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le roi. Mais il avait des yeux et des oreilles, et fautil croire qu'il ne s'en soit jamais servi? On copie ses contemporains en dépit de soi-même, et les Romains ou les Grecs de Racine sont bien souvent des marquis beaux diseurs et d'agréables comtesses. Avec un peu de complaisance, on découvrirait dans La Fontaine des souvenirs qu'il avait et des intentions qu'il n'avait pas. Il n'eut qu'à regarder dans les portraits de Versailles cette démarche lente et fière, cet air de tête tranquille et commandant, pour comprendre ce que doit être un aigle ou un lion qui se respecte. Si le roi daigne parler à un courtisan, c'est avec une condescendance hautaine; encore n'est-ce que par hasard, « quand il a bien dîné. » Toutefois, lorsqu'on déroge ainsi à l'étiquette, on sent le besoin de s'excuser à ses propres yeux 1. On s'autorise de Jupiter. On peut bien « s'ennuyer, » puisque Jupiter s'ennuie, partant se désennuyer, admettre chez soi des bouffons, des plats-pieds, s'en distraire un moment, en rire, se laisser aduler, et même parfois consentir à les gratifier de quelque auguste sourire. Mais si le flatteur est maladroit, si, par exemple, il s'offre trop ouvertement pour « espion » et valet, comme le monarque rentre vite dans son dédain

1 Si le maître des dieux assez souvent s'ennuie, Lui qui gouverne l'univers,

J'en puis bien faire autrant, moi qu'on sait qui le sers.

superbe! il renvoie chez eux « ces espèces. » Il n'a que faire « de babillards à la cour. » Il les assomme tranquillement de leur vrai titre 1. Surnoms blessants, familiarités ironiques, insultes ouvertes, le roi trouve d'abord une provision complète de paroles amères; habitué à mépriser, il est habile à offenser, et fait aussi naturellement l'un que l'autre.

Quelquefois pourtant il s'humanise, et veut faire jouir ses sujets de sa majesté 2. Savez-vous pourquoi? C'est qu'il a bâillé. Un jour, ne sachant que faire, il a voulu passer une revue, et il a mandé ses vassaux de toute nature, « envoyant de tous côtés une circulaire avec son sceau. » Leur assemblée fera une belle « cour plénière, » et le roi, « un mois durant, » pourra se donner une représentation de

1

Ne quiltez pas votre séjour,

Caquet bon bec, ma mie; adieu, je n'ai que faire

D'une babillarde à ma cour.

2. Sa majesté lionne un jour voulut connaître De quelles nations le ciel l'avait fait maître.

Il manda donc par députés

Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture

Avec son sceau. L'édit portait

Qu'un mois durant le roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.

sa royauté. Il y aura « festin, ballet, » comédie, tout cela fait partie de la parade officielle. La vanité royale en a besoin; ne croyez pas que cette magnificence ait d'autres motifs. S'il est hospitalier, c'est par amour-propre, et tout à l'heure les conviés vont sentir sa griffe. « Les vices sont frères, » a dit La Fontaine. Orgueil et dureté vont bien ensemble. Quand l'escarbot fait sa prière si touchante, demande grâce pour Jean Lapin, offre de mourir avec lui 2, allègue qu'il est « son voisin, son compère, » la << princesse des oiseaux » se soucie peu de ces tendresses populacières. Ce n'était pas la peine de discuter avec de petites gens qui ont l'impertinence de vouloir vivre. Elle ne répond pas un mot et mange la pauvre bête. Quand le roi fait à quelqu'un l'honneur de lui parler, c'est d'un ton royal. S'il traite avec un adversaire, c'est en maître, et l'on dirait

1

Par ce trait de magnificence

Le prince à ses sujets étalait sa puissance.

2 Princesse des oiseaux, il vous est fort facile
D'enlever malgré moi ce pauvre malheureux;
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie,
Et, puisque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la-lui, de grâce, ou l'ôtez à tous deux :
C'est mon voisin, c'est mon compère.
L'oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l'aile l'escarbot,

L'étourdit, l'oblige à se taire,
Enlève Jean Lapin.

(La Fontaine, II, VIII.)

qu'il chasse un laquais. Il l'appelle « chétif insecte, excrément de la terre 1. » S'il s'adresse à un sujet, c'est en juge, et pour lui dénoncer son arrêt 2. « Chétif hôte des bois! » Ce mot « chétif » revient sans cesse. Du haut de sa puissance, il voit tous les êtres comme des vermisseaux. Il ne daignera pas les châtier de sa main.« Il n'appliquera pas ses sacrés ongles sur leurs membres profanes. » Ce serait trop d'honneur pour eux que de périr d'une si noble mort. Il tient en réserve une valetaille d'exécuteurs qui est bonne pour cet office. Même dans la colère il est toujours digne. Il n'oublie pas de donner à sa femme le titre d'usage; il est furieux en termes officiels et choisis; il ne se commettra jamais avec un insolent. Un roi offensé jette sa canne par la fenêtre, pour ne pas frapper l'audacieux et s'abaisser jusqu'à lui.

Quelquefois il redevient simple mortel, et s'en va chasser comme un hobereau. « C'est qu'il célèbre sa fête. » « Il s'est mis en tête de giboyer 3. » Gi

1 La Fontaine, II, Ix.

Chétif hôte des bois,

Tu ris! tu ne suis pas ces gémissantes voix !
Nous n'appliquerons pas sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles. Venez, loups;

Vengez la reine; immolez tous

Ce traître à ses augustes mânes.

3 Le roi des animaux se mit un jour en tête

De giboyer; il célébrait sa fête.

(La Fontaine, II, XIX.)

boyer! Ce mot de riche vénerie ainsi solennellement rejeté indique d'abord qui est le chasseur.

Le gibier du lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais bons et beaux sangliers, daims et cerfs bons et beaux.

Louis XIV était le plus grand mangeur de son royaume. Est-ce forcer la comparaison que de revoir dans l'ampleur de ces splendides épithètes le luxe des vastes dîners qu'il donnait à Versailles aux fêtes de l'Ile enchantée? Quant aux veneurs, ce

sont simples machines, et s'ils osent prétendre à quelque mérite, une raillerie brutale les remet à leur place.

Oui, reprit le lion, c'est bravement crié;
Si je ne connaissais ta personne et ta race,
J'en serais moi-même effrayé.

Le fond du personnage est un amour parfait de soimême. Peut-il en être autrement? Chacun semble s'oublier pour se donner à lui et l'adorer. « Tous les yeux, dit Louis XIV lui-même, sont fixés sur lui seul, et c'est à lui seul que s'adressent tous les vœux. Lui seul reçoit tous les respects, lui seul est l'objet de toutes les espérances. On ne poursuit, on n'attend, on ne fait rien que par lui seul. On regarde ses bonnes grâces comme la source de tous les biens; on ne croit s'élever qu'à mesure qu'on ap

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