phrosine leur amitié passait en proverbe. Émire avait deux frères qui étaient jeunes, d'une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étaient éprises : il est vrai qu'elle les aima toujours comme une sœur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter qui avait accès dans la maison de son père, à qui elle plut, qui osa le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris. Un vieillard qui, se confiant en sa naissance et en ses grands biens, avait eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphait cependant; et c'était jusqu'alors au milieu de ses frères, d'un prêtre, et d'un vieillard, qu'elle se disait insensible. Il sembla que le ciel voulût l'exposer à de plus fortes épreuves, qui ne servirent néanmoins qu'à la rendre plus vaine, et qu'à l'affermir dans la réputation d'une fille que l'amour ne pouvait toucher. De trois amans que ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas de voir toute la passion, le premier dans un transport amoureux se perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n'être pas écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète; et le troisième mourut de langueur et d'insomnie. Celui qui les devait venger n'a vait pas encore paru. Ce vieillard qui avait été si malheureux dans ses amours s'en était guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la personne à qui il voulait plaire : il désira de continuer de la voir, et elle le souffrit. Il lui amena un jour son fils, qui était jeune, d'une physionomie agréable, et qui avait une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt; et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle trouva qu'il n'avait pas assez d'esprit, et désira qu'il en eût eu davantage. Il la vit seul, parla assez, et avec esprit; et comme il la regarda peu, et qu'il parla encore moins d'elle et de sa beauté, elle fut surprise et comme indignée qu'un homme si bien fait et si spirituel ne fût pas galant. Elle s'entretint de lui avec son amie, qui voulut le voir. Il n'eut des yeux que pour Euphrosine, il lui dit qu'elle était belle; et Émire si indifférente, devenue jalouse, comprit que Ctésiphon était persuadé de ce qu'il disait, et que non-seulement il était galant, mais même qu'il était tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre avec son amie : elle désira de les voir ensemble une seconde fois pour être plus éclaircie; et une seconde entrevue lui fit voir encore plus qu'elle ne craignait de voir, et changea ses soupçons en certitude. Elle s'éloigne d'Euphrosine, ne lui connaît plus le mérite qui l'avait charmée, perd le goût de sa conversation; elle ne l'aime plus; et ce changement lui fait sentir que l'amour dans son cœur a pris la place de l'amitié. Ctésiphon et Euphrosine se voient tous les jours, et s'aiment, songent à s'épouser, s'épousent. La nouvelle s'en répand par toute la ville, et l'on publie que deux enfin ont eu cette personnes joie si rare de se marier à ce qu'elles aimaient. Émire l'apprend, et s'en désespère. Elle ressent tout son amour; elle recherche Euphrosine pour le seul plaisir de revoir Ctésiphon: mais ce jeune mari est encore l'amant de sa femme, et trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse: il ne voit dans Émire que l'amie d'une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le sommeil, et ne veut plus manger; elle s'affaiblit, son esprit s'égare, elle prend son frère pour Ctésiphon, et elle lui parle comme à un amant. Elle se détrompe, rougit de son égarement: elle retombe bientôt dans de plus grands, et n'en rougit plus : elle ne les connaît plus. Alors elle craint les hom mes, mais trop tard, c'est sa folie : elle a des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse de Smyrne, qui l'a vue si fière et si insensible, trouve que les dieux l'ont trop punie. CHAPITRE IV. Du Cœur. Il y a un goût dans la pure amitié, où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médio cres. L'amitié peut subsister entre des gens de différens sexes, exempte même de grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme; et réciproquement un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure: elle fait une classe à part. L'amour naît brusquement sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire se forme peu à peu, J avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main? Le temps, qui fortifie les amitiés, affaiblit l'amour. Tant que l'amour dure, il subsiste de soimême, et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloignement, par la jalousie. L'amitié au contraire a besoin de secours: elle périt faute de soins, de confiance, et de complaisance. Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite amitié. L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre. Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié; et celui qui est épuisé sur l'amitié n'a encore rien fait pour l'amour. L'amour commence par l'amour, et l'on ne saurait passer de la plus forte amitié qu'à un amour faible. Rien ne ressemble mieux à une vive amitié, 10 5 |