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psychologiques? Nos lettres, comme notre religion et notre gouvernement, sont plutôt superposées qu'enracinées dans la nation. Toujours l'histoire de l'esprit gaulois est la même; s'il reste gaulois, il n'aboutit pas; s'il aboutit, il perd sa physionomie vraie. D'un côté sont les conteurs du moyen âge, Marot, Saint-Gelais, les buveurs, les malins, les chansonniers, qui restent au second rang; de l'autre côté sont les lettrés, Boileau, Racine, Rousseau, les théoriciens du seizième et du dix-neuvième siècle qui écrivent pour une classe et non pour la nation. Les uns sont restés au niveau du peuple, les autres n'ont plus rien de commun avec le peuple. Les uns ont avorté sur la souche natale, les autres se sont séparés de la souche natale. Trois ou quatre hommes tout au plus ont su se développer en restant gaulois; ce sont ceux qui, en prenant un genre gaulois, la chanson, le pamphlet, la farce, la comédie, l'ont élargi et relevé jusqu'à le faire entrer dans la grande littérature: Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire et peut-être quelquefois Béranger. Encore Béranger n'a-t-il qu'un style travaillé et factice. Rabelais est trop débordant et excentrique. Presque tous les vers de Voltaire, ceux qu'il estimait le plus, sont des parades officielles. Molière, trop pressé, forcé de se plier au ton convenable, gêné par l'alexandrin monotone, n'a pas toujours atteint le style naturel. La Fontaine est, je crois, le

seul en qui l'on trouve la parfaite union de la culture et de la nature, et en qui la greffe latine ait reçu et amélioré toute la séve de l'esprit gaulois.

Il va au delà de Marot, comme Béranger au delà de Collé, par le même travail et grâce aux mêmes ressources, ayant réformé son petit cadre d'après l'art ancien, et l'ayant rempli de toutes les grandes idées de son temps. Son parent Pintrel lui avait fait lire et relire Virgile, Homère, et aussi Quintilien, Horace et Térence. Il les préférait hautement aux modernes. << Art et guides, disait-il, tout est dans les ChampsÉlysées. » Il avait annoté presque à chaque page Platon et Plutarque, avec profit certainement, car la plupart de ses notes sont des maximes qu'on retrouve dans ses fables. Il est rempli de Virgile, il a traduit de lui des vers suaves et passionnés ; il parle comme lui des troupeaux « qui retranchent l'excès des moissons prodigues 1, » des boutons printaniers << frêle et douce espérance, avant-coureurs des biens que promet l'abondance. » Il entend par lui le sourd et voluptueux murmure qui sort de la campagne endormie. Il retrouve le grand sentiment de Lucrèce pour décrire « le temps où tout aime et pullule dans le monde, » et pour sentir la puissance et la fécondité de la nature immortelle. Il loue la volupté avec les mots d'Horace, et relève l'insou

1 « Luxuriem segelum tenera arepascit in herba. >>

ciance gauloise jusqu'à la dignité du paganisme ancien. Mais « son imitation n'est pas un esclavage.» « Il prend l'idée, » et la repense de façon à lui rendre l'âme une seconde fois. Il prend encore « le tour et les lois que jadis les maîtres suivaient eux-mêmes. » Avec leurs règles, il se fait un art. Il n'écrit pas au hasard avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers pas, et se corrige patiemment. On a retrouvé un de ses premiers jets, et l'on a vu1 que la fable achevée n'a gardé que deux vers de la fable ébauchée. Il avouait lui-même qu'il « fabriquait ses vers à force de temps. » Il n'atteignait l'air naturel que par le travail assidu. Il recommençait et raturait jusqu'à ce que son œuvre fût la copie exacte du modèle intérieur qu'il avait conçu. Il suivait un plan fixe, disposait toutes les parties de la composition d'après une idée maîtresse, transformait ses originaux, développait un point, en abrégeait un autre, proportionnait le tout. Quand on compare sa fable avec celle de Pilpay ou d'Ésope qui lui sert de matière, on s'aperçoit qu'il ne fait pas un seul changement sans une raison, que cette raison et les autres se tiennent entre elles, et qu'elles dépendent d'un principe, sinon exprimé, du moins senti. On tirerait de ses œuvres une poétique. Vous avez vu qu'on en

1 Le Renard, les Mouches et le Hérisson.

peut tirer une philosophie. C'est par cette réflexion supérieure que La Fontaine, comme Rabelais ou Voltaire, surpasse les purs Gaulois et sort de la foule des simples amuseurs. Toute grande œuvre littéraire contient un traité de la nature et des hommes, et il y en a un dans ces petites fables. La Fontaine, comme les plus doctes, s'intéresse aux hautes idées qu'on agite autour de lui, lit Platon, discute contre Descartes, raisonne sur la morale des jansénistes, goûte Epicure et Horace, écrit d'avance 1 << le Dieu des bonnes gens, » et propose une morale. Il est curieux, chercheur, amateur de conversations sérieuses. Vergier conte qu'il raisonne à l'infini, << qu'il parle de paix, de guerre, qu'il change en cent façons l'ordre de l'univers, que sans douter il propose mille doutes. » Voilà que ce bonhomme se trouve un spéculatif, et aussi un observateur. « Il ne faut pas juger les gens sur l'apparence. » Il a l'air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu'aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle. Vous voyez qu'il a tiré de ce siècle toutes les idées qu'il en pouvait prendre, et qu'il y a tout feuilleté, les livres et les

1 Voyez sa lettre à Saint-Évremond.

hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c'est-à-dire l'élégance et la politesse. Ce conteur de gaudrioles, au besoin, parlait comme les plus nobles. Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait vécu au milieu d'elle et savait comment on doit s'y tenir. Il avait le goût, la correction, la grâce. Il entretenait les dames avec des ménagements, des insinuations et des douceurs dont Boileau n'eut jamais l'idée. Ses vers à Mme de La Sablière, à Mme de Montespan, à Mme de Bouillon sont le chef-d'œuvre de la galanterie respectueuse ou de la tendresse délicate. Il flatte et il amuse, il caresse et il touche, il est naturel et il est mesuré. Il exagère juste à point, il s'arrête à temps au bord des déclarations, il atténue l'adulation par un sourire. Il esquive l'emphase par la naïveté et l'enthousiasme. On dit qu'il était gauche quand il parlait avec sa bouche; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.

II

Par quel étrange don a-t-il ainsi réuni les extrêmes? Un petit mot qu'on a déjà dit, qu'il faut

LA FONTAINE.

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