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va déclamer son poëte à l'écart. Quand Platon l'eût pris, désormais à table il ne voulait plus parler que de Platon. On se rappelle le jour où, par hasard, ayant lu Baruch, il aborda tout le monde avec ce nom sur les lèvres. Lorsqu'il cause, il suit son idée avec une préoccupation si grande, qu'il n'entend pas Boileau tout à côté de lui qui l'injurie pour s'amuser. Il a beau dire aux dames des galanteries convenues; l'adoration perce sous les oripeaux mythologiques; il est heureux de les louer; pour lui, elles sont vraiment déesses; un sourire de leurs lèvres roses le comble et l'enchante. Il rêve toute une nuit de la princesse de Conti qu'il vient de voir parée et prête à partir pour le bal:

L'herbe l'aurait portée, une fleur n'aurait pas

Reçu l'empreinte de ses pas......

Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs 1;
Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,

Les champs se vêtiront de roses.

L'illusion le prend, sa raison s'en va, les choses se transfigurent, une lumière divine se répand sur le monde, le vieux moqueur atteint l'accent, le ravissement de Platon et de Virgile. C'est parmi ces émotions qu'il faut le voir si on veut le connaître. Elles sont tout ce qu'il y a de beau et de bon dans l'homme. Peu importe leur source : une grande

1 A la duchesse de Bouillon.

conception, une noble action peut les soulever aussi bien qu'un élan d'amour; mais celui-là n'a pas vécu qui ne les a pas eues. Nous mangeons, nous dormons, nous songeons à gagner un peu de considération et d'argent; nous nous amusons platement, notre train de vie est tout mesquin, quand il n'est pas animal; arrivés au terme, si nous repassions en esprit toutes nos journées, combien en trouverions-nous où nous ayons eu pendant une heure, pendant une minute, le sentiment dudivin? Et ce sont pourtant ces heures si clair-semées qui donnent un prix à notre vie. Une grosse toile vulgaire, uniforme, sur laquelle de loin en loin on aperçoit une belle fleur délicatement peinte, voilà l'image de notre condition; celui-là seul est à envier qui peut montrer sur sa trame beaucoup de fleurs pareilles. Ni l'extérieur, ni le rang, ni la fortune, ni la conduite ou le caractère visible ne font l'homme; mais le sentiment intérieur et habituel. Il peut être pauvre, maladroit, négligent, sensuel. Il peut prêter à la moquerie, être la risée des sages, « effaroucher les jeunes filles : » ces apparences n'y font rien; il a peut-être eu plus de bonheur, il est peut-être plus digne d'admiration que le personnage le plus correct et le plus éclatant. C'est par ce côté et dans ce fond intime qu'il faut regarder La Fontaine. C'est par là que la vie d'un poëte vaut quelque chose. Celui-ci s'est donné sans cesse le

concert que ses vers nous offrent encore. Il a erré parmi des milliers de sentiments fins, gais et tendres; son cœur lui a fourni une fête, la plus piquante, la plus gracieuse, toute nuancée de rêveries voluptueuses, de sourires malins, d'adorations fugitives. Il s'est promené à travers tous les sentiments humains, quelquefois parmi les plus nobles, d'ordinaire parmi les plus doux. En ce moment, on n'aperçoit plus sa basse condition, ses mœurs irrégulières; bien des gens ne changeraient pas son cœur ni sa vie contre le cœur ou la vie du grand roi.

CHAPITRE III

L'ÉCRIVAIN

I

Il est amusant de voir combien l'esprit gaulois chez La Fontaine a eu de peine à se dégager du courant public qui l'emmenait ailleurs. Le goût régnant portait les gens du côté du bel esprit, de l'éloquence, des règles classiques, de l'imitation latine; il y cède vingt fois, mais toujours il revient à lui-même. Dans ce pays artificiel et correct, il n'est pas à son aise; il y va parce qu'on l'y mène, parce qu'il est convenable d'y aller; mais il y est gêné et n'y profite point.

C'est pour cela sans doute qu'il écrivit si tard. Il se cherchait, et, faute de chercher où il fallait, il ne se trouvait pas. Il essayait d'arranger l'Eunuque de

Térence, et flottait assez maladroitement entre deux genres, sans atteindre la fidélité d'une traduction ni l'intérêt d'une imitation. Ensuite il se guinda de tout son effort pour composer une bonne fiction mythologique à l'éloge de Vaux; il expliquait sa fiction dans une préface, tout au long, avec des précautions qui auraient fait honncur aux pédagogues Bossu et Rapin. Pendant trois ans il travailla et retravailla cette malheureuse fiction qui est un plaidoyer entre les déesses du jardinage, de la peinture, de l'architecture et de la poésic, et n'en tira pas grand'chose. Plus tard, quand il imite la Psyché d'Apulée, il n'atteint qu'un style faux, à demi naïf et à demi fade. Sa gaieté et sa galanterie percent à travers le masque antique, mais timidement, sans oser se montrer, avec toutes sortes d'incertitudes et de disparates. Son roman est une pastorale de courtisans modernes habillés à la grecque, occupés à disserter longuement, à rire froidement et à sourire mignardement. Psyché était trop déesse pour être à sa place entre les mains de La Fontaine ; il n'ose être familier avec elle; quant à être grave et respectueux, c'est ce qu'on ne lui demandera jamais. Son Adonis n'est guère moins terne; il ne faut pas le lire quand on a contemplé la sensualité ardente, la couleur tourmentée et magnifique qui éclatent dans celui de Shakspeare. La Fontaine n'est que gracieux, galant; il fléchit sous le poids

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