerre. (2) L'abbé Boileau, fameux prédicateur. gés, et le teint vermeil, qui avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique ce que c'est que la lumière de gloire, et sait précisément comment l'on voit Dieu; cela s'appelle un docteur. Une personne humble (1) qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte. Chez nous le soldat est brave; et l'homme de robe est savant: nous n'allons pas plus loin. Chez les Romains l'homme de robe était brave; et le soldat était savant : un Romain était tout ensemble et le soldat et l'homme de robe. Il semble que le héros est d'un seul métier, qui est celui de la guerre; et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l'épée, ou du cabinet, ou de la cour: l'un et l'autre mis ensemble ne pèsent pas un homme de bien. Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate : toutes (1) Le P. Mabillon, bénédictin, auteur de plusieurs ouvrages très-savans. les vertus militaires font l'un et l'autre. Il semble néanmoins que le premier soit jeune, entreprenant, d'une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide; que l'autre excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance, par une haute capacité et par une longue expérience. Peut-être qu'Alexandre n'était qu'un héros, et que César était un grand homme. Emile (a) était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu'à force de règles de méditation et d'exercice. Il n'a eu dans ses premières années qu'à remplir des talens qui étaient naturels, et qu'à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu'il n'avait jamais appris : di rai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires? Une vie accompagnée d'un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu'il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées ; et celles qui n'étaient pas, sa vertu et son étoile les ont fait (a) Le Grand Condé. |