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l'unité de la cause, qui intéresse comme un être vivant, et qui instruit comme un raisonnement, est la fable de La Fontaine.

Le singe avec le léopard

Gagnaient de l'argent à la foire;

Ils affichaient chacun à part.

L'un d'eux disait : « Messieurs, mon mérite et ma gloire Sont connus en bon lieu; le roi m'a voulu voir,

Et si je meurs, il veut avoir

Un manchon de ma peau, tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, et mouchetée. »

La bigarrure plaît: partant, chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le singe de sa part disait : « Venez, de grâce,
Venez, messieurs, je fais cent tours de passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
Mon voisin Léopard l'a sur soi seulement;
Moi, je l'ai dans l'esprit. Votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,

Singe du pape en son vivant,

Tout fraîchement en cette ville

Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler :
Car il parle, on l'entend; il sait danser, baller,
Faire des tours de toute sorte,

Passer en des cerceaux; et le tout, pour six blancs.
Non, messieurs, pour un sou. Si vous n'êtes contents
Nous rendrons à chacun son argent à la porte. »

Le singe avait raison : ce n'est pas dans l'habit
Que la diversité me plaît, c'est dans l'esprit.

L'une fournit toujours des choses agréables,

L'autre en moins d'un moment lasse les regardants. Combien de grands seigneurs, au léopard semblables, N'ont que l'habit pour tous talents 1!

Ce même sujet trois fois raconté distingue les trois sortes de fables. Les unes, lourdes, doctes, sentencieuses, vont, lentement et d'un pas régulier, se ranger au bout de la morale d'Aristote, pour y reposer sous la garde d'Ésope. Les autres, enfantines, naïves et traînantes, bégayent et babillent d'un ton monotone dans les conteurs inconnus du moyen âge. Les autres, enfin, légères, ailées, poétiques, s'envolent, comme cet essaim d'abeilles qui s'arrêta sur la bouche de Platon endormi, et qu'un Grec aurait vu se poser sur les lèvres souriantes de La Fontaine.

1 La Fontaine, IX, III.

CONCLUSION

J'ai voulu montrer la formation complète d'une œuvre poétique et chercher par un exemple en quoi consiste le beau et comment il naît.

Une race se rencontre ayant reçu son caractère du climat, du sol, des aliments, et des grands événements qu'elle a subis à son origine. Ce caractère l'approprie et la réduit à la culture d'un certain esprit comme à la conception d'une certaine beauté. C'est là le terrain national, très-bon pour certaines plantes, mais très-mauvais pour d'autres, incapable de mener à bien les graines du pays voisin, mais capable de donner aux siennes une séve exquise et une floraison parfaite, lorsque le cours des siècles amène la température dont elles ont besoin. Ainsi sont nés La Fontaine en France au dix-septième

siècle, Shakspeare en Angleterre pendant la Renaissance, Goethe en Allemagne de nos jours.

Car le génie n'est rien qu'une puissance développée, et nulle puissance ne peut se développer tout entière, sinon dans le pays où elle se rencontre naturellement et chez tous, où l'éducation la nourrit, où l'exemple la fortifie, où le caractère la soutient, où le public la provoque. Aussi plus elle est grande, plus ses causes sont grandes; la hauteur de l'arbre indique la profondeur des racines. Plus un poëte est parfait, plus il est national. Plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa race. Il a fallu la finesse, la sobriété, la gaieté, la malice gauloise, l'élégance, l'art et l'éducation du dix-septième siècle pour produire un La Fontaine. Il a fallu la vue intérieure des caractères, la précision, l'énergie, la tristesse anglaise, la fougue, l'imagination, le paganisme de la Renaissance pour produire un Shakspeare. Il a fallu la profondeur, la philosophie, la science, l'universalité, la critique, le panthéisme de l'Allemagne et du dix-neuvième siècle pour produire un Goethe. Par cette correspondance entre l'oeuvre, le pays et le siècle, un grand artiste est un homme public. C'est par elle qu'on peut le mesurer et lui donner son rang. C'est par elle qu'il plaît à plus ou moins d'hommes et que son œuvre reste vivante pendant un temps plus ou moins long. En sorte qu'on doit le consi

dérer comme le représentant et l'abrégé d'un esprit duquel il reçoit sa dignité et sa nature. Si cet esprit n'est qu'une mode, et règne seulement quelques années, l'écrivain est un Voiture. Si cet esprit est une forme littéraire et gouverne un âge entier, l'écrivain est un Racine. Si cet esprit est le fond même de la race, et reparaît à chaque siècle, l'écrivain est un La Fontaine. Selon que cet esprit est passager, séculaire, éternel, l'œuvre est passagère, séculaire, éternelle, et l'on exprimera bien le génie poétique, sa dignité, sa formation et son origine en disant qu'il est un résumé.

C'est qu'il fait des résumés, et les meilleurs de tous. En cela, les poëtes sont plus heureux que les autres grands hommes. Sans doute un philosophe comme Hobbes ou Descartes, un érudit comme Henri Étienne, un savant comme Cuvier ou Newton résument à leur façon le large domaine qu'ils se sont choisi; mais ils n'ont que des facultés restreintes; d'ailleurs ils sont spéciaux, et ce champ où ils se retirent ne touche que par un coin la promenade publique où circulent tous les esprits. L'artiste seul prend cette promenade pour domaine, la prend tout entière, et se trouve muni, pour la reproduire, d'instruments que nul ne possède; en sorte que sa copie est la plus fidèle, en même temps qu'elle est la plus complète. Car il est à la fois philosophe et peintre, et il ne nous montre jamais les causes générales

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