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tion si vraie et si intime 1. Nulle part elle n'a un élan si prompt et des ménagements si doux. Il donna à ses amis, à Pintrel, à Maucroix, le seul bien qu'il eût, tout ce qu'il pouvait donner, c'està-dire son temps et sa gloire, traduisant des vers pour eux, mettant son nom à côté du leur pour qu'on lût leurs ouvrages. Quand il se convertit, le point qui le heurtait le plus c'était l'éternité des peines : « Il ne comprenait pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté de Dieu. » Il jugeait Dieu d'après lui-même; ce n'était pas là une si grande injure, et sa garde n'avait point tort de dire « que Dieu n'aurait jamais le courage de le damner. »

III

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On voit bien déjà, par les excès et les singularités de ses qualités et de ses fautes, que, sans quitter le caractère gaulois, il le dépassa. C'est qu'il était poëte. Je crois que, de tous les Français, c'est lui qui le plus véritablement l'a été. Plus que personne, il en a eu les deux grands traits, la faculté d'oublier le monde réel, et celle de vivre dans le monde idéal, le don de ne pas voir les choses positives, et celui

1 Les deux Amis, le Corbeau, le Rat et la Gazelle.

de suivre intérieurement ses beaux songes. Si vous regardez sa conduite, il a l'air d'un enfant distrait qui se heurte aux hommes. On l'appelle « le bonhomme. » En conversation, il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, « rêve à toute autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve. » Il paraît « lourd, stupide. » Il ressemble à « un idiot, » ne sait raconter ce qu'il vient de voir, et, « de sa vie, n'a fait à propos une démarche pour lui-même 1. » Sa sincérité est naïve; il pense tout haut, montre aux gens qu'ils l'ennuient. Il est crédule jusqu'au bout, et, de son propre aveu, toujours le même « enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours. » Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller; c'est la pure nature. Tout jeune, il avait reçu de son père un message d'où dépendait le gain d'un procès; il sort, rencontre des amis, va avec eux à la comédie, et ne se souvient que le lendemain du message et du procès. C'est à peu près de cette façon qu'il a toujours entendu ses intérêts. A vingt-six ans on lui donne une femme et une charge; il se laisse faire, et tout doucement se détache de l'une et de l'autre, s'en va à Paris surveiller les eaux et forêts de la Champagne, et ne se souvient plus qu'il est marié. Sitôt que M. de Harlay se fut chargé de

1 D'Olivet, La Bruyère, L. Racine. Voir pour tous les détails, l'excellente vie de La Fontaine par M. Walkenaër.

son fils, il cessa de s'en inquiéter. Ces sortes d'esprits ont ce don d'oublier tout de suite les choses qui les ennuient. Un jour même il salua son fils sans le reconnaître; quelqu'un s'en étonna; il répondit « qu'il croyait en effet avoir vu ce jeune homme quelque part. » Il n'est pas besoin de dire qu'il fut médiocre économe; son administration se réduisit à un voyage qu'il faisait tous les ans à Château-Thierry pour vendre une pièce de terre dont il mangeait l'argent à Paris. A Paris, il fit comme ailleurs, il se laissa vivre. D'autres prenaient soin de lui. Fouquet lui donna une pension de mille francs. Plus tard, Mme de La Sablière le recueillit, lui épargna tous les tracas de la vie, le garda vingt ans. Quand elle mourut, M. d'Hervart vint le trouver et le pria de loger chez lui : « J'y allais, » dit La Fontaine. Mot admirable de candeur et d'abandon. Il se donnait à ses amis, sentant bien qu'il ne pouvait pourvoir à lui-même. Mme d'Hervart, jeune et charmante, veilla à tout, jusqu'à ses vêtements, prit soin, sans qu'il s'en doutât, de remplacer ses habits usés ou tachés, fut pour lui une mère, mieux encore, une maman. Ses autres amis faisaient de même. On le régentait, on le sermonnait « sur ses mœurs, sur sa dépense; » on sollicitait pour lui, on obtenait des secours du prince du Conti, du duc de Bourgogne; on l'envoyait à Château-Thierry pour le réconcilier avec sa femme. Il y allait, la

LA FONTAINE.

3

trouvait hors du logis, et reprenait le coche sans l'avoir vue, alléguant pour excuse qu'elle était à vêpres. D'autres fois il faisait la sourde oreille, ou bien promettait de ne plus pécher, sauf à retomber le jour d'après. Chez lui, la partie prévoyante et commandante qui proportionne et règle nos actions était absente. Il ne s'appartenait pas, ne souhaitait pas s'appartenir. Il souffre qu'on le gronde et qu'on le mène. Il ne s'excuse pas, il ne dissimule rien, il n'a pas de vanité; au contraire, il est le premier à s'accuser. Mme de La Sablière disait « qu'il ne mentait jamais en prose; » ajoutez qu'en vers non plus il ne ment jamais. Il avoue ingénument ses fautes, son désordre, les brèches qu'il a faites à la foi conjugale, l'emploi scabreux qu'il donnera aux libéralités de Vendôme. Il pense tout haut, il vit à cœur ouvert devant les contemporains, devant ses lecteurs. Tout ce que l'éducation et la réflexion impriment en nous a glissé sur lui. Il est resté primitif; pendant que les autres se polissaient et se querellaient, il a rêvé; il n'a vu tant d'intrigues et de splendeurs passer devant lui que comme un spectacle. Ses yeux ont assisté à la comédie du siècle, son cœur n'y a point pris part. C'est que son esprit était ailleurs.

Il était dans ce monde charmant où les hommes sensés n'entrent jamais, qui n'est ouvert qu'aux simples d'esprit, aux gens un peu fous, aux rêveurs. Il n'avait pas besoin de se guinder pour y monter.

Il s'y trouvait tout porté et de naissance. C'est cette faculté qui transformait et embellissait en lui toutes les autres; c'est elle qui, prenant la sensualité, la moquerie, la gaieté, toutes les inclinations gauloises, les rendait innocentes et charmantes; c'est elle qui écartait de lui la médiocrité, la sécheresse, la vanité et l'affectation, qui ordinairement gâtent notre genre d'esprit. Il était enthousiaste. Il oubliait tout de suite le vrai caractère des choses, et les voyait telles qu'il se les figurait. Il s'oubliait lui-même, il s'enfonçait si bien dans ses personnages fictifs, qu'il s'intéressait à eux, leur parlait, revenait à eux comme à d'anciens amis, leur donnait une place dans sa vie, s'effaçait devant eux, et mettait au jour de véritables êtres. Vis-à-vis des personnages réels, il se perdait dans l'admiration et dans la louange, élevait les gens jusqu'au ciel, les y installait à demeure. << Savez-vous bien que, pour peu que j'aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle? Dès que j'ai un grain d'amour, je ne manque pas d'y mêler tout ce qu'il y a d'encens dans mon magasin. » En toutes choses il exagérait, et sincèrement. Il se prenait tout d'un coup et se donnait sans réserve. A vingt ans, la lecture de quelques livres pieux l'avait jeté au séminaire. Deux ans après, la lecture d'une ode de Malherbe le ravit; il ne lit plus autre chose, il passe les nuits à l'apprendre par cœur, il

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