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CHAPITRE IV

L'ÉCRIVAIN (SUITE)

I

Il est rare en France de rencontrer un grand écrivain qui soit populaire. Ordinairement ceux qui sont populaires ne sont point grands, et ceux qui sont grands ne sont point populaires. La séparation est profonde chez nous entre la culture et la nature. Il y a eu toujours et il y a partout ici deux ordres d'hommes et de choses, selon que la nature gauloise ou la culture latine a prévalu. Nous n'avons qu'une civilisation artificielle, qui nous recouvre sans nous pénétrer : d'un côté, ceux qu'on nommait autrefois les lettrés, les nobles, et qu'on appelle aujourd'hui les Parisiens et les fonctionnaires; de l'autre côté, les bourgeois, les provinciaux, les

paysans. Depuis les Romains, une organisation savante, qui, deux fois brisée, s'est reformée plus solide, enserre dans ses cadres brillants une masse à demi brute, et reporte toute la civilisation sur le mince groupe d'hommes qu'elle attire au centre de son mouvement. Nous avons vu ce contraste sous les Césars, sous Charlemagne, sous les Valois, sous les Bourbons, et nous le voyons encore. Consultez les récits des voyageurs anglais qui ont visité la France sous Louis XIV et Louis XV 1. Une cour magnifique, des bâtiments somptueux, des académies, un superbe appareil d'armées, de vaisseaux, de routes, une administration toute-puissante, une petite élite de gens parés et polis. Par-dessous, un amas de paysans hâves qui grattent la terre infatigablement, qu'on recrute de force et par des chasses, qui mangent du pain de fougère, qui s'accrochent aux voitures des étrangers pour mendier un morceau de véritable pain. Par-dessous les fêtes et les broderies de Versailles, une populace d'affamés et de déguenillés. Parcourez aujourd'hui la France; si la Révolution a diminué les différences de fortune, la centralisation a augmenté les différences de culture: une seule cité maîtresse où fourmillent et pullulent les idées engorgées qui s'étouffent et se fécondent infatigablement par le travail et le mélange de toutes

1 Lady Montague, Locke, Addison, Arthur Young, etc.

les sciences et de toutes les inventions humaines; alentour, des villes de province inertes où des employés confinés dans leur bureau et des bourgeois relégués dans leur négoce vont le soir au café pour regarder une partie de billard et remuer des cartes grasses, bâillent sur un vieux journal, songent à dîner et digèrent sur des cancans; plus bas encore, des paysans qui ont pour bibliothèque un almanach, lequel est de trop bien souvent, puisque la moitié d'entre eux ne sait pas lire, qui votent en moutons, et trouvent que ce vote est une corvée, ignorants, apathiques, incapables d'entendre un mot aux intérêts de l'État et de l'Église, habitués à laisser leur conscience et leurs affaires aux mains des gens qui ont un habit de drap. Le grand lustre qui flamboie à Paris n'apparaît là-bas que comme une chandelle; toutes les lumières amoncelées au centre laissent le reste dans un demi-jour. La forme même de notre civilisation nous impose ce contraste; nous ne nous sommes développés qu'en nous disciplinant sous un gouvernement distinct du peuple, indépendant, qui absorbait toutes les idées et les forces, subsistait par sa propre énergie et nous donnait l'impulsion, au lieu de la recevoir de nous.

Cet état permanent des choses s'est peint dans les lettres d'une façon permanente. Combien y a-t-il de nos grands auteurs qui soient compris par le peuple? D'un bout à l'autre de notre histoire, la

même séparation reparaît. Les Ausone, les Fortunat, les Aper scandent des vers et des périodes bien latines; au-dessous d'eux le pauvre colon gaulois murmure tout bas une prière aux dieux de ses bois et de ses fontaines, et on ne l'aperçoit que par hasard dans un barbarisme dont s'amuse un auteur curieux. Le voilà enfin qui parle, quand il fait la langue vulgaire, dans les fabliaux, les mystères, les chansons de geste; mais toute cette littérature s'arrête au milieu de sa pousse; elle ne s'achève point; elle n'a point son Dante ou son Boccace; elle s'enfouit, s'efface de la mémoire des hommes; les écrivains du dix-septième siècle n'en savent que deux ou trois noms, et les derniers, Villon, Marot, la reine de Navarre; elle n'a été qu'un babil d'enfants malicieux et gentils. Au-dessus d'elle la culture latine a accaparé les idées générales qui pouvaient la nourrir et la développer; un petit peuple noir de théologiens et de disputeurs les a prises pour son apanage, et cet enclos ecclésiastique, en restant stérile, a imposé la stérilité au reste du champ. Nous avons une autre culture au seizième siècle, presque aussi factice; que nous a-t-elle donné, sinon une poésie emphatique et un théâtre de convention? Nul poëte national comme Shakspeare. Montaigne ne survit que pour les lettrés; le seul à demi populaire est Rabelais, à cause des gaudrioles. Voici enfin nos siècles classiques; les mots familiers s'effacent, la

langue s'ennoblit; le théâtre prend pour public et pour modèles les gens de salon et les seigneurs. C'est la littérature de Versailles. Aujourd'hui nous avons la littérature de Paris; la croyez-vous plus naturelle que l'autre? Au lieu d'un public de courtisans, vous avez un public de critiques. Les livres qu'on produit là ne pénètrent point dans le peuple; ils sont faits pour des curieux et des gourmets, non pour des âmes simples. Les drames de Victor Hugo et les romans de Balzac n'entreront pas plus dans les chaumières que les tragédies de Racine ou les portraits de La Bruyère. Paris, aujourd'hui, est comme Rome sous les Césars, ou Alexandrie sous les Ptolémées, un terreau puissant, étrangement composé de substances brûlantes, capable de produire des fruits extraordinaires, maladifs souvent, enivrants parfois, mais que le sol natal ne revendique pas. En Allemagne, une servante, le dimanche, lit Schiller et l'entend; maintes fois vous rencontrez un piano dans une arrière-boutique; les mineurs flamands, leur ouvrage achevé, chantent en parties; partout en pays protestant la Bible, du moins, est lue et même sentie par le peuple. Chez nous quelques récits militaires, des chansons grivoises, çà et là dans les provinces reculées une légende locale. Hors les Parisiens et les cosmopolites, qui est-ce qui goûte notre littérature, notre peinture, notre musique, si travaillées, si savantes, si

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